Une femme disparaît : Trains étroitement surveillés
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre d’Alfred
Hitchcock.
Hitch et les trains, histoire
ancienne, on s’en souvient, puisque le fils de grossiste, selon Spoto,
s’auto-récitait des itinéraires ferroviaires. Inutile de revenir ici sur ce
motif méta, déjà traité par votre serviteur. Fastidieux aussi de développer les
correspondances, vocable adéquat, de Une femme disparaît (1938) avec L’Ombre
d’un doute (1943), L’Inconnu du Nord-Express (1951), La
Mort aux trousses (1959), trilogie sur rails, ses échos avec Rebecca
(1940), La Corde (1948), Le Rideau déchiré (1966), cf. la
baronne arrogante, la malle mortelle, la rouste à trois, voilà, voilà. Plus
amusant, à défaut de pertinent, n’omettons pas de remémorer que Vanessa
Redgrave imitera son papa Michael selon Mission impossible (1996), De
Palma dut s’en délecter. Sinon, le film cartographie une utopie cosmopolite, une
patrie polyglotte qui n’existe pas, toute ressemblance avec l’Allemagne nazie
tout sauf fortuite, of course,
Bandrika comme un brouillon de la Tomenia de Chaplin (Le Dictateur, 1940). Bien
sûr, les mauvaises langues politisées pourront reprocher à Hitchcock d’accoucher
d’un petit traité urgent sur l’engagement, certes déguisé en divertissement à
succès, alors que lui-même s’apprête à prendre la poudre d’escampette, à se la
couler douce à Hollywood, merci à Selznick. Ou de mélanger Doyle, sketch inclus, au Hammett de L’Introuvable,
paru en 1934, le tandem de
scénaristes Sidney Gilliat & Frank Launder adaptant autant un roman modifié
qu’une légende urbaine parisienne, paraît-il. Tel quel, retouché, terminé,
après un faux départ de tournage in situ
à l’Est, ce métrage à la fois distrayant et décevant réjouira maintenant les
théoriciens du complot, les adeptes de la parano, les usagers usagés, voire
ulcérés, par les tarifs de la SNCF, compagnie collaboratrice, direction
Auschwitz, n’en déplaise aux résistants de René Clément (Bataille du rail, 1946).
Cocktail de
maquettes à la Un flic (Melville, 1972), de transparences stimulantes, mélange
de comédie sentimentale à l’américaine, je te déteste d’abord, je t’épouse
ensuite, de satire très britannique, couple de mecs fans de cricket compris,
un pyjama pour deux, tant mieux, dans
le même lit, oh oui, mon ami, Une femme disparaît dépeint son
époque, fait joujou avec sa loco de studio, se fout de la neurologie jolie,
jadis propice à pontifier sur l’hystérie, valorise la malheureuse receveuse de
pot de fleur, véritable et active héroïne lucide, réponse par avance à la
misogynie implicite de Vertigo (1958), notez que Kathleen
Tremaine, servante amène, actrice éphémère, anticipe/rappelle le physique de
Kim Novak. Entre une avalanche hors-champ, prononcée via un French accent, et
une session de danse folklorique, préservons le patrimoine, dommage pour le
tapage nocturne, pour la riche touriste oisive sise au-dessous, promise à
épouser un inconnu malvenu ; entre une senior
se piquant d’espionnage et un chanteur de sérénade étranglé par un séide de
Nosferatu ; entre des amants menteurs et un patronyme de tunnel ; entre
un magicien italien assez crétin et un patient emmitouflé en mode momie ; entre
une nonne patriotique, à talons, érotisme religieux à rendre raide Buñuel, et
un soldat local formé à Oxford ; entre un siège de western et une mélodie à la David Lean, ou la musique à message,
réécoutez Doris Day dans L’Homme qui en savait trop (1956),
la première version (1934) d’ailleurs en rime, au niveau du décor alpestre,
avec The Lady Vanishes ; entre une forêt revue dans North by Northwest et un
bureau ministériel orné d’un piano, de la survivante bien portante,
accueillante, le spectateur ne s’ennuie pas une seconde, pourtant il ne se
passionne, hélas, jamais.
