La Femme du boulanger : La Chatte à deux têtes


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Marcel Pagnol.


On sait que Giono détestait La Femme du boulanger, transposition-trahison d’une « nouvelle » pas même citée au générique, en réalité d’un extrait de roman apparemment autobiographique. Si Regain réussissait in extremis à illustrer le panthéisme lyrique de l’auteur du Chant du monde et du réalisateur de Crésus, le métrage de cocufiage se rapproche davantage de la « comédie à l’italienne », avec son argument tragi-comique soutenant la peinture sociale. Réduire Marius à sa partie de cartes relève du risible et le retour du matou n’occupe que la coda, à peine huit minutes, allez. Précisons subito qu’elle ne pourrait être aujourd’hui reproduite à l’identique, merci au féminisme et à l’antiracisme, alors que le pacifique Pagnol utilise le terme « Nègres » tel Voltaire, souligne la ressemblance de tous les hommes, y compris en Asie, à peine distingués par la beauté, congédie les soupçons de misogynie moralisatrice par une décision de pardon généralisé. Le « village de crétins », dixit l’instituteur, joue certes les chœurs antiques, mais le mélodrame se déploie dans la « trilogie marseillaise », dans Angèle, surtout dans le magnifique Naïs et l’admirable diptyque Manon des sources, Ugolin, trois titres portés par l’inoubliable Jacqueline Pagnol. Aimable, en effet aussi bon que son pain, ne s’oppose pas à ses pairs, contrairement à la blonde Antigone, et le spectre du prédécesseur pendu, à l’acte désespéré repris en replay, dédramatisé aussitôt, ne possède pas la terrible grandeur du trépas du Judas de garrigue. Pareillement, Raimu amuse, émeut, moins, néanmoins, que dans Marius, Tartarin de Tarascon, Un carnet de bal, La Fille du puisatier ou Les Inconnus dans la maison, disons. D’ailleurs, pivot du film, il n’en constitue pas le centre, et chaque acteur évolue autour de lui en satellite indépendant, important, non en faire-valoir de bazar.


Au cœur de La Femme du boulanger figure de facto sa moitié, Ginette Leclerc au bord du caméo, Arlésienne à la Daudet si sereine entre les bras de son berger piémontais. Pagnol, maître de la parole filmée, du temps transformé en durée, en compagnie de Guitry, Mankiewicz, Rohmer ou Cronenberg, immortalise assez superbement leur rencontre silencieuse et fiévreuse, coup de foudre au fournil, à l’impératif d’un sac ouvert avant des jambes écartées, qui embrase les organes et incite illico à la fuite de nuit. Dans cette passion érotique, dans cette malédiction-bénédiction des « choses de la chair » qu’évoque avec une vraie justesse au curé courroucé Charpin déguisé en marquis licencieux, point sadien, passe quelque chose de La Chienne de Renoir, autre triangle ancré dans le réalisme des corps, des décors, de l’environnement sonore. L’interprète charnelle du Corbeau et des Eaux troubles chevauche un canasson coûteux et un amant d’occasion vite effrayé par la religion. Agissait-elle déjà ainsi à Banon, d’où l’arrivée du couple au Castellet, lieu nommé sur une affiche de bar, à côté d’une plaque portant l’inscription d’apéritif MATTEI CAP CORSE, au ravissement de votre serviteur ? Il fallut trois ans au suicidaire pour l’épouser, pour la pétrir dans l’intimité, habillée, déconnectée. Cela n’arrivera pas à la vieille fille, « grenouille de bénitier » endeuillée, flouée, ni aux matrones bonhommes, commères enclines à médire de la « créature » impure. Avec ses extérieurs de lumière littorale et ses intérieurs bien éclairés par Georges Benoît, formé à Hollywood, familier de Walsh puis de Maurice Tourneur et Sacha G, auxquels une belle restauration « en interne » et 4K de 2016 rend justice, La Femme du boulanger opère une césure-collure de montage et d’espaces qui reflète la personnalité scindée de l’artisan déboussolé, auparavant expansif, désormais dépressif.


