L’Aurore : L’Inconnu du lac
Pour ce deux centième article, un homme et une femme, ressuscités presque
quatre-vingt-dix ans après : persistance des mythes et incomparable éclat
d’un cinéma perdu…
Revoir, sur l’invitation d’un ami
mélomane, « le plus beau film du monde » (Truffaut) sur grand écran
numérique, dans une salle municipale de province, durant un week-end quasi estival,
parmi un maigre public âgé, commenté par un sympathique professeur (au féminin)
de philosophie cinéphile, ou l’inverse, accompagné par un surprenant et
brillant bassiste (vrais « passeurs » loin des ambassadeurs et des marchands
cannois), revient, certes, à redécouvrir un chef-d’œuvre – terme de nos jours autant
galvaudé que réalisateur ou artiste –, mais encore à se laver le
regard, à débarrasser ses yeux des tombereaux de bêtise et de laideur régnant sur
la Toile, dans la « petite lucarne » et en dehors, au sein de notre
monde mental et physique exploré avec vaillance et génie par Murnau, aventurier
alchimique du microcosme et du macrocosme (de la Polynésie aussi, pour l’ultime
Tabou).
Si l’eau d’un lac, ici, possède un double visage, à l’instar du protagoniste,
Janus liquide à la fois lieu de villégiature ensoleillé puis sépulcre profond
brisé par une tempête, se replonger dans L’Aurore s’assimile à une salvatrice
purification, à un baptême des images, la célébration d’une messe blanche
(celle qu’attendait Baudrillard à la fin de La Société de consommation ?)
pour invoquer toutes les puissances organiques et cosmiques d’un art trahi au
quotidien par ses épiciers, ses faiseurs, ses commentateurs. On court le
risque, en écrivant sur ce film « tout
simple » et pourtant d’une ampleur démesurée, de tomber dans le cliché, l’hyperbole,
la boursouflure lexicale – qu’importe, à vrai dire, puisque la critique, en
toute subjectivité, suivant l’exemple divin,
devrait « vomir la tiédeur » et le veau d’or contemporain du cynisme : osons donc, pour une fois,
le lyrisme, (presque) seul contre tous, dans le sillage des amants bouleversants
du grand Friedrich Wilhelm.
Ce voyage sépia au bout de la nuit et
du désespoir s’ouvre sur la magie optique d’un dessin transmué en plan vivant, sous la lumière d’une vaste verrière,
celle d’une gare propice à tous les départs : « L’été, le temps des
vacances » (et de la tristesse, susurre Lana Del Rey dans l’idoine Summertime
Sadness), avertit le carton, bien vite remplacé par des appels du large
volontairement dédoublés – Murnau « invente » le split screen prisé par un autre amateur des cathédrales du rail,
Brian De Palma –, entre trains rapides surgissant de la gueule noire d’un
tunnel (image matricielle depuis les Lumière, que renversera Hitchcock dans les
dernières secondes égrillardes de La Mort aux trousses) et jeux de
séduction sur la plage à l’ombre de la proue d’un paquebot. Dès le seuil, le
film donne dans la réflexivité, avec sa locomotive anthracite et fumante,
métaphorique et méta, avec ce vaisseau arrogant, moyen d’évasion luxueux et
cadre autarcique d’aventures sentimentales, de La Croisière s’amuse
jusqu’à Titanic, avec ce déploiement divisé, déjà conflictuel, de soleil, de vitesse, de mer et de gens
oisifs pas encore balayés par le vent mauvais d’une crise économique pourtant
proche (1929) ; l’introduction, dans son exquise musicalité – « A
Song of Two Humans » disait justement le sous-titre du générique, avec le caractère factuel et visionnaire d’un William Blake –, donne le tournis et nous emporte
dans son élan factice, illusoire, d’un bonheur commercial, vers le territoire
de « l’invincible été » (Camus puis k.d. lang) des silhouettes
rieuses du passé. Le sous-texte sexuel évident, illustré par ces machines
phalliques labourant à vive allure, inlassables et insatiables, les champs ou
les océans du désir, incarné de surcroît par ce couple hétérosexuel mouillé, à peine vêtu d’un maillot,
cédera bientôt la place à une possible allégorie des affres de l’homosexualité, « grain à moudre » ou
« pain béni » pour les tenants de la théorie (appliquée) du genre et les adeptes plus ou moins
lobbyistes d’une interprétation sexuée des œuvres, prompts à rappeler, merci,
l’orientation sexuelle du réalisateur, à une époque sans coming out ni gay pride.
