Valley of Love : Mirage de la vie
Un homme, une femme, le fantôme, rêvé ou avéré, d’un fils, quelques touristes et le désert : explorons avec
plaisir cette nouvelle carte de Tendre délocalisée en territoire américain…
Huppert (le générique de fin supprime
le prénom de l’actrice, hissée au rang de mythe familier), au centre du cadre,
en marche et de dos, dans un décor de bungalows,
délestée des patins à roulettes de La Porte du paradis mais alourdie
par une valise de même type : le tout premier plan(-séquence) de Valley
of Love rappelle celui de Rosetta, et Guillaume Nicloux va
nous raconter à son tour, dans un contexte certes différent, une parabole de résilience, un conte de fées pour
adultes porté par deux « parents » renaissants, un survival en milieu hostile et sans
merci, mais pas sans espoir. Si l’héroïne des Dardenne, Petit Chaperon rouge
orphelin aux prises avec tous les (grands méchants) loups du capitalisme,
luttait, physiquement et moralement, dans la grisaille générale de sa Belgique
dépressive, Patricia, comédienne reconnue et installée, déambule « sous le soleil exactement »,
accompagnée par un superbe thème de Charles Ives, compositeur majeur et méconnu
dont un certain Bernard Herrmann se fit naguère le champion ; le lento hanté, ample et dissonant de The
Unanswered Question, qualifié par son auteur de « drame
cosmique » (définition valable pour le film), résonne avec Mahler (adagietto et adagio des cinquième et neuvième symphonies), Delerue
(solaire Mépris), voire Badalamenti (Sailor et Lula) et
confère d’emblée au mouvement documentaire sa valeur intérieure. Nous allons
assister/participer à un voyage immobile et subjectif, tendu vers un impossible
retour (« J’ai l’oppressante sensation d’une imminence » confiait
Cyril Collard, autre explorateur des solitudes arides pour le final des Nuits
fauves, par ailleurs assistant de Pialat, dans Condamné amour).
Nicloux, comme dans un miroir (des
fantômes), reprend et renverse ici les principaux éléments et motifs (figuratifs)
de Cette
femme-là, son meilleur film jusqu’alors, formant un diptyque avec Valley
of Love (Ce couple-ci en possible titre alternatif) : la perte d’un
enfant, l’alcool, la déréliction, le corps (celui de Josiane Balasko dans son
meilleur rôle), l’obscure et terrifiante forêt (du fait divers et de l’âme, sur
laquelle s’ouvre la Divine Comédie). Le voyage au bout de la nuit de la femme-flic
fait place à un pèlerinage a priori
stérile et caniculaire, la douleur et la culpabilité dédoublées via ce couple « raccommodé »
d’outre-tombe par une progéniture déjà absente (de leurs vies, de leur intimité)
de son vivant. Michaël (ou Michael prononcé à l’américaine par Depardiou), digne descendant de Michel,
archange martial et psychopompe, photographe
(dit le synopsis) avatar d’un cinéaste « obsédé » par la filiation
(dédicace du film à son propre père), réunit de façon épistolaire deux personnages en quête d’auteur, d’un
sens au scandale d’un suicide, d’un « second souffle » (halètements
et soupirs exténués de Gérard) après les aléas d’une vie (séparation, maladie),
dans un étouffant théâtre de la cruauté aux allures d’ordalie (par le fer rouge de la fournaise
californienne), durant sept jours, et autant de stations, symboliques. Au terme de l’épreuve, de la mise à nu,
littérale (ventre du comédien, non plus de l’architecte selon Greenaway) et
métaphorique (dénuement et abandon des biens, grosse voiture désertée, téléphone portable, bien nommé
cellulaire au Québec, volontiers
cassé, un peu comme Richard Berry oubliait sa montre dans la nature vivante du Petit
Prince a dit, précieux mélodrame paternel prenant le chemin inverse de Valley
of Love), ils se perdront définitivement, afin de (se) trouver quelque
chose, ou quelqu’un, que le spectateur, suivant sa croyance et sa sensibilité,
nommera salut, damnation ou mirage (Sirk at
first sight).