Administrativement, le Var appartient encore à la Provence, tandis que le film ne se caractérise pas par cette présence irradiante du soleil, de la terre, éventuellement de la mer, réelle ou rêvée, à retrouver dans le reste de la filmographie. Rappelons aux naïfs que Pagnol, peu soucieux d’une quelconque objectivité,  cartographie un univers qui lui appartient en propre, qui n’appartient qu’à lui, inassimilable à d’autres imageries, notamment celles d’Allio & Guédiguian. Ce faisant, préférant le cinéma à la sociologie, il débouche, pas si paradoxalement, sur une forme de documentaire, celui des conditions de tournage autarciques, celui d’un passé recomposé en direct. Ici, l’église vide jouxte « l’école publique mixte », les animosités ancestrales, aux origines futiles, indélébiles, s’associent aux querelles de voisinage à venir, à la parole qui se « retire » entre adversaires fraternels et les joutes oratoires, plus ou moins amènes, du prêtre et du « professeur des écoles », anticipent la dialectique gentiment SM du Petit Monde de don Camillo. Le territoire de La Femme du boulanger s’avère au final autant trivial et mental que son homologue hexagonal, danke à la Continental, peuplé de héros et de salauds au bord de l’indiscernable selon Clouzot, que le Castle Rock de Stephen King, que la L.A. d’Ellroy. Afin de réparer un « attentat », presque « pâtissier », tramé « contre la morale et le ravitaillement », une armée de solidarité finit par se dresser, s’organiser, concorde de classes reprise dans La Fille du puisatier sous patronage pétainiste, incluant cependant des cornes en cadeau, après une sérénade de Scotto. La « brebis égarée » sur une île lascive reviendra in fine au bercail enfariné, la gueule pas spécialement « enfarinée », plutôt défaite par ses larmes, ramenée en catimini par le bon berger en soutane, hissé sur les épaules du pédagogue, à coup de parabole christique chipée à Jean, Raimu empruntant lui-même son melon et sa moustache à un certain Chaplin.


Film modeste, quasiment mineur, souvent marrant et constamment plaisant, La Femme du boulanger charme en outre par la manière pagnolesque, néantisant tout au long des rapides cent vingt-huit minutes une injuste, sinon persistante, réputation de « théâtre filmé », mis en boîte, mis en conserve. Vrai cinéaste adoubé par Welles ou André Bazin, pourquoi pas précurseur d’un Rossellini, Pagnol laisse loin derrière lui la poussière du début des talkies, quand on produisait partout en série des simulacres immobiles, anémiés, atteints de logorrhée. Dès le troisième plan, un travelling arrière liminaire, invisible à force de classicisme, accompagne le premier dialogue, et deux ou trois discrets travellings avant ponctueront des moments de rapprochements. Cadrages et surcadrages, par exemple du protagoniste via une armoire à glace ou une fenêtre de « ravi », compositions d’ensemble alternant avec des gros plans de visages, dos dramatiquement tourné, en amorce, de la mariée dévoilée en insert, récit rythmé, à rallonge, de l’amnésique Maillefer, alias Édouard Delmont, bientôt partenaire/père de la Leclerc chez Henri Calef supra, nudité de « l’adultère » suggérée par le hors-champ du témoin, léger accident de monologue raimusien enregistré in vivo, conservé en signe de vie : tout dénote une conscience claire et une maîtrise fertile de la caméra, jamais soumise au texte, toujours sensible à la sensualité des ombres ensoleillées, du mistral matérialisé. Apôtre polémique du parlant, Marcel Pagnol paraphe la disparition de la perfection abstraite, puisque privée de son, pas de musique, du muet, rend au monde miroité, métamorphosé, accentué, son intégralité, sa sensorialité. Cet éloge de la tendresse sincère, de l’amour un peu incestueux, cuit à la Jacques Demy, cf. Peau d’âne, opposés à l’évidente différence d’âge, à la mélancolie sudiste, s’achève par un POV depuis le creux du four rallumé, ouf, à réjouir le David Fincher de Panic Room et à rimer avec le Samuel Fuller de The Big Red One – en 2017, pour une sensibilité cinéphile complice, la fougasse aux anchois, croyez-le ou pas, rejoint donc l’irreprésentable de la Shoah, voilà…

Commentaires

  1. Pétain dans le pétrin, fougasse aux anchois,
    Mattei Cap Corse Amaro de préférence,
    merci pour le billet bien senti, lecteurs susceptibles s'abstenir !

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    Réponses
    1. Pétrin plutôt que Pétain, pardon, tant pis pour La Fille du puisatier, son célèbre speech à la radio...
      Comme un écho :
      http://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2020/03/de-gaulle-loperation-corned-beef.html?view=magazine

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