Nous abordons, en compagnie d’un
groupe de touristes monté sur une plus modeste embarcation, un charmant village
indéterminé, exempt de « gentils organisateurs » et de toponyme, à
l’image des protagonistes réduits à leur fonction sociale et narrative –
l’homme, l’épouse, la femme de la ville, la bonne, le photographe, le barbier et al. –, dans un dessein d’universalité
énoncé supra : cette histoire
vaut partout et toujours. L’absence de noms propres pourrait gêner, faire
obstacle à la sacro-sainte identification
du spectateur avec des archétypes diégétiques ; l’un des enjeux
majeurs du film résidera dès lors dans la façon dont Murnau va singulariser son
duo sans identité administrative, verbale, lui conférer une âme (tourmentée,
héritage romantique allemand oblige) individuelle, par-delà les atours tout
d’abord convenus du roman-photo de quatre sous manichéen (notre impression première, jadis), qui
valurent à L’Aurore ce jugement hâtif et lui-même binaire, dominante doxa critique, d’Aldo Kyrou : une
histoire « insipide » sublimée par une « prodigieuse science de
l’image ». Profitons-en pour le dire vite et sans crainte du fouet auteuriste : le long métrage de
Murnau vaut aussi pour son scénario,
signé par l’un des pères du Cabinet du docteur Caligari, Carl
Mayer (auteur, également, de la trame du Dernier des hommes), bien que cette
généalogie avec l’expressionnisme ne manque pas, aujourd’hui encore, de faire commettre
la même erreur classificatoire qu’avec Nosferatu le vampire (on y
reviendra, renvoyant pour l’instant le lecteur vers le chapitre éclairant
consacré par Lotte Eisner au cinéaste dans son Écran démoniaque de
référence).
Mayer adapte l’une des
« histoires lituaniennes » de Hermann Sudermann, populaire dramaturge
et romancier régionaliste (voire nationaliste) mort en 1928, un an après L’Aurore,
quelque part, semble-t-il, entre Ibsen (lecture de jeunesse du cinéaste) et
Dumas, surtout connu pour des transpositions devenues « véhicules » à
destination de Marlene Dietrich et Greta Garbo (Le Cantiques des Cantiques
et La
Chair et le Diable), sans oublier son drame « féministe » Heimat
– deux
titres alternatifs pour L’Aurore, et une notion polysémique,
qui désigne le foyer/village natal, avéré ou rêvé, une partie de Paradis intime
et spirituel, liée à la nostalgie de l’enfance et troublée par le détournement idéologique
du nazisme, que Murnau va illustrer admirablement, avant qu’Edgar Reitz et Peter
Steinbach n’en fassent un film/série-fleuve,
historique, rural et de renom, découvert autrefois sur TF1 (Heimat,
1984). Le village, avec ses toits de chaume et ses maisons à pan de bois,
évoque une sorte de Brigadoon teuton et médiéval tout droit sorti des contes,
une terre imaginaire rivalisant avec le Neverland de Peter Pan, peuplée de
grands enfants amoureux (paraphrase d’une réplique) désunis par la présence
maléfique et obscène d’une vamp des années folles égarée/retenue dans ce paese
par ses desseins spéculatifs, petite sœur du vampire Dracula (ou de Nosferatu, dans l’adaptation illicite par
Murnau de la fresque immortelle de Stoker) parti prospecter de nouvelles
propriétés (et d’alléchantes proies) dans l’Angleterre victorienne et
puritaine ; la coda de L’Aurore
renverra d’ailleurs cette brune Lilith des temps modernes à son errance de
réprouvée, dans la même calèche qui emmenait le Comte loin de son château
maudit et en mauvais état (ah, ces propriétaires), uniquement muni d’un
cercueil recouvert de sa chère terre natale, métonymie de son Heimat à lui.