L’homme et la femme, anonymes et
« légendaires », convient à leurs noces funèbres et diurnes d’autres
spectres de cinéma, ceux de Loulou (Pialat, pas Pabst !),
bien sûr, mais encore de Nous ne vieillirons pas ensemble,
car Valley
of Love, son paysage immense surcadré par le format Scope et le
pare-brise d’une automobile à l’image de son conducteur (moule et rocher
balzaciens), s’apparente, pour une part importante, à une scène de ménage
dilatée par la stase temporelle itérative (duo et bagnole au « point mort », donc), mais, cette fois-ci,
contrairement à la mutine et mutique Marlène Jobert, très stoïque face au
torrent acrimonieux et verbal de Jean Yanne dans sa guimbarde, Isabelle Huppert ne se laisse pas faire et rend coup
pour coup, avec des dialogues à la fois très écrits et animés, jamais déclamés
(Depardieu parle d’improvisation sur une trame, muni d’une oreillette –
pourquoi pas ?). Les deux solistes virtuoses exécutent avec brio la partition minimaliste et en
« mille-feuille » (telle les multiples dépôts sédimentaires
désertiques) du scénariste-réalisateur, sa caméra proche et précise riche d’un
dépouillement idoine, sachant éviter avec adresse les écueils de la
contemplation touristique ou picturale (« péché mignon » de Bruno
Dumont dans La Vie de Jésus et L’Humanité). Sous le ciel infini, au
sein d’un horizon aboli et cependant prisonniers d’un habitacle, d’une chambre
de motel, les vieux amants (clin d’œil à Brel), frère et sœur (incestueux)
désarmés des militaires du Désert des Tartares, attendent
obstinément un événement qui justifierait leur existence et leur déplacement (exil ascétique) en
terre étrangère/infernale. Tandis que le cruel Buzzati relevait la garde à
l’instant suprême, Nicloux termine sa balade (sauvage et apaisée) par un happy end très peu hollywoodien.
En apparence (méfiance et traversée),
Valley
of Love revisite Zabriskie
Point – l’itinéraire filial comprend une litanie de toponymes
évocateurs, « hauts lieux » du parc national, baptisés Artist’s Palette, Badwater, Dante’s View, Furnace Creek et Mosaic Canyon, mais fait significativement l’impasse sur le fameux Ground Zero de la Pacific Coast Borax
Company, terrain de jeu terroristico-marxiste pour l’ironique émigré Antonioni,
y situant de surcroît une onirique et mémorable partouze ensablée –, et l’on
pourrait croire, de prime abord, qu’Isabelle et Gérard partent sur les traces de
Mark ou de leur jeunesse, réelle et cinéphile, enfuie pour toujours (avant même
d’ouvrir la bouche, nous touche leur
évidence charnelle : elle semble si frêle, dérisoire végétarienne préoccupée
par l’écosystème ; il paraît si démuni, ogre las dévoré de l’intérieur par un
cancer de la vessie). Pourtant, bien qu’il sache le prix du Temps suspendu (beau
plan de Miss Huppert seule sur un banc, dans l’expectative, rime visuelle et
palindrome de la coda), Nicloux ne
donne pas à éprouver la béance
existentielle du maître de Ferrare, et son long
métrage, épuré, rythmé, dégraissé, réduit
à l’essentiel d’une heure trente, n’ennuie pas une minute, ni ne « tire à
la ligne » (d’une lettre écrite par un mort, dans la tradition lovecraftienne).
De plus, y coulent la sueur, le sang (tête décapitée de chamois dégottée dans les toilettes pour hommes),
la salive, les larmes et l’urine – mais pas le sperme, les coups sinistres et doublement théâtraux, entendus par Patricia couchée,
évoquant davantage des phénomènes paranormaux que de bruyants ébats de l’autre
côté de la cloison.
Mieux vaut sans doute rapprocher
cette vallée (perdue), au titre programmatique et antinomique, presque
psychédélique (Summer of Love et tutti quanti, dans le lit désormais asséché des utopiques
années 70) de Twenty Nine Palms, itou
regard expatrié, anatomie (voire autopsie) d’un couple en crise et panorama
d’un espace désolé, anxiogène (Nicloux cite Scarface, Dumont relisait
Délivrance),
avec une incongrue piscine partagée (point celle de Jacques Deray, quoique,
plutôt celle de John Cheever pour The Swimmer, l’allégorie aquatique avec Burt Lancaster,
nouvelliste dont les seconds rôles – une vieille dame se plaignant de la
chaleur à Vegas, un fan de Depardieu quêtant un autographe – lisent étonnamment
Falconer,
histoire d’amour masculine en prison). Valley of Love, antithèse du tombeau
aux palmiers, documente un bout
particulier d’Amérique, deux acteurs « historiques », une manière
d’utiliser l’écran rectangulaire, autrefois réservé par Fritz Lang aux serpents
et aux enterrements (Patricia, traumatisée par celui de son père, n’assista pas
à celui de son fils, quitté/parti à sept ans), et réussit là où échouait le
sympathique mais anecdotique L’Enlèvement de Michel Houellebecq,
vrai-faux portrait de l’écrivain kidnappé par les cousins des Deschiens :
mêler sans heurts ni coutures la diégèse (retrouvailles
« fantastiques » sous le signe d’un défunt) et l’autobiographie
(Gérard, individu et persona, né, en
effet, à Châteauroux), la narration (Patricia, pas Isabelle) et l’autofiction
(le fils décédé, Guillaume Nicloux et
Guillaume Depardieu). Le tressage
risquerait de s’avérer paresseux, trompeur, obscène (demander à un père meurtri
d’incarner son reflet à l’écran, ou, versant « commercial »,
solliciter Liam Neeson pour endosser des habits sur mesure de veuf endeuillé),
danger vite désamorcé par l’humour et la justesse constants.
