Perfect : La Possibilité d’une île


Sur la plage abandonnée, des coquillages, des crustacés, un couple en train de baiser – ou, plutôt, de faire l’amour


Michael Ninn, l’homme invisible du X (et du making-of de Perfect) – existe-t-il seulement, s’interrogeait le journaliste Scott McGowan, qui finalement le rencontra en chair et en os –, « Le réalisateur le plus récompensé de l’histoire du divertissement pour adulte », ainsi que le souligne la jaquette du riche double DVD paru chez Private, devenu « pornocrate » (comme disait François Chalais) à la suite d’un divorce difficile (!), livre ici une manière de chef-d’œuvre, dont le titre s’offre à plusieurs lectures, ironique, narcissique et utopique. Sa dystopie sexuelle longue de cent trente minutes, durée bien peu usitée par le genre et devenue marginale à l’ère de la pornographie numérisée, saucissonnée en saynètes d’un quart d’heure ou guère plus (fast sex au temps du safe sex puisque, là plus encore qu’ailleurs, s’applique le fameux conseil de Benjamin Franklin au jeunes commerciaux, « time is money ») – avec l’exception, confirmant la règle, des scènes lesbiennes gentiment incestueuses du studio Sweetheart Video, d’habitude étalées sur un peu moins d’une heure, en gage de liberté, d’épanouissement sincère du désir entre les actrices et les générations, devant une caméra elle-même féminine, celle, souvent de Nica Noelle, fondatrice de la structure –, nous projette au mois (guerrier) de mars 2053 (pas 2046 vu par Wong Kar-wai, ni 2069, regretteront les mauvaises langues françaises) à Metro (Lang ?) City 2, siège du Nouvel Ordre (nazi ?) Incorporé exerçant son cinquième mandat liberticide, inversion transparente du célèbre cinquième amendement de la Constitution étasunienne (interdiction de Twain, Salinger, Bradbury, de la pornographie, de la musique dite subversive) et clair avatar de L.A., dans un univers hybride nourri de film noir, de SF, de fantastique et de mélodrame. Pour faire court, à notre tour, l’enquête s’apparente à une traque, le voyage au bout de la nuit (et du stupre) débouche sur le premier matin du monde.





Sous un régime orwellien, le regard du Big Brother local et présidentiel surplombe une faune familière pulp et priapique : un privé rétro-futuriste (ou néo-noir, faites votre choix lexical), sa blonde assistante trop innocente et dévouée, des robots d’apparence humaine volontiers obsédés et baptisés « Mécas », reliques d’hier et rebelles d’aujourd’hui, quelques freaks (dont un professeur à lunettes, bien sûr, secondé par une « personne de petite taille » aux cheveux rouges, sa créature munie d’un tricycle noir idoine) et prostituées asiatiques ou de « type caucasien » (réunies en un bordel aux sièges et canapé rouge sang sis au 911, oui, comme le numéro d’appel de la police américaine), sans omettre l’éminence grise du vrai pouvoir, maître des marionnettes et gourou luciférien, ni trois anges (gardiens) de rêve et de baptême. Dans le sillage identitaire et « philosophique » de Blade Runner, le cinéaste ne se demande plus si les androïdes rêvent de moutons électriques – titre original du roman de Philip K. Dick le bien nommé, très différent du magazine d’architecture serti par Ridley Scott –, mais s’ils peuvent réveiller la sexualité moribonde et verrouillée d’alors, transparente et nocturne métaphore méta de l’entreprise du film, de son défi jeté à la face (souillée de liquide séminal) des consommateurs asservis et des producteurs paresseux, bien plus que des hardeuses courageuses. Café Flesh, on s’en souvient (cf. notre article sur ce site), donnait à voir la « scène primitive », itérative et létale, de l’imagerie pornographique, au sein d’un dispositif réflexif post-apocalyptique judicieux. Perfect, tout autant cinéphile, ne tend pas le même désespérant miroir, ose et imagine la puissance révolutionnaire du sexe (filmé), cherche à franchir les frontières invisibles (du proscenium, de l’écran), les deux œuvres dialoguant ainsi par-delà vingt ans d’écart, diptyque apocryphe à la fois point de non-retour et promesse.





