Dogman : Des oiseaux petits et gros
Faust & Méphisto en mode facho ? Laurel & Hardy jusqu’à la
lie de la vilenie.
Toiletteur-dealeur, papa plongeur de
la petite Alida éprise des Maldives, le modeste et divorcé Marcello aime les
animaux, les apprivoise, les lave, les chouchoute, les fait concourir puis
réussir – hélas, une ombre maousse à moto assombrit son bonheur à lui, celle de
Simoncino, colosse carburant à la coke, némésis en Adidas, rejeton de mamma ulcérée par ses sachets de drogué, dont
tout le quartier maritime voudrait bien se débarrasser, au propre plutôt qu’au
figuré. La brute au sourire tendre, cf. la séquence du club de strip-tease
rempli d’anges dansants, en strings
et soutifs trop blancs, porte un prénom évidemment viscontien, revoyez Rocco
et ses frères (1960), néanmoins il ne boxe pas, il ne poignarde plus la
Nadia d’Annie Girardot, il se contente de cambrioler, tant pis pour le
chihuahua surgelé, in extremis
ressuscité, de tabasser un type auquel il doit beaucoup de fric, fournisseur de
came et sculpteur de têtes de carnaval, de fracturer le coffre du vendeur d’or
mitoyen au salon à chienchiens. Accusé à cause de son trousseau de clés, le
proprio un brin maso, un chouïa ravi des frasques de son meilleur ennemi, passe
un an au placard, le générique remercie la Rebbibia, à se taire, à ne pas
balancer, à encaisser. Sorti, aguerri, il réclame sa part du casse, vandalise
la neuve cylindrée, se fait tirer l’oreille et refaire le portrait par le
fuyant intéressé. In fine exclu de la
mini communauté pour son silence de traîtrise, Marcello cogite un piège en cage,
suivi d’un étranglement savant. Derrière leurs grilles, les canidés sidérés observent
la scène de bestialité humaine, mutiques et mélancoliques. Sis parmi une aube
sale, une âme salie, l’épilogue paraphe l’ostracisme, le solipsisme, la
transparence, la solitude, notre anti-héros romain, de tournage en partie
napolitain, abandonné au milieu d’un terrain de jeux déserté, à se flinguer, à
côté du lourd cadavre trimbalé, à moitié cramé.
Ainsi résumé, Dogman (2018) sent bon,
voire mauvais, son drame à tendance sociale, sa parabole étiquetée d’actualité
sur le règne obscène de la force, comprendre du (néo)fascisme contaminateur, amen. Mais il s’agit en vérité,
subjective, de votre serviteur, d’une comédie noire au regard jamais moqueur,
d’une sorte de version hardcore et
entre mecs de La strada (Federico Fellini, 1954). Le souffre-douleur et son
dominateur forment un tandem souvent
amusant, incarné avec une talentueuse parité par Marcello Fonte & Edoardo
Pesce, le premier d’ailleurs primé à Cannes, OK. Bien sûr, tout ceci manque assurément de profondeur, pas uniquement
aquatique, et la minceur de l’argument, son autarcie presque mécanique, dépourvue
de mise en perspective, marxiste ou non, ne laissent aucune place à la
surprise, au surgissement de la vraie violence, par conséquent de la vraie vie.
Ni Pier Paolo Pasolini ni John Cassavetes, moins encore Georges Franju (chenil
indocile des Yeux sans visage, 1960) ou Eli Roth (tourisme de la torture
selon Hostel, 2005-2007), Matteo Garrone transpose un fait divers,
livre une œuvre élégante, parcourue de travellings
géographiques et de plans-séquences esthétiques, en caméra portée au cadre
toujours très contrôlé, composé. Il convient aussi de saluer le travail évocateur
du chef opérateur Nicolai Brüel, auteur d’une lumière singulière, à la fois froide
et solaire, de bocal et de pierre tombale. Dix ans après la réussite de Gomorra,
fresque et texte vers lesquels je renvoie, stylistiquement similaire, à
l’identique coda dépressive sur une plage sinistrée déjà empruntée à La
dolce vita (Fellini, 1960), Dogman change d’échelle, se limite à
un conte cruel, à une co-production franco-italienne, assortie du Britannique
Jeremy Thomas, jadis mécène du regretté Nicolas Roeg (disons Enquête
sur une passion, 1980) ou de feu Bernardo Bertolucci (par exemple
l’interminable et décoratif Le Dernier Empereur en 1987).