Et le nôtre : une fois franchi l’embarcadère, les joyeux
fantômes viennent à notre rencontre, tel un pastiche du fameux intertitre
français de Nosferatu le vampire, car pénétrer à nouveau dans L’Aurore
équivaut à fouler un sol trivial et sacré, à retrouver de « chers disparus »
très lointains, à contempler, pour mieux l’éprouver, un insécable ouvrage d’art
et d’artisanat, dans un état de transe et de ravissement rappelant la
douloureuse extase esthétique d’Asia Argento dans le pictural Syndrome
de Stendhal. La beauté omniprésente du film, courant continu, au sens
électrique et aquatique de l’expression, source et matériau des images, vrai
montage fluide et immatériel, sa sensualité obscure et lumineuse, se déploient
dans le miracle laïc et fragile du « septième art », advenu par la
grâce d’un assemblage aléatoire de bouts de pellicule nitrate inflammable, sort
funeste qui frappa le négatif original entreposé dans les archives souterraines
(vault, traduisible aussi par crypte) de la Fox. Film muet, mais pas
silencieux, à la veille du parlant, L’Aurore, à sa sortie US en
septembre 1927, disposait d’une bande-son particulière, composée de musique originale
(écrite par Hugo Riesenfeld, un fidèle de Cecil B. DeMille, et Ernö Rapée, chef
d’orchestre spécialisé) ou rapportée (la Marche funèbre d’une marionnette de
Gounod, immortalisée par Hitchcock à la TV) et d’effets sonores, rendue
possible via le système
d’enregistrement optique Movietone, récemment racheté par le studio.
Il demeure cependant pour nous,
jusque dans cette version live,
métallique, éthérée (souffle humain soulignant la nature spectrale du film et
du cinéma, pas si éloigné que cela des râles maternels de Suspiria), un pèlerinage
au pays des enfants du silence, la
sublime synthèse d’un art en effet « impur » (Bazin) et par
conséquent non pas corrompu par le
langage parlé (bien qu’alourdi par lui, au moins dans les premiers temps, la
caméra immobilisée par la nouvelle technique, comme le montre Donen dans Chantons
sous la pluie), mais transformé
à son contact, souvent pour le meilleur (Pagnol, Mankiewicz, Rohmer et
Cronenberg, cinéastes de la parole), où la raréfaction des mots (écrits,
prononcés/hurlés sans bruit par les acteurs éloquents de tout leur corps et
visage) en décuple la valeur et l’impact. Pour significatif exemple, on donnera
la déchirante et terrible supplique de l’homme à son épouse : « N’aie
pas peur de moi ! », dont se souviendra James Whale pour Frankenstein,
autoportrait apocryphe et allégorie transparente de toutes les marginalités,
notamment sexuelles, de tous les temps (les flambeaux pourchassant Boris
Karloff, atténués par Murnau en lanternes de pêcheurs, riment avec les lueurs
mortifères de Leni Riefenstahl pour Le Triomphe de la volonté, expressionnisme
politique et collectif validant la thèse sociétale discutable de Siegfried
Kracauer exposée dans De Caligari à Hitler : une histoire
psychologique du cinéma allemand).
Réalisme fantastique, phénomènes de
possession, hantise du péché de chair et lutte avec les démons familiers
baignent L’Aurore, mais dans des acceptions différentes de celles
proposées par le critique allemand, avec des rendus éloignés du réalisme poétique français des années 30 (Le Quai
des brumes, autre film de couple damné), du polar américain (qui
transpose l’héritage de Caligari dans les lendemains du « jeudi
noir » boursier), du cinéma d’horreur gothique, européen (Bava, Franju et
leurs pairs) ou étasunien (Psychose en surplomb). Son climat
onirique et cauchemardesque doit beaucoup au remarquable travail des directeurs
de la photographie Charles Rosher et Karl Struss, ce dernier éclairant par
ailleurs Docteur Jekyll et M. Hyde, belle réussite de Mamoulian, au
mémorable travelling subjectif liminaire, matrice involontaire du slasher, repris à l’identique par Bob
Clark dans le méconnu Black Christmas avant que Carpenter
ne s’en empare durant le prologue iconique de La Nuit des masques. Ce
mouvement de caméra inquiétant (au spectateur « embarqué », ne contrôlant plus du regard l’espace
filmé) et inhumain, aérien, comme en apesanteur, figure déjà dans L’Aurore,
il épouse la marche lente et vipérine de la femme de la ville nichée au cœur du
village, épiant ses victimes à venir, mais Murnau ne recourt pas au dérangeant
point de vue assimilateur, marque de fabrique à peu de frais du cinéma de
(mauvais) genre, parodié par De Palma dans l’ouverture de Blow Out : nous
suivons l’âme perdue sans nous confondre avec elle, encore moins nous
identifier à son « mystère », vite dissipé par un profane projet
pécuniaire (cette nouvelle Ève soumet nos héros à la tentation de mordre dans
le fruit défendu et blet du capitalisme immobilier, par la vente de
fermes lui assurant une appréciable rente, grande lectrice des annonces parue
dans le journal ainsi qu’offres d’emploi).
