Heli : From Hell


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre d’Amat Escalante.


Comme Irréversible, Heli commence par la fin, plus exactement par le milieu ; comme Irréversible, il s’apparente à un voyage au bout de la nuit vers une possible lumière. Les deux films s’achèvent sur deux femmes violées, allongées, ensommeillées, mais l’Alex de Noé ignore encore l’enfer qui l’attend, tandis que l’Estela d’Escalante cherche à l’oublier durant une sieste sur canapé à côté d’un bébé (son neveu), à peine troublée par un souffle d’air venu d’une fenêtre aux allures de cellule. Depuis la chambre, on entend les ahanements des amants-parents, peut-être réconciliés, en tous cas réunis au lit, après la justice expéditive, définitive, en steadicam et surcadrage en mode La Prisonnière du désert, de Heli parti venger sa sœur mutique et néanmoins dessinatrice (de plan éclairant). Au début, donc, une camionnette transporte le protagoniste groggy et le flic naïf en plan-séquence en direction d’un pont de pendaison. Une heure plus tard, le cadet délesté de la came volée à l’instructeur dealer déguisé en Rambo anti-narco subit une secouante séance de torture fatale, sur fond de jeu vidéo d’arène romaine. « Ça pue la crevette cramée ! » se marre le bourreau ado, en parlant du pubis brûlé (en VFX, ouf) – dans la cuisine, sa mère se tait, dans le séjour, ses potes se défoncent ou filment la scène afin de fissa la mettre en ligne sur YouTube. Notez itou que le pendu auparavant déjà bien battu reçoit dans le dos une longue série de coups assénés avec une sorte de large palet en bois, de quoi lui casser la colonne vertébrale presqu’aussi vite que le type militarisé des Stups locaux craque le cou du chiot offert par son amoureux à la sister, « canicide » bis très rapide à réjouir le Patrick Bateman de Bret Easton Ellis (relisez American Psycho à Mexico).


Pourtant, Heli ne succombe pas alors à l’auteurisme poseur d’un Thomas Clay (le raté The Great Ecstay of Robert Carmichael) ni au didactisme kolossal d’un Michael Haneke (l’inutile Funny Games), moins encore au manichéisme hollywoodien ou au formalisme européen. Si, au cinéma, la violence ne saurait exister, si apparaît seulement sa représentation, la puissance et la pertinence des images dépendent du regard du réalisateur, pardonnez-moi ou pas un tel truisme. Amat Escalante non seulement sait se servir d’une caméra, il parvient en outre à dire trois ou quatre choses sur son pays, sur ses compatriotes, sans s’adresser à un public de festivaliers (ou à un jury cannois, qui lui refourgua un prix en chocolat de mise en scène, pléonasme minable), sans volonté régressive d’agresser en vain le spectateur mateur. Réduire Heli à un avatar latino, in situ, du rape and revenge étasunien ne signifierait rien, reviendrait à de la myopie carabinée. Avec son prénom de prophète (doté d’un h, précise-t-il à la sondeuse d’exposition), l’ouvrier de chaîne automobile roulant à vélo (bientôt à plat, la roue et le cycliste) ne se rêve pas en Bronson et Escalante laisse la jungle urbaine et les contre-plongées wellesiennes au « pervers » Michael Winner. Son métrage se caractérise au contraire par un surprenant climat de douceur, de torpeur, en partie dû au lieu (solaire, lunaire, vert) cartographié dans tout le cadre. Selon Dumont, le désert US de Twentynine Palms recelait une menace indécise, produisait une sensation anxiogène : dans Heli, il faut craindre a contrario le huis clos, l’espace resserré de la maison où vivre à cinq, puisque le père célibataire, idem employé du constructeur sous-traité, possède son fauteuil sans s’y prélasser, hélas, dégommé par les mecs en cagoules de l’unité d’élite portés sur l’autodafé de produits illicites pour le miel des officiels.


Film violent, plaisant, assez captivant, Heli sait réserver au hors-champ la plus pérenne des violences, celle, sexuelle, qui s’abat sur une jeune adolescente elle aussi en uniforme et en formes propres à émoustiller les émules de Humbert Humbert (l’IVG viendra après, assure la doctoresse point vénale). Un peu Lolita, Estela ? Plutôt étoile (de voûte en effet étoilée, placide, inaccessible) d’espérance, de résistance, de résilience au sein d’un univers trivial, drolatique, laïc (en dépit du grand crucifix aperçu dans l’antre des tortionnaires se souvenant de l’Inquisition, du petit accroché au rétroviseur de la bagnole de Beto), à la banalité maléfique (et inversement), à la tendresse implicite. Car Heli, sa femme, sa sœur, son paternel à la radio, son Santiago de marmot, s’aiment et se font aimer (de nous), ils ne s’avèrent jamais silhouettes anémiques ni supports à idées, Dieu merci. L’une des scènes les plus réussies se situe dans un habitacle nocturne, quand l’inspectrice Maribel se déboutonne et offre au jeunot (auquel se refuse son épouse éloignée de ses amies, de sa famille, de sa ville, proche d’une gynéco réconfortante, d’une voyante pas marrante) sa poitrine à la Russ Meyer. Cela pourrait sembler salace et racoleur, ceci coule de source et s’articule à l’ensemble précité (la policière solitaire aime à sa manière, avec ses moyens), illustre une générosité incestueuse à la fois triste et radieuse. Heli, heureusement pour lui et sa Sabrina, ne consommera pas, ne signera pas la déposition visant à incriminer son ancêtre suspecté de complicité dans le trafic de coke. L’honneur, la réputation, la collaboration, les animaux s’en foutent, surtout le bovin cornu au fond de son puits parsemé de neige à sniffer ou l’invisible puma possible bouffeur de la dépouille abandonnée du géniteur.


