Madame B : Histoire d’une Nord-Coréenne : Une femme de ménage
Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur
le titre de Jero Yun.
Cela commence par un pardon demandé,
cela finit par une chanson de karaoké. Une mère s’excuse, s’accuse, une épouse
regrette en chansonnette. La même femme, mémorable, impénétrable, relie les
deux instants, l’écran noir aux mots désincarnés, le visage en gros plan au
micro hygiénique. La voix off et in de Madame B se raconte, nous raconte
une histoire d’aujourd’hui, pas seulement en Asie, nous donne à ressentir, à
réfléchir, ce que signifie partir, peut-être revenir. Sa trajectoire s’inscrit
en rouge sur une carte noire et blanche, parcours du combattant depuis la Corée
du Nord vers la Corée du Sud en passant par le Laos et la Thaïlande, accessoirement
parcours d’une combattante prête à tout pour rejoindre ses fils puis rapatrier
son second mari. Elle-même vendue par des passeurs à un Chinois agriculteur,
elle vend des filles aux bars à musique, elle trafique de la méthamphétamine
transparente, tant l’exploitation du malheur d’autrui s’appuie aussi sur un
échange des rôles, sur un pragmatisme de cynisme, on renvoie vers la
démonstration assez convaincante de Ken Loach via It’s a Free World!. Oui,
l’héroïne anonyme, dépourvue de prénom, laisse l’humanisme aux humanitaires et
la compassion à la victimisation. Elle n’agit pas par malignité, elle survit
avec une énergie parfois féroce, par exemple elle déclare sur la route
épuisante, à proximité d’une gamine en larmes, que seule une génitrice sait
s’en occuper, chacun sa croix et continuons sans en-cas. Sa dureté, sa
détermination, sa façon d’engueuler son bon compagnon, qui sourit devant son PC
pas spécialement prodigué par le Parti communiste, sa manière d’affirmer que
Séoul la rend malade, alors qu’elle y nettoie des distributeurs de boissons,
qu’elle déjeune dehors, debout, d’une part de flan avalée à la va-vite d’une
main gantée, tout ceci pourrait la rendre antipathique aux adeptes des migrants
émollients, de la misère esthétisée, du mélodrame dit social.
Tout ceci, en vérité de caméra
portée, nous la rend immédiatement familière, fraternelle, la pare d’une grandeur
farouche, d’une résilience de résistance. Les truismes, les trémolos, le Jero
s’en contrefiche, il délivre une leçon de géopolitique épurée, dégraissée,
désossée, remplie de soleil et de nuit, de clarté, d’obscurité. Formé en
France, ragaillardi en Italie, le documentariste trentenaire sud-coréen ne dirige pas un destin de
personnage fictif, en bon petit fasciste de l’imaginaire, de la narration
rassurante, y compris dans le pire, dans le confort d’une salle de festival où
contempler à l’abri du moindre danger les lointains maux du monde, amen. Au contraire, il carbure à la naturelle
dramaturgie du réel, il épouse le parcours de sa muse matérialiste, il en tombe
malade, il risque la prison, il paie au prix de la santé, de la liberté,
l’épreuve de la réalité, la finalité du film. Ni divertissement décérébrant ni
didactisme de manichéisme, son métrage au cordeau, à fleur de peau, dresse à la
fois un portrait féminin et un état des lieux planétaire. En soixante-huit
minutes, le spectateur européen, occidental, au niveau de vie acceptable,
accepté, parvient à saisir l’espace et le temps du récit sur le vif, délesté
des œillères du commentaire, du ramage du témoignage. Pas le temps de
s’appesantir, pas le temps de pérorer, à peine celui de vivre et de filmer, de
filmer la vie au plus près, en sachant lui conserver sa part de mystère, de
non-dits, de silences éloquents, de mélancolie polie, jamais obscène, au moyen
de ponctuations planantes dues au compo Mathieu Regnault et de déclarations
confondantes, évidentes, sur la cruauté de certaines existences, sur
l’indifférence qu’elles impliquent, ici et ailleurs.
Parce qu’il nous immerge dans le
courant-élan de cette battante obsédante, parce qu’il maintient cependant une
distance non plus de bienséance mais d’élégance, cf. ces plans pris depuis une
cour ou derrière une vitre, Madame B : Histoire d’une Nord-Coréenne
s’avère un modèle de regard de réalisateur, une odyssée succincte enracinée
dans la synthèse et la diégèse. Rien de spectaculaire, juste la puissance
d’évocation de l’annotation, message de paranoïa d’espionnage sécuritaire
anti-coco dans le métro, du hors-champ du passé ressuscité par la parole, quand
le cadet à la colère rentrée, au masque cosmétique, retrace les odieuses conditions d’interrogation, quand le premier mari
se remémore frontalement sa détention/isolation. Car le paradis promis se révèle au final
une déception de taille, a contrario de l’appartement riquiqui
occupé à quatre. Avant de chanter en solitaire ses remords d’amoureuse, la
Nord-Coréenne déchante au pays du matin guère serein, au calme de façade, à la
géométrie panoramique survolée en hélicoptère, images aimablement fournies par
la Seoul Film Commission, placidité pacifique parasitée par un message surplombé de
souvenir martial au bord de l’hystérie patriotique, méfie-toi toujours du
voisin inique et désormais atomique, démocrate américanisé ! Les bons, les
méchants, les raccourcis réducteurs, Jero Yun les délègue aux aveugles, aux
imbéciles, aux fumistes misérabilistes et aux fabricants de kleenex. On se rappelle que Krzysztof
Kieślowski quitta le documentaire pour la
fiction lorsqu’il ne supporta plus de voir pleurer les real people de
Cassavetes, tous ces gens vrais, mensongers, toi, moi, eux, que nul ne saurait
confondre avec la majorité d’infidélité de leurs dérisoires avatars au miroir
fantomatique, mythomanes assermentés du simulacre généralisé, concurrencés par
les spectres d’Internet et de la TV.