Parfois poignant mais souvent drôle, réalisé
par un « dépressif joyeux » (ainsi qu’il se qualifie dans un
autoportrait pour Studio Ciné Live), Valley of Love se tient à la bonne
distance, de son sujet, de ses sujets (en liberté contrôlée, non
« surveillée »). Au cours de ce road
movie à l’arrêt, buissonnier (ardent !), nos deux protagonistes vont
peu à peu se dépouiller de leur indifférence liminaire (Patricia, oreillette en
tête, se contrefiche de son interlocutrice déshydratée) et arrogante (blague méprisable de Depardieu sur le dos de De
Niro et du cinéphile amateur et insultant, rabiboché autour d’un verre et
cherchant aussitôt à placer une historiette de son cru), se dévoiler l’un à
l’autre, échanger un baiser « maternel » (sur la scène d’Avignon,
Isabelle Huppert livra une Médée infanticide au bord de l’épuisante hystérie)
qui n’ira pas plus loin, pas encore, réapprendre à se parler, à s’écouter, à se
taire (ou à hurler) pour que surgissent les voix alentour, du monde et des
morts (« Gérard ! Viens ! » implore un souffle masculin
issu de la roche sans âge ; dans Mammuth, Depardieu dialoguait déjà
avec une morte, nommée Isabelle Adjani). L’épiphanie scindée, de jour et de
nuit, au père et à la mère, incompréhensible et jalousée par chacun, visitation
à la Weir (on pense à Pique-nique à Hanging Rock, non à Théorème),
se résume à une « odeur », un morceau de tissu vert – couleur
d’espérance et de malédiction – à peine entrevu. Le film s’autorise également un
détour dans l’univers de David Lynch, avec cette apparition sidérante de la
Mort sous les traits asymétriques
d’une jeune femme à lunettes estimant vivre « trop dur » (tentation
du père, révélée par l’accident avec le rasoir, de suivre son héritier au
royaume des ombres, stroboscopiques ou pas).
De l’hypothétique résurrection
messianique, du retour du fils prodigue,
nous ne verrons, in fine, que des stigmates, témoignages plus ou moins
fiables (somatisation, automutilation ?) infligés aux avant-bras et aux
mollets (des incrédules), car le cinéma, art par « nature » réaliste,
jusque dans ses effets spéciaux, jusque dans son greffon numérique (viser sans cesse un plus grand coefficient de véracité, généralement aux dépens de la vérité, avec le contre-effet de
l’incrédulité globale devant tant de prodiges
polymorphes), donne à voir avant tout des lieux, des objets, des êtres, et
filme des traces (des preuves, diront certains) matérielles de la spiritualité,
des artefacts imparfaits où (ad)mirer, « en un miroir,
obscurément » (Corinthiens, 13 : 12), le mystère sans réponse de nos
vies. Dépourvu du mysticisme de Dreyer (Vampyr
dans l’Hexagone et Ordet ailleurs), de Bresson (Au hasard Balthazar), de
Pialat (Sous le soleil de Satan) ou de Brisseau (De bruit et de fureur),
Nicloux s’inscrit néanmoins dans une ambitieuse veine
« métaphysique », décelable et féconde, du cinéma français, cherchant
à enregistrer l’invisible, à permettre l’avènement, par la qualité ambivalente
et spectrale du « septième art » (funéraire), d’une transcendance
immanente (assumons l’oxymoron), d’une réalité radicalement autre, d’un revers
retourné. L’ensemble des dualités à l’œuvre dans le film – le féminin et le
masculin, l’eau et le feu, le mouvement et l’immobilité, le spirituel et la
trivialité, le présent et le passé –, le structurant musicalement, métaphorise
en outre la schizophrénie ontologique des images cosmopolites et de
l’imaginaire tricolore (faisons court : l’immortalité mortelle, l’étreinte
contradictoire des Lumière et de Méliès).