Mélodrame et film d’horreur – le
lecteur régulier connaît notre amour pour ces formes méprisées aux racines
communes –, tempête sous un crâne hugolienne (George O’Brien, pas encore coopté
par la troupe de John Ford, possède un physique massif digne de Jean Valjean,
et la culpabilité qui le ronge résonne avec celle de Monsieur Madeleine, les
deux personnages transcendés, manquant d’être détruits, par la découverte de
leur part des ténèbres abouchée à celle du monde) et noir sirop ambré riche de
« l’amertume et de la douceur de la vie » (l’un des cartons
inauguraux), L’Aurore (le français rapproche phonétiquement ce mot du horror anglais) n’oublie jamais le
« réel », s’enracine à lui à chaque plan, malgré le tournage en
studio, malgré les effets spéciaux effectués durant la prise de vues, à
l’intérieur de la caméra, avec les cache/contre-cache unissant deux images
séparées, malgré les angles aigus des intérieurs villageois et la perspective
forcée de la fête foraine. Davantage qu’à Lovecraft (La Maison de la sorcière
constitue un sommet d’horreur géométrique et spatiale, l’équivalent littéraire
du Cabinet
du docteur Caligari) ou Lynch (dans Lost Highway, Fred
Madison tue vraiment sa femme, et
l’Homme-mystère, cinéaste à ses heures perdues,
paraît bien plus menaçant que le salace photographe souriant à sa statue
décapitée), on pense à Dreyer, autre maître du muet passé au parlant (Gertrud,
flux de parole hypnotique) avec brio, dont certains films dialoguent
directement avec ceux de Murnau, par exemple Vampyr avec Nosferatu
le vampire ou Ordet avec L’Aurore (résurrection in extremis et religiosité « naturelle »,
opposée à la violence incestueuse d’un Bergman aussi bien qu’au panthéisme
publicitaire d’un Terrence Malick). Les deux hommes, même en sondant les abîmes
de la psyché (et Dreyer traita, de manière à peine déguisée, de l’homosexualité
dans Michaël),
ne réalisèrent nul « film-cerveau » (Kubrick et le labyrinthe de Shining),
ne perdirent à aucun moment la présence résistante, obstinée, tellurique du
monde extérieur, dans son naturalisme (la forêt de Nosferatu), sa cocasserie
(l’épisode du cochon noir ivre), sa crudité de classe (le Comte et l’avoué Harker,
la femme de la ville et sa bonne époussetant ses escarpins).
Relevant du fait divers, non de la
fantasmagorie, L’Aurore étire et reformule à deux reprises la noyade d’un
roman paru en 1925, Une tragédie américaine, du presque homonyme Dreiser, qui
deviendra, outre la version de von Sternberg (pas vue), Une place au soleil de
George Stevens, drame social et sentimental bercé par un magnifique thème
musical « oscarisé » de Franz Waxman, plus tard plaqué sur le
générique nostalgique de Cinéma, Cinémas. Shelley Winters,
par encore poignardée par Robert Mitchum dans l’église de sa chambre à coucher pour La Nuit du chasseur
(Americana expressionniste de Stanley Cortez, jugée bancale par Truffaut, qui
ne goûtait guère le mélange des styles, tandis que le motif religieux apparaît itou dans L’Aurore, avec l’ombre
d’une croix renversée sur le lit conjugal), y succombait à la voracité arriviste de Montgomery
Clift, sa gênante progéniture enfouie avec elle dans les profondeurs
enténébrées. Le film de Murnau, outre une grande scène de marais complémentaire
du Laughton (et d’un flamboyant et biblique Minnelli, Celui par qui le scandale arrive),
inverse les conventions « dramatiques » de l’assassinat, bien avant
Hitchcock dans le solaire, horizontal et désertique La Mort aux trousses.
Avec une ironie délectable et permanente, il situe la tentative de meurtre sous
le soleil, sur le lac placide, dans
une solitude diurne que viendra troubler un chien tout sauf bête (L’Aurore dispose d’un
bestiaire symbolique et concret en présage de ceux enrôlés par Bresson dans Au
hasard Balthazar ou Jia Zhangke dans A Touch of Sin), alors
que le sauvetage se passe de nuit, dans une panique post-tempête, Janet Gaynor
jouant les Ophélie à la Lillian Gish (La Nuit du chasseur, encore, mais
surtout « l’interracial » Lys brisé de Griffith).
