Le Bal : France société anonyme


Une Valse dans les ténèbres à la William Irish ? Un requiem amène, anémié.


Ici, au sein de ce huis clos Art déco, Ettore Scola semble se prendre pour Luchino Visconti ou Michael Cimino, étendre sur la durée d’un film entier les mémorables séquences dansées du Guépard (1963), de Voyage au bout de l’enfer (1978) ou La Porte du paradis (1980). Il s’agit, à nouveau, d’une Journée particulière (1977), cette fois située en soirée, rideaux tirés, à la théâtralité assumée, la caméra d’abord quatrième mur puis miroir. Les grandes glaces narcissiques où se mirent, drolatiques, les danseuses, les danseurs, ne servent plus à figurer un désir et une identité démultipliés, comme par exemple chez Tinto Brass (La Clé, 1983 ou Paprika, 1991), ils montrent et démontrent la dimension méta d’un dispositif scénique, chronologique. Le réalisateur rejoue en mineur la nostalgie réflexive de Nous nous sommes tant aimés (1974), il met en scène, en dramaturge, une imagerie, une mémoire, il fait s’enlacer les histoires et l’Histoire. Jamais historien, moins encore sociologue, Scola stylise, s’intéresse, au bord de la sémiologie, aux reflets d’une société donnée, dédoublée, cf. les correspondances certaines, certes à nuancer, entre la France et l’Italie, durant cinq décennies. Sur la scène du monde shakespearienne se déroule une série de scènes sociales, socialisées, rituelles, ritualisées. Au royaume des regards directs et réfractés se place et déplace un pas de deux de trépassés, à chaque fin de tableau vivant, dansant, fichés dans l’immobilité sidérée d’une photographie en noir et blanc, instantané inquiétant. Ces spectres alertes, amusants, émouvants, pas si Sales, affreux et méchants (1976), quoique, nous avisent sans pouvoir nous voir, nous rappellent, bien sûr, les fantômes de Shining (Stanley Kubrick, 1980), autre odyssée sise en vase clos, en partie historique, surtout cérébrale, architecturale, achevée sur un cliché truqué du passé, le contemporain Jack Nicholson inclus parmi une foule d’autrefois.



Ils retrouvent ainsi le filigrane fantastique et choral de La Plus Belle Soirée de ma vie (1972). Dans Le Bal (1983), on croise un sosie de Jean Gabin période Julien Duvivier, on reconnait des doublures de Ginger Rogers & Fred Astaire, couple déjà ressuscité-relooké par le duo Giulietta Masina & Marcello Mastroianni selon Federico Fellini (Ginger et Fred, 1986). Le vrai-faux Pépé le Moko s’accompagne d’une sirène maritime, effet acoustique évocateur, tandis que la Seconde Guerre mondiale se déploie hors-champ, suggérée par le sonore, mimée par les comédiens : importance du son, donc, élément concret, abstrait, déposé sur la tapisserie des morceaux et des chansons tissés ensemble par Wladimir (sic) Cosma, arrangeur remarquable, en sus compositeur d’un leitmotiv mélancolique, flanqué pour l’occasion de son confrère Armando Trovajoli réinventé en conseiller. Scénariste du Fanfaron (Dino Risi, 1962), Scola s’entoure des fidèles Ruggero Maccari & Furio Scarpelli pour délocaliser à Cinecittà un spectacle musical indépendant, réussissant, de Jean-Claude Penchenat et la troupe parisienne, banlieusarde, amateur, du Théâtre du Campagnol, les transalpines Rossana Di Lorenzo & Monica Scattini en renfort professionnel, à l’instar de Marc Berman, Méphisto collabo issu à son tour des travaux du Théâtre du Soleil. Exit sa crise cardiaque, le voici à répéter, à diriger, à collaborer avec le chorégraphe Charles D’Déé, décédé la même année que le cinéaste, en 2016. Luciano Riceri élabore un décor de couloir, prolongé par des toilettes suspectes, où se suicider, où ratonner. Ricardo Aronovitch éclaire tel un rêve éveillé, le premier segment, imitation de noir et blanc, à peine égayé par du rouge atténué, présage du Petit Chaperon de La Liste de Schindler (Steven Spielberg, 1993, direction de la photographie signée Janusz Kamiński), le prologue et l’épilogue caractéristiques, jusqu’à la caricature, de leur époque filmique, on renvoie vers Diva (Jean-Jacques Beineix, 1981) ou Subway (Luc Besson, 1985).