Ici, un JT de têtes coupées (elles appartiennent aux agresseurs, eux-mêmes victimes d’un gang guère magnanime) côtoie une fête foraine et sa grande roue verdâtre, sur laquelle se désoler d’un licenciement de maladresse à l’usine, sur laquelle rejoindre Morphée, merci à l’inconscience de la petite enfance. Dans Heli, la vie ne s’arrête pas, elle continue malgré ce qui la détruit, elle ne verse pas dans le pathos, elle n’abdique pas son éros, désir de (sur)vivre et de baiser, amoureusement, au risque d’un second enfant, tant pis pour le manque d’argent. Film lumineux et gracieux, financé par du fric français (la société Le Pacte, le CNC, inattendus remerciements à Jean-Claude Carrière inclus + traduction du script par le Henri Béhar de Starfix !) et totalement enraciné dans sa culture, dans sa psyché (le scénariste-cinéaste, trentenaire formé en Espagne et à Cuba, se co-produit flanqué de l’ami Carlos Reygadas, qu’il assista sur Bataille dans le ciel), Heli séduit par sa modestie, sa simplicité, sa capacité à surmonter l’horreur, à dépasser le malheur, à les intégrer à une cosmogonie matérialiste, sensorielle et sensuelle, parsemée de chiottes à la turque, de manuel scolaire sentimental, de seins féminins au shampooing, de tank à la Tian’anmen, de cactus encaissant des coups de gros couteau, de purification de profanation. Adieu au misérabilisme et bienvenue au réalisme, à une forme suffisamment sûre d’elle-même pour pratiquer les ellipses temporelles et les effets de temps réel, inscrite dans un sillage sachant depuis longtemps, même à présent, délivrer des œuvres à la fois radicales et ludiques, empreintes de religion et de déréliction, associant mortalité et vitalité (cf. ma prose à propos de Alucarda, la hija de las tinieblas, Después de Lucía, Tenemos la carne).


Avec ses élégantes inspirations de réalisation (beau mouvement arrière en grue ascendante laissant Sabrina seule dans la nuit, sur le seuil du foyer dévasté, ensanglanté), avec son irrésistible justesse d’interprétation (mentions spéciales à Armando Espitia, Andrea Vergara, Linda González, trio recruté par le frérot Martín Escalante, auteur itou du making-of), avec sa direction de la photographie évocatrice (allouée à Lorenzo Hagerman, venu du documentaire, au boulot d’électro sur Amours chiennes), avec son argument désolant et stimulant écrit à huit mains (dont Gabriel Reyes, mélomane en caméo d’Omar de polar), avec sa chanson d’amour seventies de générique pas une seconde ironique, un brin schizophrénique, Heli accumule les qualités, pourrait rimer, allez, en écho aspectaculaire, apaisé, disons optimiste (en dépit d’une tentative d’étranglement sur sa moitié, du cercle « vicieux » de la violence in fine bouclé), avec Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia, le magnifique cauchemar désespérément désespéré de Sam Peckinpah, similaire film d’amour sudiste doublé d’une réflexion en action(s) sur la violence et son spectacle (de décapitation). Le cinéma, a fortiori en cette période dite festive, familiale, n’existe pas pour endormir, pour ramollir, pour rassurer, pour capitaliser au moyen de « comédies romantiques » cyniques, de pères Noël obscènes et de racailles de Jedis, il doit nous confronter (catharsis tragique, romantique) au meilleur et au pire de nos âme, corps, espèce, société, afin de nous convaincre par l’énergie, la densité, la plénitude et pourquoi pas la béatitude, de persister un jour de plus (une séance supplémentaire) dans l’anti-paradis de nos vies, en Amérique du Nord « méridionale » et partout sur la planète. À ce jeu sérieux, exercice existentiel, esthétique et politique, Heli gagne à chaque instant/plan, invite à découvrir le reste du travail de l’aimable et brillant Amat Escalante.


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