La pécheresse (Margaret Livingston, qui, finalement, fait assez peu de
choses, mais le fait très bien, spécialement siffler, longtemps avant l’invite de Lauren Bacall à Bogart dans Le
Port de l’angoisse) représente pour l'homme « emprisonné », visuellement divorcé (surcadrage d'une porte de cour aux poules bienheureuses), une autre vie, le second élément d’une
alternative amoureuse et féminine, la fuite (pas psychogénique) hors d’un quotidien étouffant à force d’amour et de
routine, résumé dans cette table de repas dressée avec le soin poignant des « pauvres gens » (la mère célibataire d’Elsie Beckmann,
dans M
le maudit, scrutera nerveusement la chaise vide). Dans ce Paradis perdu
(Milton et Tabou), la Maman doit affronter la Putain, sans les logorrhées
grises et juvéniles d’Eustache, et le mari s’endette, pour entretenir la
« grue », auprès de créanciers qui déshabillent (strip) la
ferme, la dépouillent du bétail entrevu durant un insert édénique et agraire, écho du déshabillé porté par la tentatrice à sa première apparition, fille
de (mauvaise) joie, de la nuit et du feu, y allumant prosaïquement sa
cigarette, sur le point d’éteindre le frêle bonheur anémié du couple dans l’eau
glacée du lac et de l’acte irréversible. Mais Murnau, démiurge et ange gardien,
veille, et l’instrument rusé de son forfait, ce faisceau de joncs qui doit
permettre à l’homme de gagner la rive après le faux accident, servira in fine à sauver l’épouse, même délié.
La femme de la ville tient son amant tel un vampire (ou une pietà impie), son visage livide dévorant l’amère bouche masculine, emplie du sel des larmes maternelles, cherchant l’oubli dans
le sperme et le miroir aux alouettes (projeté en transparence) d’une ville
vantée en lieu de tous les plaisirs, de toutes les fêtes, de toutes les
libertés (Pinocchio, pantin humain,
trop humain, mais sans femme, cette
fois-ci, boit pareillement les paroles fallacieuses de Lucignolo dans le conte
conservateur de Collodi). L’épouse ? Il suffira qu’elle se noie, idée
soulignée par une animation « baveuse » du carton, plus expressive
qu’expressionniste. Elle se lève et oscille étrangement, frisant le ridicule,
son corps au fourreau obscur aussi souple et caoutchouteux que les musiciens
invoqués dans sa messe noire de pacotille ; la pleine lune éclaire a giorno ce terrain de perdition, délimité
par une barrière en synecdoque de la ruralité américaine (visible dans Le
Magicien d’Oz, Alice n’est plus ici et L’invasion
vient de Mars), interzone
entre la terre et l’eau propice à
faire se lever les merveilles frelatées d’un ailleurs (mal) désiré.
L’homme veut étrangler la criminelle
mais finit par l’embrasser à pleine bouche ; elle reviendra hanter ses
mauvais rêves éveillés, ses mains posées sur ses épaules, succube murmurant à
son oreille une antienne obsessionnelle. Sur le lac, espace féminin sondé plus
tard, à ses risques et périls (stériles), par le Clouzot de L’Enfer,
il ne peut se résoudre à tuer celle qu’il aime – aphorisme d’Oscar Wilde chanté
par Jeanne Moreau dans Querelle de Fassbinder –, qui se
doute bien de ses mauvaises intentions, qui l’implore les mains jointes en une
prière vraiment muette, qui, le mari
cachant l’horreur de son projet derrière ses bras dressés sur son visage, prend
la fuite, se casse la figure (cruauté enfantine du cinéaste) et saute à bord
d’un tramway surprenant mais guère
surréaliste, équivalent sylvestre du train urbain, et voici notre couple,
conduit par un chauffeur de dos, bientôt en ville, le temps de quelques
transparences dans le surcadrage de la cabine (plan méta doublant l’écran,
réutilisé pour King Kong), preuve d’une proximité fantastique et réaliste
entre les espaces, entre les sentiments contraires (Cassavetes sismographe), se
faufilant entre les automobiles frénétiques, sur le point de se faire écraser
après ce (double) sauvetage inespéré, illustrant l’espiègle adage nietzschéen
sur le risque d’accident accru après une échappatoire, et ils s’installent dans
un café pour se remettre de leurs émotions, tout contre une grande verrière en
ligne de fuite. Nous bouleverse, plus encore que les larmes de l’épouse,
l’offrande contrite, dévastée, de l’homme glissant dans sa direction un plateau
de gâteau en tranches, dont elle saisit une part de sa main droite, lourde de
l’alliance dérisoire et capitale.