Ninn, dont le pseudonyme évoque irrésistiblement la littéraire et « scandaleuse » Anaïs, elle-même orientée vers l’inceste, mais paternel, vient de la direction artistique et du vidéo-clip ; cela se voit et cela s’entend, un peu trop diront ses détracteurs, ou ceux pour lesquels ces images- ne doivent provoquer qu’une rapide montée de sève, via de la gymnastique sans queue ni tête (ne pas jouir, éjaculer ; ne pas réfléchir, se conformer), vite déchargée chronomètre à la main, la seconde occupée d’autres desseins, et l’œil (sans histoire, contrairement à celui de Bataille) sur le billet vert derrière sa porte de même couleur. Notre esthète se contrefout de l’ontologie du plan-séquence théorisée par André Bazin dans Qu’est-ce que le cinéma ?, aux vertus « documentaires » inopinément redécouvertes par le gonzo, qui en mésuse et en abuse en guise d’effet de réel peu coûteux, vite troussé, vite oublié, avec son épuisante trinité fellation/pénétration/éjaculation – et absence congénitale de narration. Directeur de la photographie (Perfect reçut un prix pour sa lumière vidéo), décorateur, monteur, scénariste et réalisateur, le discret magnat – qui céda puis récupéra les parts de sa société de production au cours d’un procès –, cumule (pas de contrepèterie) les postes en « obsédé du contrôle » assumé, pratique le montage à la façon d’une caresse (comparez par exemple avec la rudesse godardienne de l’editing haché d’un Gregory Dark sur la saga New Wave Hookers, dont Ninn signa d’ailleurs un intéressant volet, le cinquième, avec des allusions à The Mask ; Ron Jeremy ou Jim Carrey, choisis ta mascotte hilare et transformiste, camarade régressif !), tapisserie audiovisuelle d’actions live cousues aux fantasmes du désir ou des souvenirs et aux rêves humides des protagonistes, rend hommage à Muybridge lors d’un orgasme circulaire démultiplié, reléguant le bullet time effect « emprunté » par les Wachowski au plus profond de leur Matrix très peu baudrillardesque (cité itou dans le flux binaire et verdâtre du générique).





Accompagné par la musique omniprésente, addictive, mystique et « ethnique » de Loren Alexander disponible en « piste séparée » sur le disque des compléments, il ne s’arrête pas en si (mauvais) bon chemin, car Monica Mayhem, aryenne immaculée de la tête aux pieds (bottés), joue les Fiancée de Frankenstein et Julia Ann, pas encore abonnée à la « niche » des MILF, porte une combinaison noire, couvrant sa blondeur naturelle, chipée à Musidora dans les Vampires de Feuillade ; à tout seigneur toute horreur, son démon sodomite s’inspire pareillement du rougeoyant Darkness de Legend (Scott, again). Le film donne à voir une allégorie existentielle, une tentative d’émancipation d’un monde littéralement invivable, où copuler ne conduit qu’à la mort violente, où la police du cerveau et des organes génitaux régit la chasteté stérile de ses sujets, où la moindre lueur (de jour ou d’espoir) semble condamnée à sa disparition dans la part maudite d’une nuit sans fin. Le final iconique, en couleurs et en noir et blanc, au sentimentalisme revendiqué, prolonge et met à nu la scène la plus connue de Tant qu’il y aura des hommes, ce baiser marin et mouillé entre Deborah Kerr et Burt Lancaster ; les amants de Ninn, premier couple édénique (mais pas ta mère) revenu d’entre les morts, au soleil enfin retrouvé, incarne une assomption, un renversement des valeurs funèbres et graphiques dominantes jusqu’ici, particulièrement le bleu prégnant, celui des blue movies (ou de certains films emblématiques des années 80, dont ceux de Michael Mann), celui de la mélancolie (note unique de Chopin devenue label de jazz américain) : en évident écho à Dark City (Proyas s’inspira peut-être du design des automates de Ninn pour son I, Robot sorti en 2004), Nick Manning, avec sa belle gueule virile de Nick Fury, y déflore la « virginale » et tendre Jodie Moore au bord de la mer, le ressac aquatique à l’unisson de leurs ébats tout sauf lubriques.




À des milliers d’années-lumière de l’insigne laideur du porno « amateur », Perfect se veut un écrin pour des corps féminins (et masculins) sans cesse magnifiés, hissés au rang d’icônes sculpturales par d’avantageuses contre-plongées (Leni Riefenstahl, dans un autre domaine, certes, apprécierait), d’oniriques ralentis, des fondus enchaînés langoureux, des points de vue subjectif « démocratiques » (droit dans les yeux) et des boucles rituelles, au risque de l’ennui et de la redite. Ninn respecte les performers, le spectateur (la spectatrice) et lui-même, et l’on défie quiconque de dénicher dans ce long métrage un seul plan mal cadré ou mal éclairé, une seule faute de goût dans la mise en scène et en images léchées de pratiques sexuelles somme toute « traditionnelles », dignes d’un aria d’opéra (une « double pénétration » représente le climax diabolique de l’œuvre, l’épreuve du feu infernal, en bordure d’une piscine à geysers et cascade cernée par les flammes, pour l’héroïne aux prises avec ses démons familiers, sorte de purgatoire parabolique avant le Paradis retrouvé de la plage déserte et ouverte sur l’horizon, l’avenir, entre l’étalon et un cheval blanc). Son « porno chic » à lui (étreinte saphique derrière des verres fumés aux montures Chanel), plus sombre mais pas moins glamour que celui d’Andrew Blake – qualifié par Première US de « Scorsese du X », – délaisse le fétichisme (des sous-vêtements, même s’il apprécie les tenues en cuir) et la lisseur (bourgeoise) des situations pour s’aventurer en terre étrangère et future, pour explorer, littéralement, La Mécanique des femmes (Calaferte), tressant le politique à l’esthétique : filmer en beauté la beauté de ses « modèles » (quasi bressoniens, dépourvus de répliques dialoguées, s’exprimant en voix off, avec des halètements réverbérés, désynchronisés de l’acte, dans une autarcie autiste abreuvée au film noir et au muet) revient à souligner une indépendance, à créer son insularité (avec participation familiale de Dino et de Que Ninn), étayées par l’existence de la maison-mère Ninn Workx, tel un outsider, voire un maverick, à l’intérieur et à la marge d’une industrie mercantile et conservatrice en pleine forme, qui toujours sût s’adapter, sinon les favoriser, aux innovations technologiques (autrefois la VHS, désormais la VOD).
  







