Outrage : Assaut


Beauté(s) de la série B – à propos d’Ida Lupino (I)…


Quand on ne possède pas d’argent, il faut avoir du talent. Actrice attachante, notamment chez Hathaway (Peter Ibbetson), Archie Mayo (La Péniche de l’amour avec Gabin), Nicholas Ray (La Maison dans l’ombre), Aldrich (Le Grand Couteau), Peckinpah (Junior Bonner, le dernier bagarreur) et… Peter Falk (Columbo), Ida Lupino se réinventa scénariste-réalisatrice-productrice indépendante via sa société The Filmakers, placée sous l’égide de la RKO. Accompagnée de son mari Collier Young, le créateur de L’Homme de fer, et du producteur-auteur Malvin Wald, connu pour La Cité sans voiles, elle dirige un film court et dense, modique et riche. En 1950, on ne saurait prononcer le mot rape, en tout cas, pas au cinéma. On utilise par conséquent l’euphémisme policé, sinon policier, de criminal assault et sa variante évocatrice, vicious. Outrage, titre explicite et francophone que le distributeur hexagonal du Casualties of War de Brian De Palma réutilisera longtemps après, au pluriel, idem pour un mélodrame sexuel davantage martial, certes, Vietnam oblige, dresse un portrait de femme à dimension sociale. Il s’agit aussi et surtout d’une œuvre de résilience, sur la seconde chance, sur l’Amérique abîmée, en fuite du côté de L.A., finalement purifiée par la Prairie et pourquoi pas par la foi, en Dieu, en soi. Cela semble beaucoup a priori et ceci ne s’embarrasse jamais d’ironie, de second degré, de distance complice, maux idiots de notre médiocre « modernité » souvent désolante. L’opus séduit ainsi par son absolue sincérité, quitte à se tenir parfois au bord du risible. Bien sûr, l’ombre colorée de Douglas Sirk plane sur ce descriptif intuitif et désenchanté du mode de vie américain, féminin, mais Ida Lupino ne pratique pas vraiment l’amertume sucrée de l’exilé, maître du conte de fées critique.

Elle sait cependant, du même élan, dépasser la façade du confort consumériste et de la tranquillité embourgeoisée des fifties, dévoiler le mal dans sa banalité, l’attribuer à une époque coupable de négligence, double sens, généralisée. Dans Outrage, une jeune femme salariée, sur le point de se marier, de devenir mère et propriétaire, amen, voit son avenir invalidé, son présent amputé par un traumatisme à la fois dans le champ et invisible, puisque la caméra s’élève sur une grue gracile au-dessus d’un bâtiment industriel. Le violeur porte une balafre au cou, il tient un snack, il essuie une tasse avec une insistance presque obscène, on sait ce qu’il va faire et on ne se soucie guère de ses raisons, de son parcours par la suite, in fine arrêté because braquage à main armée. Ida Lupino se focalise sur la psychologie comportementaliste de la victime, pas sur celle du criminel, ce qu’elle fera trois ans plus tard avec The Hitch-Hiker. À sa manière film noir et film à la Fritz Lang, en Allemagne ou aux USA, depuis l’ouverture de polar nocturne et géométrique jusqu’au lyrisme de renaissance de l’épilogue, en passant par la simplicité du récit, du regard, dans leur cartographie d’une Americana autant infernale qu’édénique, Outrage étudie les mœurs au lieu de s’attarder sur l’horreur (vade retro Winner ou Noé), analyse avec sensibilité, subtilité, la solitude soudaine d’une petite princesse aussitôt transformée en paria souillée, d’une girl next door pour laquelle, désormais, traverser sa rue ou se rendre à son boulot de bureau, sans même prétendre croiser son furieux fiancé, s’apparente à un calvaire intérieur, à un parcours de combattante impuissante. Et contrairement aux assertions d’un Richard Brody, récidiviste dans sa perspective faussée de la Fémis, au sujet de la supposée « culture du viol », invention de sociologues US en période de paix bien que réalité parcellaire en temps de guerre, revoyez par exemple La ciocciara de De Sica ou le Redacted de De Palma, l’agression sexuelle demeure depuis longtemps un crime, même en Inde, malgré de sidérants faits divers récents.


