Le Père Noël a les yeux bleus : Le Provincial


Narbonne breakdown ? Peut-être, adieu à la dynamite des Tontons flingueurs


Cela pouvait s’intituler Scènes de la vie de province, cela pourrait passer pour un univers parallèle d’Antoine Doinel, mais Eustache, ni Balzac, ni Truffaut, encore moins Vigo, possède sa propre personnalité, propose sa propre perspective. Le Père Noël a les yeux bleus se rattache à la Nouvelle Vague et s’en détache, fait du cinéma en paraissant faire du documentaire, s’autorise un discret clin d’œil méta – Léaud passe devant l’affiche des Quatre Cent Coups – et privilégie l’autobiographie. En 1966, deux Noirs élégants déambulent au début du moyen métrage, on s’enquiert du Cellule 2455 de Caryl Chessman et une blague zoophile durant la guerre d’Algérie remonte à la surface au bar hilare. Daniel veut s’acheter avant janvier un manteau de saison ; pour acquérir le désiré duffle-coat, il accepte l’embauche opportune d’un photographe sachant porter costume. Déguisé en père Noël de rue, pas vraiment à la rue, point une ordure, il pelote gentiment les passantes poseuses et rieuses. Son ami Dumas, toujours la clope au bec, au volant d’une 2 CV vintage, agit de même ailleurs, par ailleurs voleur de livres dans le dos de Jeanne Delos, épouse du cinéaste. Eustache, qui refusa de partir dans les Aurès, qui travailla comme OS à la SNCF, qui tourne son film grâce au reliquat de pellicule d’un Godard inspiré de Maupassant, où Jean-Pierre s’amourachait de Chantal Goya, sondait la jeunesse à propos de sexe, matez donc Masculin féminin, au moins pour la chère Marlène Jobert, s’entoure de ses amis d’enfance et de Nestor Almendros & Bernard Stora. Il lui reste à réaliser un essai télévisé sur Le Dernier des hommes de Murnau, un second sur La Petite Marchande d’allumettes de Renoir, qu’il rencontre avec Rivette pour tailler la bavette, à jouer à l’acteur pour Week-end et L’Ami américain, à se voir récompensé à Cannes pour La Maman et la Putain, le titre préféré d’Ingrid Bergman, non, j’ironise, puis bien sûr à se suicider en mode van Gogh autour de la quarantaine.


Trente-six ans après son décès, que reste-t-il de lui, hors sa légende rimbaldienne, hors le culte d’un Olivier Assayas ou d’un Jean-Michel Frodon, en dehors de la rétention de diffusion des œuvres, discutable et compréhensible, due à son fils Boris ? Pour ma part, je garde un assez bon souvenir d’adolescence du trio Lafont/Lebrun/Léaud, même si les films de plumards et de palabres me laissent pantois, ne m’intéressent pas : La Maman et la Putain, parisien, réflexif, musical, littéraire, sincère, sinon sociologique, poussait le sous-genre hexagonal à ses limites, parvenait à transformer le marivaudage alité en expérience de patience, quasiment en transe. Il durait trois heures quarante alors que celui-ci se réduit à trois quarts d’heure, qui pourront pourtant certes sembler s’éterniser à certains, à beaucoup, y compris à Tokyo, lieu d’édition du DVD mis en ligne. Dans Le Père Noël a les yeux bleus, l’alter ego Léaud marche, fume, vivote, parlote, salive devant des chemises en vitrine vite vandalisées, drague et se souvient de ses échecs, croise une blonde et son boxeur, bouquine au lit, trafique des cartons de loto, mange au restau, termine par traverser une ruelle, direction le bordel, à tue-tête, encadré par ses potes alcoolisés, sans sapin, néanmoins avec des boules à vider contre quelques sous. La trivialité de la formulation exprime celle de la situation, contient une mélancolie amie. Si l’on sourit souvent à l’opus distancié, au piètre passé remémoré, à son arrogance disons générationnelle – de quel droit crois-tu, Jeannot, que l’on va se passionner pour tout ceci, dis ? –, sa modestie et sa sympathie finissent par nous séduire, en tout cas pendant la projection domestique et numérique.