Dogman, intitulé du film, enseigne du
magasin, surnom implicite du sanglant innocent, répond à sa façon européenne, transalpine,
aux appellations à la con des super-héros US, Ant-Man, Batman, Spider-Man et
compagnie, lucrative zoologie de soft
power décérébré à faire se retourner
Stan Lee dans sa tombe, sans céder une seconde au cynisme de l’entomologie, au
misérabilisme de la bien-pensance jolie, à la distance poseuse de l’arty. Métrage moral vacciné contre le
moralisme, il souligne l’immense amertume du plat glacé de la vengeance, l’indigestion
provoquée par la légitime défense. Chez Federico, on s’en souvient, un second
Marcello, Mastroianni, cette fois-ci, se retrouvait agenouillé, à saluer une
gosse, à laisser passer son salut ; ici, le petit bonhomme aux faux airs
de Luis Rego local, rajeuni, semble méditer sur son funeste destin, assis sur
son muret de vaurien. Garrone s’attarde sur sa face défaite, isole la
silhouette envasée dans un cercle infernal ensablé. L’état d’hébétude de ce
lointain cousin inversé de Accattone (Pier Paolo Pasolini,
1961), sur lequel pèse un ciel plombé, qu’encercle un horizon délesté de
solutions, n’importe quel cinéphile/citoyen lucide, pas seulement italien, le
ressent à son tour, à présent, depuis longtemps, voisin d’une violence
polysémique, physique, symbolique, étatique, économique, qui paraît sur le
point de le submerger, de l’immerger à l’insu de son plein gré au creux
malheureux d’un Mondo cane (Paolo Cavara, Gualtiero Jacopetti, Franco Prosperi.
1962) relooké par le monopole du capitalisme, macronesque ou point. La supposée
sauvagerie, Claude Lévi-Strauss se récrie, camelote racoleuse à consommer au
cœur de l’inquiétant confort de la société de consommation, plus besoin de
voyager pour la trouver, la délivrer à l’appétit suspect du spectateur
occidental, hier confrère affranchi du Fanfaron (Dino Risi, 1962) de
Vittorio Gassman, aujourd’hui son descendant morose, en crise, en sursis.
Regarde-toi dans la glace et admire ton
reflet dégueulasse, miroir d’abîme à la Friedrich Nietzsche. Pas assez féroce,
la fable pose une question essentielle, n’y répond pas, sinon par une impasse.
Les Grecs, naguère, disposaient de la scène afin d’effectuer la fameuse
catharsis, purgation de passions classées tristes, salut à Spinoza, double entreprise
médicale et didactique, édifiante et ludique, donc. Désormais, nous tous
concernés, suffoqués d’insanité, victimes et bourreaux réversibles immergés
dans le grand bain malsain du Marché, la terreur et la pitié se réduisent à des
produits pasteurisés, des valeurs avouables, des indices boursiers, la tragédie
déborde des coulisses de la bienséance et se déverse au sommet d’immeubles
jumeaux, au sein d’une salle de concert parisienne, alliance du spectaculaire
et du spéculaire, du ressassement et du hors-champ, de l’événement inouï,
unique, et du storytelling rassis du
terrorisme. Le cinéma résiste encore, je pense à la précieuse alchimie, souvent
tournée vers la (sur)vie, de l’imagerie dite horrifique, que côtoie, de manière
discrète, le réalisme de Dogman, les mécontents continuent à
manifester, à s’insurger en réseau – pour combien de temps, avant de passer à
l’acte, pas que le IV, celui de ce samedi, avant de se savoir définitivement
renversé par le vent mauvais ? Si les histoires de zombies prolifèrent, nul mystère, elles matérialisent-métaphorisent
un état d’âme général, un pourrissement saisissant, un consumérisme consommé. À
la fin de Los Angeles 2013 (John
Carpenter, 1996), soufflant l’allumette de sa cigarette, merde à l’hygiénisme, Snake
Plissken, marginal instrumentalisé, sentimental, radical, éteignait
littéralement la lumière de notre univers, souhaitait une ironique bienvenue au
cœur des ténèbres conradesques de l’inhumaine humanité, provisoirement vaincue
par son obscurité. Marcello détruit son redoutable alter ego, se condamne aussitôt. Et toi, maintenant, demain, tu
feras quoi, dis-moi, dans et surtout au-delà du cinéma ?
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