Ordet

 

Un métrage, une image : Manon des sources (1952)

Pagnol apôtre de la (bonne) parole : au-delà des dialogues, des monologues, Manon des sources, sous-titres en prime, se structure donc autour de dix (dits) gros blocs verbaux, une discussion, une « malédiction », un récit, un « procès », un « discours », un « rapport », un « sermon », un « conseil de guerre », un « testament », une réunion. Le verbe se met en scène, donne à dire et ressentir le passé, l’impensé, le non prononcé, tandis que la surimpression, à l’unisson, presque d’insolation, ranime la famille de Florette, ses quatre spectres. Mélodrame moral de « crime collectif », par conséquent de culpabilité partagée, y compris par les « victimes jamais complètement innocentes », le diptyque pragmatique, doté d’un instit ironique, de l’esprit et du style de son auteur majeur emblématique, (re)connaît ses classiques, d’Œdipe à Électre, de Judas aux Rois mages, la bosse du disparu elle-même en rime et reprise de celle du bossu de Naïs (1945). Si « l’eau des collines », des convoitises, autrefois faillit, aujourd’hui se tarit, durant la commémorative cérémonie, le débit des individus ne ralentit ni ne cesse un instant, le flux et le reflux des mots, des maux, ne fait à aucun moment défaut. Ici, seuls les animaux se taisent, crapaud crevé, chèvres allègres, âne de « Gitane », et le dernier leur revient. Qui ne dit mot consent, mon enfant, les secrets, sus de certains, soupçonnés de tous, finissent par être enfin formulés, afin du chœur personnalisé le cœur « purifier », affirme à raison le curé. L’impureté exposée puis rédimée importe plus à Pagnol et à son porte-parole que la « vendetta » vouée aux fadas, rêve de ruine et de déprime, passion triste, colérique et « diabolique ». Ce « charmant village d’abrutis », où se déroule, dédoublée, racontée en ricochet, « une bien belle et bien étrange histoire », humain et humaniste miroir, ressemble ainsi à une certaine France de résistance et de souffrance, de silence et de confidence. Peu de temps avant (Panique, 1946), le dégoûté Duvivier, revenu et mal vu, la portraiturait selon son impitoyable point de vue, à transformer la faute provençale en omission infinitésimale, la « perfidie des femmes » en inoffensive engueulade. Moins amer, davantage charitable, Pagnol prône le pardon, la réparation, la corde et la concorde. Au contraire du simulacre scolaire de Berri (1986), Marcel ne cède la comédie à la tragédie, congédie Verdi, Bizet adoubé, tisse le brutal au trivial. L’aveuglement, la surdité, au propre, au figuré, s’avèrent en sourdine sexués, « toutes les femmes, il faudrait les mettre en prison », pontifie le mateur fumeur (sus)pendu par son pantalon. Menottée, humiliée, mise en accusation, la magnanime (sublime Jacqueline) et « miraculeuse » Manon demeure une némésis munie de malice, une « salope » insoumise, une jeune femme virginale, désorientée en raison de son premier baiser. Ugolin, « le plus salaud de tous », bouc émissaire solidaire de l’héritière, à relative pauvreté, in extremis argentée, jadis rendu quasi cinglé par une ado dénudée de treize années, Polanski dut soupirer, pantin du publiquement détestable et détesté Papet, Bête que bouleverse la Belle, dissimule à demi une grandeur sincère et suicidaire. La leçon de réalisation, d’interprétation, se fiche de la psychologie, de la psychiatrie, l’homme amoureux, heureux ou malheureux, ne « commande » à la dame pas si sans merci, elle ne lui « obéit », en dépit de la prédiction accomplie à proximité des Pichauris. Le chef-d’œuvre solaire et solitaire, ensuite littéraire, s’achève à contre-jour, à deux au creux de la claire obscurité de l’amour, fin un brin fordienne de porte-fenêtre sur la nuit, l’avenir, ouverte et offerte. « Il n’y aura pas besoin de parler », en effet, tacite accord du langage du corps, des « étoilés », éloquents mais muets…      

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