Valley of Love, quête d’un visage effacé, d’une
main dont ne demeure que la graphie régulière, généreuse et impérieuse, se lit
aussi comme une fable méta, sur les puissances artisanales et telluriques,
infernales et extatiques, du cinéma, une réflexion comportementaliste et
loquace sur la foi du spectateur, une cartographie du pays des fantômes, des
présences-absences, des revenants (l’ultime plan de L’Au-delà, signé Lucio
Fulci, avec son couple aveugle parvenu à un Hadès cendré, annonce le Nicloux). Dans
le désert roux (de la chevelure
d’Isabelle), ce Voyage en Italie, pardons, aux États-Unis, produit par Sylvie
Pialat, aboutit à un nouveau point de départ, une renaissance nocturne en
clair-obscur, clos sur le visage radieux de l’actrice (beau travail du fidèle
directeur de la photographie Christophe Offenstein) : l’héritière native du
seizième arrondissement parisien (« Putain, et en plus ça
brûle ! » rage-t-elle contre la portière chauffée à blanc) et l’ancien loubard de banlieue (« Ma
chemise avec des ananas, tu trouves ça beauf ? »)
se regardent une nouvelle fois avec tendresse et stupeur, paradoxes vivants du comédien
(eux-mêmes et leurs personnages). Et l’on pardonne aisément à notre cinéaste-romancier
les ratages du Concile de Pierre et de La Clef – arrivé « à bon
port », entre champignons radioactifs et hamburger à la salade, casquette
rouge au scorpion noir et diner à
domicile (orné de l’affiche de La Somme de toutes les peurs !), avec une appréciable économie de moyens (on ignore les salaires
respectifs des deux stars), il brise
le triangle coupant, sans bruit, qui devient, par la grâce de son poème
discret, séduisant et sensuel, fraîchement accueilli à Cannes, un cercle parfait, dans le halo
vertigineux et rassurant d’une promesse silencieuse…
Entre la tarte à la crème de la résilience dont on nous ressert une tranche à chaque évènement tragique, comme si il fallait absolument tirer un profit du pire, économique ou filmique, l'allusion au Guillaume fils de... disparu au travers de Nicloux pour rester dans les clous de ce cinéma convenu qui se donne des airs fantastiques et voudrait laisser une parenthèse non élucidée, quand-même il faut bien tenter de faire moins convenu, parce que même pour le décor la fameuse vallée entre circuit touristique américain obligé de films ou de voyages organisés, on est servi question, on en remet une couche, de crème solaire ici puisque ça cogne sur la calebasse.
RépondreSupprimerFiction ou réalité, mirage dans le désert, la frêle Huppert, (Balzac en son temps et ses romans avait si bien décrit ce genre de femme hyper directive sous des dehors de femme en apparence fragile et qui font croire aux hommes que leur statut protecteur peut leur permettre de les dominer, apprivoiser) le massif Gérard avec sa chemise à fleurs qui nourrit les lézards, on se prend à regretter l'iguane de Tennessee Williams et le décor à peu près similaire mais à l'histoire tellement plus torride...
Quand aux dialogues vraiment question platitude c'est cuisant... à l'image d'une époque si pauvre qui cherche encore à se donner des grands airs...Les acteurs ont dit avoir eu plaisir à se retrouver, ils font bien leur job, pour moi c'est insuffisant à me faire apprécier pour autant l'ensemble mais ce n'est encore une fois qu'une opinion toute personnelle.
"Isabelle (racontant un rêve) : Je vous regarde, et vos yeux ils sont tellement noirs, mais tellement noirs…
Gérard : C’est tout ?
Isabelle : Oui.
Gérard : Pas terrible… Un rêve à la con.
Isabelle : C’est un rêve !
Gérard : Oui, mais c’est un rêve à la con."
Sans nier l'existence de la résilience, je m'en soucie peu assez, surtout au ciné.
SupprimerDésert adoubé idem par Baudrillard en vadrouille.
Huppert ou Gardner ? Le choix ne m'indiffère mais Isabelle ici pas à la truelle.
Les dialogues d'Antonioni, autre cinéaste au désert, rouge ou US, moins drôles ou alors de manière involontaire, valent-ils vraiment mieux ?
https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2014/12/zabriskie-point-america-america.html
Peut-être ou pas que ce film-là davantage vous séduira :
https://www.dailymotion.com/video/xpx4m1
Entre Antonioni et Nicloux, y a pas photo selon mon opinion, les "visions de Nicloux j'arrive pas, et comme il le dit lui-même :
Supprimer“Etre dépassé, c’est que je recherche en permanence.”
https://www.telerama.fr/cinema/guillaume-nicloux-j-ai-vu-mon-pere-mort-dans-un-canyon-de-la-vallee-de-la-mort,127983.php
Je faisais référence non aux films mais aux répliques, souvent superflues, sinon pire, parmi les opus du quand même caro Michelangelo.
SupprimerMerci de ce bel entretien d'un artiste lucide, y compris à propos de son propre travail : "on croit à ce qu'on a envie de voir", en effet, pas seulement au ciné.