Pacte avec un tueur : The Ghost Writer
« Les deux faces d’une même
pièce », affirme le tueur à gages à l’inspecteur de police : sur les
terres du billet vert, les valeurs (éthiques, financières) fluctuent,
et le meurtre se réduit à une monnaie d’échange…
Best Seller se tient tout entier dans ses
premiers plans, suite de fondus enchaînés dans l’axe qui dédouble le trajet
d’un van ébène roulant pour Nixon, littéralement, surgi des sombres Enfers d’un
parking souterrain, en direction du jour aveugle de la sortie : à la fois
résurrection urbaine, montée documentaire vers la lumière et fuite en avant,
irrésistible et métaphorique, vers un trépas virginal, ce grand blanc entrevu dans
les « expériences de mort imminente ». Pacte avec un tueur, sa
dimension faustienne soulignée par le titre français, constituera donc la
chronique d’une mort annoncée, d’une humanité regagnée, d’une brève rencontre
entre deux hommes que leurs métiers, leurs morales, leur vies opposent de façon radicale, sous le
signe filial, voire sentimental, d’une initiation identitaire, d’une traversée
des apparences du capitalisme américain et de la famille idéale (idéalisée), et
ce en seulement quatre-vingt-dix minutes, dont pas une seule inutile ou
rajoutée, dans l’épure maîtrisée – d’autres parleraient d’efficacité « artisanale »
– d’un cinéaste discret à redécouvrir.
John Flynn, connu pour Haute
Sécurité, son « film de prison » avec Stallone (acteur qu’il
juge, comme nous, sous-estimé), met en images – et réécrit, d’où un procès en
paternité vite expédié – une parabole existentielle et satirique due à
l’attachant Larry Cohen, en rime riche
avec L’Avocat
du diable, autre conte méphistophélique bien mené par Rebecca De Mornay,
aux prises avec Don Johnson devant la caméra de Sidney Lumet. Alors que Scarface
versait volontiers dans le biopic
opératique, que Police fédérale Los Angeles incendiait une esthétique flashy (issue des années 80) dans un
tango dantesque (telle sa poursuite automobile) ouvertement gay, Flynn, natif de Chicago, à l’instar
de Friedkin, opte pour un traitement beaucoup plus retenu, une fausse
transparence revendiquée par le classicisme hollywoodien, portés à leur plus
haut point, parmi ses confrères, par un certain Robert Wise, qui forma notre
réalisateur (avec John Sturges, lui-même parangon de simplicité) après des
études de journalisme (discutable école d’objectivité). Le prologue, situé en
1972 (date de sortie du premier opus de Cohen en tant que scénariste-cinéaste,
acte de naissance de « l’ère du doute » US, bien que « l’Amérique
n’a jamais été innocente » selon William S. Burroughs), donne aussi le
ton, dans sa violence sèche et béhavioriste :
se déroulant quinze ans plus tard, après une montage sequence factuelle, temporelle et abstraite (Blow-Up
et non Citizen Kane) conçue par Phill Norman, Pacte avec un tueur
conserve ce cachet âpre, sans afféterie, cette saveur réaliste à l’œuvre dans,
disons, French Connection ou Serpico (épisode explosif du chauffeur de taxi new-yorkais
égorgé).
Bien moins métaphysique que l’auteur
du Convoi
de la peur, davantage psychologique (mais une étude de caractère en
mouvement, aux répliques au rasoir, délestée des lourdeurs habituelles de
l’exercice), Flynn tisse un spirituel
suspense spéculaire (Maniac Cop, trilogie de Cohen et
Lustig, fondra les deux faces de Janus en un protagoniste unique),
remarquablement éclairé par Fred Murphy (son travail sur Hypnose et Fenêtre
secrète, le diptyque de David Koepp, encore un homme de mots passé à la
réalisation, vaut aussi le détour), accompagné avec pertinence par les notes
électroniques de Jay Ferguson (échos anticipés du Mark Snow de X-Files
ou du Unfinished Sympathy de Massive Attack), produit par Hemdale, la
boîte britannique de John Daly (par
ordre chronologique, Tommy, Terminator, Le
Jeu du faucon, Comme un chien enragé, Salvador,
Platoon,
Le
Dernier Empereur, Le Ventre de l’architecte, Hidden
Agenda, GoldenEye et al.) et
distribué par Orion (vivier de souvenirs vidéophiles), évocateur et talentueux
générique d’une certaine idée de l’indépendance et de la
« contrebande » (pour utiliser le lexique de Scorsese) du « cinéma
de genre » (cf. Carpenter ou Romero).