L’authenticité des personnages louée
par James Stewart à l’occasion de Sueurs froides, due au travail de rewriting de Samuel Taylor, on l’attend
encore, on sourit sans frémir à cette valse des pantins au bord du rien, voyage
immobile dont l’issue bienheureuse, même l’ecclésiastique, blessée, s’en sort,
ne surprend personne. Avant – Les 39 Marches (1935), Quatre
de l’espionnage (1936), Agent secret (idem) – ou après – Correspondant 17 (1940), Cinquième Colonne (1942) –, le cinéaste sut davantage réussir des histoires
d’espions, par conséquent de faux-semblants, pirandelliens ou point, et le
trouble d’Iris ne saurait rivaliser avec celui du christique Christopher (Le
Faux Coupable, 1956), le chœur en huis clos, l’inverse, avec celui de Lifeboat
(1944), le triangle moral, plutôt que sentimental, avec celui des Enchaînés
(1946). Néanmoins, malgré ses limites, Une femme disparaît ne manque pas
d’attraits, porté par un casting
exemplaire, éclairé ad hoc par le
fidèle Jack Cox (Le Masque de cuir, 1927, Champagne, 1928, Mary,
1931). Miss Froy, pas Freud, déclare
à un moment qu’il faut savoir se garder de juger un pays sur sa politique.
Justement si, et le cinéma aussi. Délesté de l’œcuménisme kolossal de Charlie
en sosie à moustache, au micro, qui signera, en 1947, son titre le plus
hitchcockien, on renvoie vers Monsieur Verdoux, biopic hérétique de Landru suggéré par
Welles, Hitch pèche un peu par légèreté, par précipitation, coda expédiée
fissa, in extremis, on se fiche de
l’adversaire armé, pas vrai ? Demeure une forme majeure, presque capable
de transcender un film mineur, au moins de matérialiser un regard au rasoir,
rythmé sans notes narratives, admirateur de l’expressionnisme et toutefois
rétif à une quelconque « psychologie des profondeurs », même parmi le
blagueur La Maison du docteur Edwardes (1945) et sa psychanalyse de
collection Pour les Nuls, pléonasme,
même lors du didactique monologue-épilogue de Psychose (1960), comédie noirissime
à base de complexe dit d’Œdipe carabiné, au générique rayé mimétique des uniformes fatals.
Évidemment, comparé au catastrophique
L’Étau
(1969), The Lady Vanishes vole largement plus haut, bénéficie d’un
équilibre ludique et d’un élan constant. Cela ne suffit pas à en faire un
chef-d’œuvre négligé, oublié, restauré, ressuscité. Ceci le hisse à la hauteur
d’une œuvre vive et inoffensive, d’une fable qui choisit, pourquoi pas, la
solidarité au détriment de l’embrigadement, la voie vers le salut au lieu du
point de non-retour de la Shoah, la romance en autarcie au dépens des crimes de
l’antisémitisme, actif en Germanie depuis les élections de 1933. En 1946,
millésime du Criminel, Orson dialogue avec Shadow of a Doubt, ose
unir la fiction au documentaire, mettre en abyme l’abîme indicible, peut-être
irreprésentable, râlait Lanzmann, de l’imagerie des camps d’extermination.
Autres temps, autres mœurs et plus vraiment le cœur à rire, à se réunir, à
combattre ensemble un ennemi démasqué, à la rassurante altérité. À la fin, Franz
Kindler, alias l’insoupçonnable
professeur Charles Rankin, s’empale sur l’une des statues du beffroi, à minuit,
rend fou le mécanisme de l’horloge, relit le final de Frankenstein (James Whale,
1931) et son romantisme noir de bouc émissaire pour les masses populaires, file
itou le vertige à la Vertigo. Ce temps déréglé, désespéré,
scellé à la Tarkovski, on persiste à y patauger, au cinéma, au-delà, loin du
train au fond serein, lumineux, généreux, de Une femme disparaît.
Faut-il monter à bord, déchirer son ticket,
démocratiser la destination, prendre le contrôle de la locomotive molto loco, à
l’instar de la communauté marxiste du Snowpiercer, le Transperceneige
(Bong Joon-ho, 2013) ? Questions ouvertes, trajets d’aujourd’hui, récits
de l’année prochaine, disons si Dieu le veut, le cinéphile s’en soucie, le
démagogique congédie l’hypnagogique, les gares n’égarent...
Commentaires
Enregistrer un commentaire