En Chine, en Thaïlande, en Corée du
Sud, on ne pleure pas, on ravale ses larmes et sa rage, on redécouvre la
compréhension, autre nom de la sérénité, de la sécurité, auprès d’un acquéreur travailleur,
un brin buveur, flanqué de ses parents octogénaires, on n’obtient pas la
nationalité désirée, moins encore les papiers de mariage, le statut de
rattrapage. Tout reste à recommencer, tout conspire à nuire aux espoirs de la
femme sans nom, de quoi vous faire perdre la raison. Le premier mari, passif,
séparé, auparavant surveillé, ne l’oriente pas, le second, réjoui de sa
plantation de maïs, ironise en cuisine et en ligne avec douceur sur sa situation, les
enfants veulent la suivre ou la retenir dans son projet de retour au village de
hasard, d’amarres. La déchirure nationale et mondiale contamine cette femme
admirable aux actes détestables, au courage intimidant, la divise et
l’amenuise, le cinéaste, avec la participation au son et à l’image de Tawan
Arun, suspend sa marche tout sauf maoïste, cultive l’expectative et nous prend
suffisamment au sérieux, en observateurs adultes, pour se garder de nous
refiler une moralité avariée, une connerie de concorde œcuménique avec épilogue
de conte de fées. Sa fée à lui, sensuelle et défraîchie, exilée de nulle part, quadragénaire
étrangère partout, on voudrait bien savoir ce qu’elle devint, ce qu’elle
devient, on voudrait lui dire qu’elle nous ressemble et nous émeut, qu’elle
demeure hors d’atteinte sur son chemin peu glorieux, si précieux. Personne ne
se soucie de toi ? Pas moi ni ceux qui verront l’opus récompensé, crois-moi. Concentré de désillusions et
d’émotions, d’accélérations et de respirations, Madame B : Histoire d’une
Nord-Coréenne transcende son « genre », étiquette suspecte,
et néantise la bonne conscience ou l’impuissance des reportages télévisés
dédiés aux damnés de la dictature, de la mondialisation.
Son protagoniste ne nous attend pas,
n’attend rien de nous, pas même notre pitié provisoire ou notre effroi facile.
Elle respire, elle inspire, elle mérite mille fois l’empathie mesurée de la
caméra, qui la met à nu, la dissimule, lui dresse un écrin d’action. Pour elle,
on cède volontiers le ramassis d’insanités déversé tous les mercredis en toute
impunité ; pour elle, on vomit la nostalgie nécrophile et on fait caca sur
l’art bourgeois concocté par les élites hypocrites, infligé au peuplé paupérisé, spolié avec sa complicité de
sa propre identité, pensait idem un Pasolini dès les seventies, on se répand en ricanements à l’encontre des bandes
supposées engagées commises dans l’Hexagone, notamment celles où s’astique le
dépressif-lucratif Monsieur Vincent Lindon. Tu veux voir le monde dans lequel
tu vis, dans lequel tu pourrais vivre, dans lequel tu redoutes de vivre un
jour ? Va voir comment on vit dans quelques quartiers, pas uniquement sis
en banlieue parisienne, va visionner fissa Madame B : Histoire d’une Nord-Coréenne,
plus percutant et pertinent que les traités de sociologie universitaire pondus
par les doctes experts. Le cinéma du rêve, de la trêve, de l’évasion, de la
démission, désolé, cela ne m’intéresse pas, et la pompeuse expression « septième
art » me file le cafard. Le cinéma que j’aime, sur lequel j’écris, au
présent, pour des absents, s’apprécie populaire et politique, abordable et
radical, abstrait et concret, figuratif et défiguré. Le reste, les immondices
immenses, mercantiles, auteuristes, je m’en lave les mains, comme la dame à
l’initiale lave à la vapeur la corne d’abondance de bureau, elle qui se fout de
tes indignations de saison, de tes prix d’occasion.
Outre à nouveau diagnostiquer
différemment l’excellence d’une filmographie amie, le film limpide et secret de
Jero Yun, débuté en taxi, achevé à pied, matez-moi la liasse de billets en sachet attachée à la cheville, co-production franco-coréenne, quelle aubaine, se célèbre également
en thriller différé, dédoublé, en
film d’amour insolite et presque tragique, en journal intime audiovisuel personnel et universel. Ne le ratez surtout pas, surtout si vous persistez
à croire dans les puissances poétiques du cinéma, dans sa capacité à nous
identifier superbement, douloureusement, au sein de sa fragile éternité, de son
inaltérable beauté.
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