Face (à face, ou Volte-face chorégraphiée par John Woo) au solide et subtil
Brian Dennehy (mémorable et à l’aise chez Kotcheff et Greenaway), le film offre
un rôle « en or » (celui, sous forme de liasses, dérobé durant le
casse initial, effectué sous des masques de Nixon) à James Woods, névrotique
avatar, la même année, du Lloyd Hopkins d’Ellroy dans Cop, ici assassin sans
merci et petit garçon adulte embrassant sa mère sur la bouche (dans L’Enfer
est à lui, Cagney idolâtrait sa maman, quand Tony Montana semblait trop
proche de sa sœur), ange exterminateur, gardien et déchu, au visage androgyne
en clair-obscur (il donne rendez-vous au policier sur le pont dangereux d’un
cargo rouillé, clin d’œil involontaire à l’épave solitaire de Vidéodrome
et arbore sa propre cicatrice abdominale) et VRP du crime en costard et lunettes noires, séducteur
impuissant (conquête maso d’un soir
levée dans un bar, qu’il n’arrive pas à « satisfaire ») et frère
esseulé, rejeton originaire de l’Oregon, d’une Americana à la Norman Rockwell
et freak de l’économie de marché
pratiquée jusqu’à l’homicide (Cohen, dans The Stuff, « repassera une
couche », sous une forme plus ludique, avec son improbable histoire de
yaourt extra-terrestre dévorant ses consommateurs). L’acteur, charmant, chantant
(Rêverie
de Claude Debussy et Plaisir d’amour en français, s’il
vous plaît !), émouvant, dérangeant (sa scène avec la belle Victoria
Tennant, agent littéraire de Dennehy, vue naguère dans Inseminoid, s’avère un
sommet de tension sexuelle et de dangerosité misogyne, Woods maniant son cran
d’arrêt tel Mitchum dans La Nuit du chasseur, présage du
terrifiant prêcheur tatoué de Robert De Niro dans Les Nerfs à vif, plutôt
porté sur la torture féminine à main nue), brille à nouveau en « soleil
noir » trouvant in fine sa
rédemption dans son sacrifice (au profit
de la blonde orpheline du veuf inconsolé).
La fusillade finale (caméo non crédité de Seymour Cassel, sans Cassavetes) au milieu d’une
fête de bienfaisance offerte à des gamins, relit celle de Brian De Palma, avec
quelques ralentis dissonants, a-spectaculaires, empruntés à ceux de Peckinpah (tendance Osterman week-end) ;
sur un grand escalier immaculé, moins funèbre que celui de Boulevard du crépuscule,
moins doré que chez le parvenu balafré (« Tu te prends pour Al Pacino ? » interroge Dennehy molestant un nervi à moumoute), Madlock, le magnat de Kappa
International (Paul Shenar, inoubliable Sosa de Scarface), multinationale
baptisée par dérision d’après les occultes confréries universitaires, scelle
son destin, et le flic-écrivain rédige le dernier chapitre de sa biographie (hagiographique ?),
la littérature devenue une excroissance du « quatrième pouvoir »,
seule à même de faire chuter les barons d’industrie corrompus, actualisation
des effets salvateurs de la presse dans les années 70 (Bob Woodward en
étendard). Le film de Flynn, schizophrène dans ses personnages bibliques
(modernes Abel et Caïn), sonde aussi, mine de rien, la dichotomie d’une nation,
celle du badge du courage (Dragnet
en VO, 714 en VF) et du fétichisme des armes à feu, de la « terre des
opportunités » et du travail au noir des « exploités » (blanchisseuses latinos à El Paso), du rêve américain de
réussite, avec le prix payer pour le réaliser, et de la précarité d’un système
de santé inégalitaire (Dennehy endetté par le cancer mortel de sa femme).
Pacte avec un tueur, en sus de préparer le terrain au
très frustrant et longuet Heat de Michael Mann, rend un hommage sincère et
détourné au Samouraï, film de chevet de Flynn, qui devait s’en inspirer pour un projet parisien peu
avant son décès en 2007, comme si François Périer invitait (chez lui, entre hommes) Alain Delon à s’épancher
sur son passé, sa personnalité. L’épilogue ironique reprend celui de Taxi
Driver, avec son pistolero (moins
marginal, plus intégré) hissé au statut de héros,
afin de parapher, s’il le fallait, que le crime, impuni ou châtié, finit
toujours par payer au pays de l’Oncle Sam, dans la « vraie vie », sur
grand écran ou en best-seller…
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