Ni manichéen (la ville va s’avérer le
lieu des retrouvailles) ni prosélyte (l’église et le mariage célébré
apparaissent tels un spectacle fortifiant, un vœu informulé), Murnau, avec ce coûteux
conte de fées pour adulte en apparence outrageusement sentimental, pose une
question métaphysique et vertigineuse, reformulée par les films d’horreur les
plus éprouvants, les mélodrames les plus déchirants : comment survivre à
la découverte du Mal, à la vision de son propre et meilleur ennemi dans la
glace du quotidien (ou du miroir des
fantômes tendu par le cinéma) ? Et répond avec le reste du film –
après cette crise identitaire et sexuelle (tuer sa part féminine, assumer son
homosexualité, dans une lecture pro-genre),
après ce renversement sans pareil, minuscule dans sa « banalité »
arendtesque de faits divers, majuscule en ce qu’il sape l’ordre du monde, celui
du couple, le nôtre (et immobilise aussi la circulation, reprenant vite à coups
silencieux de klaxons), L’Aurore devient un film de lumière,
de reconquête (amoureuse et existentielle), d’affirmation de soi dans le
rapport à l’autre, à l’être aimé. Le réalisateur sépare un homme et une femme
pour mieux les unir, non par les ruses rassies de la comédie romantique
d’aujourd’hui, mais dans des liens (du mariage) exigeants et cruciaux de
confiance, d’exorcisme, de lucidité ; le magnifique (faux) travelling
avant (en transparence) transperce la réalité citadine – l’homme et l’épouse
passent à travers les voitures, sous
nos yeux éblouis, incrédules ! – pour donner à voir, derrière, au-delà, à
l’intérieur, l’avènement du jardin des délices au Paradis retrouvé, avec une
simplicité, une absence d’effet, même en utilisant les plus spectaculaires effets
spéciaux, qui le prémunissent du piège du chromo (contrairement au final du Prédictions
de Proyas, digne des brochures des Témoins de Jéhovah).
Après les sucreries, le
bouquet ; après le pardon, la réconciliation ; après la nuit de
l’âme, sa belle journée ; après l’image (idéale) écornée, brisée,
retournée, sa récréation nouvelle, différente d’avant, plus émouvante et plus
forte : le processus va s’accomplir en deux temps, d’abord au salon de
coiffure (barbier keatonien « revenu de tout », légèrement efféminé –
Murnau s’amuse –, manucure séductrice vite repoussée, gentleman très « lourd » en petit exercice de virilité
jalouse) puis chez un photographe, avec sur sa devanture des épreuves de mariés (le reflet du couple
vient s’y superposer, fondu enchaîné statique), en parfaite logique visuelle et
spéculaire. L’homme déplie la lame de son couteau (Mitchum, dans La
Nuit du chasseur, tripotait
son cran d’arrêt, geste homosexuel selon N. T. Binh dans sa monographie de
poche du film) « pour de faux », afin de couper la fleur volée en
boutonnière. L’épisode se clôt par un salut sincère et une invite mutuelle
entre le citadin propriétaire du salon et les tourtereaux campagnards, qui
« bat en brèche » l’opposition méprisante attendue, car le bonheur
regagné du couple semble illuminer tout ce qui les entoure, se répandre dans le
monde entier (du film) en cercles concentriques de joie, de partage, de
sérénité. Sur un décor peint d’arbre et de feuillage, le photographe, avatar du
cinéaste, l’immortalise en le flattant, en le rajeunissant (bride au lieu de wife, d’où leur rire complice), avant de saisir, à la dérobée, un
baiser (volé) plus proche de Truffaut que de Klimt. Laissés seuls dans
l’atelier, ils goûtent au jeu d’habitants d’un appartement possesseurs d’un
confortable divan et croquant un grain de raisin (avec chute et décollation
d’une statue faussement antique et déjà sans bras). De la grande ville, ils
emportent le plus précieux des souvenirs, imprimé sur un beau papier glacé réchauffé par sa position sur le
cœur de l’homme : leur amour ressuscité.