Hélas, le « principe de réalité » finit toujours par faire retour, à moins de finir lobotomisé ou dans les verts pâturages de la folie, à l’instar de Jack Nicholson dans Vol au-dessus d’un nid de coucou et de Jonathan Pryce dans Brazil, autres mémorables (et quelque peu surfaites) allégories sur la tyrannie (un degré supérieur dans le « sordide » : Jodie Moore, aux dernières nouvelles, gagnait sa vie en escort australienne, consœur de Sunset Thomas au Nevada, naguère). Ninn, parvenu au sommet de sa filmographie avec Perfect, après les brillants brouillons de Sex et Latex, paraît, depuis une décennie, tourner en rond avec talent, par le biais de séries thématiques et répétitives comme Neo Pornographia, Exposed, Fem, mais l’on aimerait bien visionner son péplum, The Four, démarquant largement le 300 de Zack Snyder, ou ses collaborations avec Marc Dorcel, son inoffensif homologue hexagonal, gestionnaire de luxe bien moins expérimental, à l’urbanité pourtant appréciée dans la profession (L’Innocente et The Chosen One). Il existe néanmoins un vrai mystère Michael Ninn, irrésolu par son site officiel, simple vitrine commerciale, par son (musical) profil Vimeo, sur lequel Tarra White pousse la chansonnette avec The Warning (une composition du réalisateur mélomane), susurrant un entêtant « Who are you ? » directement adressé à son nouveau mentor, qui la shoote élégamment avec un appareil photo numérique (tel Quentin Dupieux le dégonflé Rubber). Sincère et (presque) parfait, plus séduisant et intrigant que réellement excitant – un constat, pas un reproche, sous le signe de la sublimation et non plus (uniquement) de la masturbation –, émouvant à force de (ténue) tristesse, Perfect demeure, plus de dix ans après sa réalisation, un manifeste incontournable et riche de possibles pour une nouvelle pornographie enfin adulte, aventureuse, imaginative, singulière, et Ninn, rendu de surcroît sympathique par son effacement iconographique (à la Lautréamont ou à la Gilles de Rais !), rarissime dans une activité (et une société) « par définition » exhibitionniste, un véritable auteur à redécouvrir et à célébrer.






Perfect s’achève par une victoire à la Pyrrhus, puisque le fantoche président « religieux » démissionne, confessant à la TV ses péchés charnels commis dans son bureau (ovale, assurément, dans le sillage du « scandale Lewinsky », stupéfiante tache sur le CV de Clinton, sperme aussi indélébile que le sang sur la clef dans La Barbe bleue), sous le regard impénétrable du Guide puritain et pharisien, qui ne manquera pas de le remplacer fissa – le changement dans la continuité, en quelque sorte, mariage (du Ciel et de l’Enfer) entre un slogan mitterrandien et une maxime tout droit sortie du Guépard –, tandis que le scientifique se rend aux autorités (un certain George Kaplan surgi de La Mort aux trousses interprète ce Dr. Gaberald). Mais la nuit cède cependant la place au jour, le temps de la dernière scène (de sexe) revenue en rappel avant le générique de fin : après la transition du noir et blanc, sas visuel et métaphorique remettant à zéro le compteur du manichéisme moralisateur, apportant une grande douceur à ce petit monde nocturne et damné, le couple solitaire se dévoile à lui-même, John Rice et Miss Majors se regardent et se voient pour la première fois. Le flic désarmé, muni de son épée de chair, rencontre in fine et in extremis l’agent (très) spécial guidé par ses rêves d’humanité, de maternité, machine dotée d’une âme (cf. Ghost in the Shell, of course), quatrième et dernière Méca qu’il ne pourra se résoudre à descendre, provoquant au contraire sa montée au « septième ciel » de l’orgasme et du don partagé à deux, dans la confiance, la tendresse et la joie (jolis sourires échangés pour de vrai). À l’unisson des éléments éternels, de ce flot maritime telle une invite à plonger, replonger encore, au cœur du coquillage féminin (Mallarmé), les amants écrivent avec leur corps les premiers mots du « Nouveau Monde » substitué à la « Nouvelle Parole » délétère, livre de chair complice cartographiant la terre vierge d’une autre Amérique, d’une espèce délivrée, dans l’aveuglement révélateur de la jouissance, de son obscurité foncière – instant parfait, en vérité…   




              

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