Ida Lupino le savait, se garde bien de succomber à une victimisation sexuée dorénavant de saison ni à un manichéisme de myopie, de misandrie. L’héroïne endure un éprouvant voyage au bout de la nuit, traverse son propre Gethsémani, elle reverra néanmoins la lumière, reviendra parmi les hommes et les femmes, guidée en brebis blessée, égarée, par un religieux tout sauf licencieux, un peu pianiste, qui l’embrassera chastement sur le front au bus stop, une pensée pour Marilyn, de nouveau départ, de retour au foyer familial et marital. Optimiste et conservatrice, Lady Lupino ? Assurément et a fortiori brillante réalisatrice sachant tirer la meilleure part de ses actrices, acteurs, particulièrement Mala Powers & Tod Andrews, cadrages, éclairages, bien épaulée par le doué directeur de la photographie Archie Stout, familier de Ford oscarisé en seconde équipe pour L’Homme tranquille. Tout captive visuellement dans ce métrage modeste et intense, millimétré, épuré, pensé à chaque plan et instant, sans se voir pour autant étouffé par les ramages rassis du pensum à « message », du « film à thèse ». Outrage s’affirme en faveur d’une prise en charge médicalisée de la délinquance sexuelle, considère, par la voix du croyant lui-même éprouvé dans sa ferveur par son passé guerrier, le criminel en malade rédimable, retour au Lang de M le maudit, point de vue généreux et rassurant, donc discutable, il ne s’assimile pourtant pas à un sermon, il ne cherche à convaincre personne, s’attache plutôt à guérir un être humain atteint dans son intimité la plus personnelle et universelle, en cela il s’adresse, en effet, comme le dit Brody, à toutes les femmes, et non à cause d’une quelconque « domination masculine » fondamentalement nocive, y compris dans le moindre rapport de séduction, ah bon, rappelons au passage l’improbable « fantasme de viol » inaudible pour les féministes et cantonné en « niche » d’artifice du X majoritairement inoffensif, au moins pour un cinéphile citoyen, pour un adolescent conscient.

Mainstream ou pornographique, le cinéma ne déborde pas de réalisatrices, alors que la féminité, transposée, magnifiée, châtiée, commercialisée, l’irrigue en grande partie, se trouve à l’origine de sa fascination scopique, on renvoie la lectrice et le lecteur vers Vertigo. Madame Lupino laisse à autrui la figure-imposture de la « femme fatale », elle accompagne une femme in extremis rétive à la fatalité, une survivante émouvante qui ne redeviendra pas celle d’hier, d’autrefois, de quelques mois, qui parvient quand même à se retrouver, à s’apaiser, à ressortir grandie de l’épreuve irréversible, aux limites de l’indicible et de la représentation. Film fiévreux, douloureux et heureux, Outrage prolonge Le Magicien d’Oz et annonce Blue Velvet, démontre avec brio, avec intelligence, avec le cœur, que la barrière blanche de la maison-nation, des apparences doucereuses, radieuses, peut dissimuler, à peine, un immense cauchemar, climatisé ou non à la Henry Miller, constitué de violence, d’hypocrisie, de névroses collectives et de vernis individuel. En toute franchise, les gender studies et les catégories idéologiques ne m’intéressent pas, me donnent la nausée, sachez que je n’évalue pas la qualité d’une œuvre en fonction des organes génitaux de l’artiste, de son « orientation sexuelle » ou politique : Outrage mérite certainement d’être redécouvert et célébré pour toutes les qualités supra, parce qu’il repose en outre sur le son d’un klaxon constant réentendu dans The Hitch-Hiker ou d’un tampon insupportable, parce qu’il déploie un lit à barreaux à La Soif du mal, dans lequel Janet Leigh, envapée, va bientôt se faire sexuellement abuser, parce qu’il affiche une surprenante séance d’identification frontale, avec proscenium propice au vertige car dépourvu de vitre sans tain, parce qu’il conserve une saveur documentaire de vraies ouvrières emballant les oranges de Splendor ou du Polanski de Chinatown, parce qu’il chorégraphie un travelling avant durant un bal villageois avec accordéon et compense la boucle bouclée de sa violence, la victime transformée en poursuivie, en accusée écopant, jugement clément, d’un retrait de plainte et d’un suivi psychiatrique, avec une pudeur d’autocar d’adieux et une adresse discrète au Ciel. Allez, ne ratez pas Outrage puis louez avec moi l’audacieuse et talentueuse Ida.


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