La fête foraine « bat son plein », Luna Park à l’architecture et aux
manèges années 20, assortis de lampes de table à la Magritte
(anachronisme ? Correspondance !), et le couple regarde derrière une
(autre) grande verrière deux danseurs enlacés, le regard perdu au royaume de
leur passion sucrée. La chasse au petit cochon noir donne l’occasion d’un jeu
d’ombres obscures, abstraction platonicienne et méta ; ivre mort (mais
moins que la tortue réellement éventrée de Cannibal Holocaust !), l’animal
s’affale sur un sol en damier, sans oublier de causer une belle et ludique
frayeur, sous un drap, au garçon « éméché » (Murnau s’amuse
encore, cette fois-ci avec les spectres, de ses films et du fantastique). L’été
s’impose le temps d’une danse paysanne, à laquelle l’homme, après un temps
d’hésitation, se livre de bon cœur (le monde danse à l’unisson du couple, sans
arrogance ni cynisme, et ce moment peut rappeler un autre mémorable
« ballet », celui des Aventures de Rabbi Jacob). Un running gag drolatique avec une robe aux
épaulières sans cesse tombantes (pas de soutien-gorge pour la
« garçonne », mais une gifle pour le voisin trop courtois) et un feu
d’artifice à l’image du film lui-même (présage de son homologue tragique dans Blow
Out) terminent la scène : dans Comme un torrent,
Minnelli se servira du même cadre pour parachever dans la douleur de la perte
(celle de Shirley MacLaine, trop innocente, sacrifiée à la façon d’une Miss
Gish chez Griffith) son mélodrame sur l’impuissance (sexuelle et créatrice) ;
dans L’Aurore,
Murnau filme deux enfants soudainement devenus adultes (et inversement) dans un
lieu de vacances supplantant la vacance de leur union.
L’ironie du sort (et du cinéaste)
réserve une dernière épreuve, nocturne et en forme de baptême létal, à nos
amoureux, aux prises avec une puissante tempête, à l’instar de leur amour
guéri (ils croisent encore une danse réchauffée sur un radeau). Dans Faust, Méphistophélès survolait la ville, la recouvrant de
l’ombre immense de sa cape ; ici, les éléments se déchaînent sur la fête
et le lac, jusque dans la chambre de l’enfant hurlant (une attraction se nomme Panoptic, et dans ce mot connoté, on
peut lire une déclaration d’intention, l’envie de tout montrer plutôt que de
tout voir, à l’opposé des architectures plus ou moins carcérales, avec la gamme
complète des moyens expressifs du cinéma, y compris la parole muette), mais
sans le moralisme du Snake Eyes de Brian De Palma
poussant le vice (religieux) jusqu’à baptiser son ouragan lâché sur Las Vegas… Jézabel.
Cuirassée du fagot, nouvelle Jeanne au bûcher, l’épouse dérive, tache blonde dans l’eau noire, et les villageois
se mettent à sa poursuite, chœur enfin acteur, épié par la serpentine pécheresse
aux aguets sur son tronc à la King Kong (beau jeu de lumière sur les murs, tel
un phare, celui, qui sait, de Fog, autre titre de fantômes
marins). L’homme ne plonge plus pour repêcher son amour noyé, comme dans L’Atalante,
peut-être le seul rival sérieux à L’Aurore, chef-d’œuvre dénaturé puis
restauré (avec réserves, à cause de certains partis-pris musicaux) par Bernard
Eisenschitz. Il scrute les ténèbres à la recherche désespérée de la lumière de
sa vie, et il faudra toute l’expérience (d’une vie) d’un « vieux loup de
mer » pour ranimer l’enfant trempée (on pense un peu à Loti et à son Pêcheur
d’Islande, mais corrigé par le happy
end). Le marin se fie aux courants,
le couple à son amour, le réalisateur à son film : L’Aurore s’affirme acte
de foi existentialiste en la vie, l’humanité, le cinéma. Lang, aux États-Unis,
apprit la démocratie, et la critiqua (Furie) ; Murnau, lui, utilise
une structure promise à un grand avenir – le cinéma « dramatique »
américain s’apparente souvent à une cure
psychanalytique soignant un trauma
initial – avec une ironie fervente et confiante : le spectateur comprend,
dès l’épiphanie dans la grande ville, que plus rien, jamais, ne pourra séparer
ces deux vivants-là ; « Je ne pouvais pas perdre espoir », dit
le modeste sauveteur, houspillé par sa chère et tendre inquiète des admirations féminines, et nous non plus, assurément.