La co-production franco-italo-algérienne, remarquez la duelle présence emblématique de Mohammed Lakhdar-Hamina et du ministère de la Culture, recueillit trois César, dont celui du meilleur film, ex æquo avec son adversaire idoine, le naturaliste et rugueux À nos amours (Maurice Pialat, 1983), n’oublions pas un Ours d’argent du meilleur réalisateur à Berlin, ni quatre Donatello locaux, ni une nomination à l’Oscar du meilleur film étranger, sous bannière maghrébine, en compagnie de l’espagnol Carmen (Carlos Saura, 1983), similaire et différencié produit culturel mélomane, de surcroît opératique. Privé de paroles, sinon celles des tubes acceptables, délectables, discutables, l’opus oppose et pacifie sur un parquet ciré les classes et les sexes, épouse les circonvolutions d’artistes méconnus ne visant pas à rivaliser avec les totems de la comédie musicale hollywoodienne. Superficiel, consensuel, conventionnel, Le Bal séduit quand même, à sa manière, point n’indiffère, car Scola, s’il n’invente pas, s’il ne révolutionne rien, au contraire des Parapluies de Cherbourg (Jacques Demy, 1964), conflit colonial en commun, s’il se tient constamment à la surface, des types, des stéréotypes, des psychés, l’accessoire, l’esprit, des panoplies, des styles, ne manque pas d’enthousiasme, de précision, aime ses silhouettes anonymes, animées, un peu privées d’âme, de sueur, pas de sincérité, sait les filmer en hauteur, au ras du sol, en perspective, en gros plan, en grue, en dolly, en travellings latéraux, en plan-séquence de résistant revenu du combat unijambiste, qui s’élance sans béquilles au bras de sa compagne souriante, en pleurs. L’immuabilité du couple à travers les périodes et les modes sert de fil d’Ariane (Mnouchkine) élémentaire au spectaculaire spéculaire, à la représentation au carré, terminée dans la tristesse silencieuse du retour à soi, à l’extérieur, d’une séparation  comparable à celle des tréteaux démontés, du tournage arrivé à son terme.



À la fin de La Femme publique (Andrzej Żuławski, 1984), le casting et l’équipe saluent le spectateur ; là, les membres mutiques remontent les marches de leur tombeau disco, de leur abri souterrain, de leur enfer communautaire, avant que Scola ne revienne en arrière, ne leur accorde une dernière danse idem figée par un arrêt sur image coloré, fond de générique défilant, liste d’items de la Sacem. Ensuite, en 2018 ? Disons que Monsieur Emmanuel Macron résume et réduit les décades suivantes à un malaise, pendant douze minutes de démagogie pathétiques, à base de pathos et d’annonces, supposées exposer/provoquer l’empathie, impliquer/récupérer le répit du samedi. Au succès en salle de ce bal populaire, à la fois poussiéreux et plaisant, surfait et réjouissant, répond à distance un soliloque de ventriloque, de président impopulaire, alors qu'à Strasbourg les guirlandes s’ensanglantent, qu’ailleurs le climat se refroidit fissa, à l’unisson des consciences d’un pays pétri de morosité, peu porté à danser, à fraterniser, à se libérer, à se régaler d’égalité. Le Bal, à sa façon imparfaite, guillerette, portraiture itou un appétit au repli, à l’autarcie, de la piste, du ciné. Aujourd’hui, cette réunion de déclassés peut paraître dépassée, elle dépeint pourtant, avec talent, avec ses limites, une collectivité accordée quelques instants, le temps d’une étreinte en mouvement, d’un songe de sage cinéphile, lectrice de revues reconnues, la seule qui ne se trémousse pas, qui enfanterait le film, en mode Sergio Leone (Il était une fois en Amérique, 1984). Elle me ressemble et me sème, à moi qui boucle cet article, le millième, écrit, à l’image des précédents, afin de conjurer l’inaction, la démission, la rumination, les démons de la nation, l’emprise de la déraison, accessoirement de scruter, de célébrer, un art funéraire et solaire, anecdotique et métaphysique. À défaut de danser sa vie, tant pis pour l’impératif nietzschéen, la rédiger, la transmettre, l’abolir loin du pire.

Commentaires

  1. Mémorable billet à la filmographie chorale en miroir si justement analysée.
    « Nous sommes des funambules et nous avançons au-dessus du vide sans fil de fer.
    Nous marchons entre les nuages et si nous regardons en bas, nous dégringolons.
    Notre balancier, c’est l’humour ». Alberto Sordi

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