Les Chemins de la liberté : Horizons perdus


Suite à sa diffusion par ARTE, retour sur le titre de Peter Weir.


On se contrefout, à vrai dire, de savoir s’il s’agit ou non d’une « histoire vraie » (cf. le canular littéraire Survivre avec les loups, situé dans le même contexte), gage d’authenticité à peu de frais au frontispice des téléfilms d’après-midi, et Weir lui-même, sans remettre en cause la réalité du récit de Sławomir Rawicz, classe son film dans les œuvres de fiction, davantage en quête de vérité que de véracité, comme tout artiste par définition, ce qui n’exclut pas, cependant, l’apport possible du documentaire, ni l’enracinement « ontologique » (Bazin) du cinéma dans le réel. Hommage sans emphase à des combattants sans armes et presque sans avenir, à l’idée de résistance dans l’acception la plus physique du terme, longue marche de morts-vivants prisonniers de leurs passés respectifs, libres et solitaires dans l’immensité souvent hostile ou indifférente du monde, à redouter bien plus que la sauvagerie partagée (nazis ou soviets) des hommes, Les Chemins de la liberté se joue des faits et des époques, condensant, dans sa dernière scène, par la « magie » vertigineuse du montage recourant aux images d’archives, cinquante ans d’Histoire polonaise en quelques minutes.



« Votre prison, c’est la Sibérie » affirme avec justesse le maton en chef du goulag, mais le petit groupe d’hommes sales et affamés, plusieurs incapables de voir dans la nuit à cause d’une carence en vitamine, melting pot de destins et de nationalités, meute de loups humains (Colin Farrell, violent, attachant et enfantin, à l’accent russe aussi peu convaincant que de celui de Vincent Cassel dans Les Promesses de l’ombre), s’évade vite du « camp de rééducation » où expier le crime, imaginaire ou avéré, de penser et vivre hors de la doxa – Weir, assurément, ne relit pas Le Pavillon des cancéreux, bien que la séquence « d’actualités » citée supra s’achève sur un lapidaire et explicite « Pologne libre ». Les cellules intérieures (soul cages, dirait Sting) se révèlent plus redoutables que les barbelés, et cette odyssée reprenant le périple d’Ulysse – s’éloigner pour mieux revenir (The Way Back, en VO), retrouver in fine la femme aimée pour lui offrir un pardon longtemps attendu – possède une double nature caractéristique de l’univers (au sens de corpus et d’espace) du cinéaste : à la fois réaliste, organique (pull maculé de sang, dent tombée, visages ravagés par la canicule, avec une « nomination » aux Oscars pour le maquillage à la clé) et fantastique, allégorique (vision subjective et « domestique » de Janusz, micro-société internationale – « On est les Nations Unies ! » – et polyglotte, traversée biblique et existentielle du désert).



Le voyage au bout du monde et de soi, étalé sur six mille kilomètres, achevé dans les montagnes sacrées de l’Himalaya, écrin spirituel et féminin (les paysannes dans les champs avisent en premier ces faux pèlerins dénués de passeport) d’une renaissance déjà explorée par Capra, du côté de son utopique et envoûtant Shangri-La, auquel nous empruntons le sous-titre de notre article, réunit donc un militaire et un dessinateur polonais, un ingénieur américain, un criminel russe, un prêtre letton et un comptable yougoslave (Kazik, de Pologne également et à la vue déficiente, trouvera vite la mort en statue gelée parmi les arbres sombres, avatar de Nicholson dans le neigeux labyrinthe végétal de Shining), sans oublier une orpheline polonaise recueillie sur les bords apaisants et apaisés du lac Baïkal, menteuse et précieuse petite fée (lumineuse Saoirse Ronan) aux pieds enflés dans ce cadre grisâtre ou solaire (remarquable travail du fidèle directeur de la photographie Russell Boyd). En partie produit par National Geographic Films, Les Chemins de la liberté ne sacrifie pourtant pas au moindre tourisme audiovisuel, au joli et rassurant livre d’images intemporel (on renvoie les amateurs vers Des racines et des ailes), au panthéisme mystico-publicitaire d’un Terrence Malick, pas plus qu’il ne se vautre dans le sirupeux pathos (reproche critique), inscrivant avec maestria un parcours intimiste au sein d’un cadre épique (héritage de David Lean). Ce survival ultime, western religieux et film d’horreur en plein jour peuplé des monstres de la mémoire, de la culpabilité, de l’espoir, se rattache naturellement au reste de la filmographie weiresque, et y résonnent les échos assourdis de Pique-nique à Hanging Rock (évanescence troublante de l’héroïne), de La Dernière Vague (fin du monde individuelle), de Gallipoli (guerre, cimetière et aridité), de Witness (rencontre interculturelle), de Mosquito Coast (l’obsession de Jim Sturgess vaut bien celle de Harrison Ford), de The Truman Show (passage des apparences et révélation identitaire). 


Contrairement à Tom Hanks dans le « révisionniste » et lacrymal Forrest Gump ou aux innombrables protagonistes de « drames » vraiment dramatiques, les personnages de Peter Weir ne courent pas (inutilement) ni ne surmontent à bon compte leurs « traumas » initiaux ; ils survivent ou meurent, et le trépas, peut-être, ensevelit les plus chanceux, car la mort aussi peut se révéler une liberté (comme l’indique Monsieur Smith, exceptionnel Ed Harris). Pareillement, la solidarité de la communauté errante et parlante montre ses limites, et Valka, fan de Lénine et Staline tatoués sur son torse, préférera le danger de sa patrie au fantôme de la liberté à l’étranger, tandis que le patriarche rejoindra via Lhassa une base US en Chine. L’échec commercial de ce film constamment intelligent, abouti, riche et populaire, en dit beaucoup sur le goût (et l’attention) majoritaire contemporain, portant aux nues dérisoires des bandes exemptes de regard mais remplies de dinosaures, de super-héros, de bonne conscience politique, d’illustrations méprisantes et méprisables d’une trop fameuse « crise » devenue profitable alibi (et réservoir narratif paresseux). S’il rejoint l’actuel regain de la marche collective, avec ses allures de redécouverte et de quête (au cinéma, cela donne, par exemple, Saint-Jacques… La Mecque ou The Way), Les Chemins de la liberté ne s’apparente pas à une Immortelle randonnée : Compostelle malgré moi, et sa lucidité adulte l’empêche de verser dans l’œcuménisme à la Benetton.     
   


Marcher, c’est apprendre à mourir, et par conséquent à vivre, conclurait-on en pastichant Montesquieu, puisqu’il nous faut quitter à regret cette belle compagnie parfois bouleversante – la mort d’Irena, ses mains placées en gisant par le paternel Harris, avec une grâce infinie ; les retrouvailles « argentées » de la coda – et jamais vaincue par l’adversité rythmée des saisons, des territoires, des atrocités, car brûle en elle le meilleur de l’humanité tout entière, une flamme fragile et intrépide au cœur des ténèbres quotidiennes. Vive Weir, définitivement !     
  

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