Dédié à Trenet, natif de Narbonne, le deuxième effort achevé d’Eustache se caractérise par sa simplicité, sa tristesse implicite, hiver sudiste accordé à l’hiver des cœurs de jeunes gens saisis dans leurs vingt ans, des deux côtés de la caméra. Daniel dit à l’un de ses comparses que son silence gêné face aux questions salaces révèle son état amoureux : dans Le Père Noël a les yeux bleus, l’amour, apparemment en fuite, dixit Truffaut, s’avère absent, désolant, baiser volé au creux d’un recoin de mur, froissement de femelle même pas trouvée belle, impuissance à concrétiser, à baiser pour de vrai, parmi les accents « chantants », en présage de la dépression ludique et tragique examinée par Michel Houellebecq dans Extension du domaine de la lutte. En province, dans ce milieu peu valeureux, entre errance, débrouillardise, vacuité, légèreté, ennui, panoplie, le consumérisme des sixties ne concerne pas les « choses de la chair », l’esprit de partage équivaut à un mirage, la fraternité, religieuse ou non, se limite à traîner en meute inoffensive avec des mecs auxquels piquer des cigarettes. Ces Vitelloni diffèrent de ceux de Fellini portraiturés en 1953, car ils ne se reproduisent pas, ne se marient pas, ne songent pas à partir, à fuir loin de l’envasement provincial, proverbial. Eustache filme son antan récent avec franchise, avec maîtrise, son œuvre en déroute tient la route, passe le passage des ans, écrite avec des mots, en voix souvent off, et des images, tantôt en travelling, suffisamment rigoureux et chaleureux, malgré l’argument, pour concerner notre réfrigérée modernité technologique. À Noël, la cinéphilie peut opter pour les rêves moisis d’une franchise régressive, lucrative, vade retro Lucas + Star Wars, ou pour un conte défait ancré dans le réel, rétif à la joie obligatoire, au commerce des bons sentiments, au baume décérébré.


Il ne s’agit pas d’éliminer Méliès et de célébrer les Lumière, vieille guerre aussi rassise que des arbres verts en plastique de supermarché à la Romero, il conviendrait davantage d’accorder, allez, quarante-cinq minutes d’attention à un franc-tireur dont la filmographie demeure à redécouvrir, par exemple sur une plate-forme célébrissime, sans a priori dépréciatifs, sans exagération d’admiration. Ne cherchez pas des illuminations, municipales ou en écho à Rimbaud, des guirlandes à la Judy Garland & Vincente Minnelli à Saint-Louis, Missouri, une messe noire substituée à celle de minuit par le Bob Clark de Black Christmas, et surtout pas les écœurantes sucreries réchauffées refourguées année après année à la TV, en salle, dans Le Père Noël a les yeux bleus, item au titre menteur et aux fondus au noir funèbres, multiples, à l’automobiliste humaniste et à l’improvisation finalement fidèle au scénario, tant le supposé « cinéma vérité » se conforme malicieusement à la réalité de l’imaginaire. À sa manière austère, indépendante, Jean Eustache rejoint David Cronenberg, Sacha Guitry, Joseph L. Mankiewicz, Marcel Pagnol, Éric Rohmer, liste évidemment tout sauf exhaustive, maîtres du terme filmé, pas du statique talkie. À sa façon de saison, de « marronnier » peu ou pas enneigé, il offre un regard à ressusciter sur son histoire et la nôtre, par effraction, voire par procuration. Le 24 ou le 25 décembre, au lieu de revoir La vie est belle ou Gremlins, le Dante en vrai-faux remake du Capra, laissez-vous, pourquoi pas, tenter par le Santa Claus occasionnel et point malsain d’Eustache, histoire de changer, d’en savoir plus sur un artiste encore souterrain, doublé d’un homme guère serein.  
        

Commentaires

  1. Miroir du passé, cinéma aux devinettes. http://jacquelinewaechter.blogspot.com/2018/05/miroir-du-passe-cinema-aux-devinettes.html

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    1. Et ce canapé liquide me rappelle Bacon, donc Daho, voire l'inverse :
      https://www.youtube.com/watch?v=I66DaObuSEU

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