La chute (luciférienne) sur un lit
devient prière ultime et exaucée, les larmes de douleurs des larmes de joie, le
très gros plan soviétique d’une villageoise retient, in
extremis, l’étranglement (une manie du mari !) de la femme de la
ville, renvoyée à d’autres victimes consentantes avec son sifflement de
serpent, et l’aurore du titre peut désormais se lever sur la famille réunie
(mère et enfant dans le même lit, un régal pour les cinéphiles psys), tandis que l’épouse s’éveille,
tandis que l’homme lui tient la main, et le couple s’embrasse alors que le soleil embrase
l’écran et notre vue, aveuglés par tant de beauté, plus clairvoyants de notre
retour au pays natal du cinéma. Le dernier mot (de la fin) remonte à la
surface, variante du terrible drowned,
et se fixe sous nos yeux, dans un ordre du monde et du film restauré, à nouveau
solide sur ses bases, droit dans sa lumière adulte et consciente. L’Aurore
vaudra un premier Oscar à Janet Gaynor et un second au film pour sa « Unique
and Artistic Quality of Production » (Crash, film d’amour impossible dans
le crépuscule métallique des accidentés canadiens, recevra, à Cannes, des mains
de Coppola, un prix avoisinant, pour son « audace »). Avec Tabou,
Murnau s’orientera vers le « documentaire reconstitué », plus ou
moins convaincant (mais l’on ne demande qu’à redécouvrir cette autre histoire
de couple en danger dans de telles conditions, couplé, pourquoi pas, au Dernier
des hommes, portrait sans espoir d’un solitaire et mouture amère de L’Aurore,
pas seulement pour ses travellings en toute liberté), sous influence de
Flaherty (qui détesta cette collaboration),
subissant la censure américaine pour quelques seins nus polynésiens. Les
amateurs de « légendes urbaines » aiment à colporter les incidents du
tournage de ce dernier film, et la malédiction
lancée sur le cinéaste par un chamane marri de voir une équipe de cinéma violer un cimetière (mais le septième
art, par essence, procède de la nécrophilie).
Venu vivre à Hollywood sa part du rêve
américain (ses films y subiront des remontages), mort sur la route (avant Camus
et Duvivier, dont il faut découvrir l’exceptionnel Au Bonheur des Dames) californienne
une semaine avant la sortie du film, dans une Rolls Royce de location conduite
par un domestique philippin mineur (!), Murnau verra son masque mortuaire
pieusement conservé par une certaine Greta Garbo (réminiscence du Vent
de Sjöström dans la scène de tempête), spectre sublime (et démystifié, avec un
brin de mesquinerie, par Ingmar Bergman dans Lanterna magica) au
firmament du « septième art » définitivement funéraire. Quant à nous,
il nous plaît de conserver son film peut-être le plus beau longtemps encore –
espérons-le ! – dans notre cœur battant, notre mémoire vive, notre prose
énamourée. Les années épuisent, ruinent la confiance, altèrent le regard, au
propre et au figuré – mais L’Aurore, cet aboutissement de tout
ce qui précède (le muet de Griffith, von Stroheim, Eisenstein, Dreyer, Murnau lui-même), cette
chanson lyrique et populaire (pas ce chant, car le film garde jusqu’au bout
son humilité de chef-d’œuvre œcuménique et raffiné, carte de visite de
« l’usine à rêves » américaine calligraphiée avec une grâce
européenne) sur deux humains, adressée à tous les hommes et toutes les femmes
assez attentifs et de bonne volonté pour l’écouter, n’en finit pas de briller en silence dans sa
clarté inaltérable et inaltérée, vénéré trésor dépourvu de verroterie, leçon
d’outre-tombe adressée à tous les réalisateurs (sincères et talentueux, non
fétichistes ni opportunistes – qui dit The Artist ?) d’aujourd’hui,
offrande généreuse à tous les publics et superbe (dans la double acception
d’orgueilleux et de magnifique) geste de défi face à la mort inexorable et à
l’incertitude fondamentale de l’existence. Oui, cette aube inoubliable du
cinéma n’en finit pas de se lever, de rayonner, afin de nous exhorter, par sa
richesse et sa plénitude, par son unicité exemplaire, à nous lever avec elle, à
chérir l’infini au creux de nos mains, enfin humains, enfin dans la lumière – aurores nous-mêmes…
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