The Killer Inside Me : Un croquis de Peter Lorre
Meilleur le méchant, plus réussi le film, soutenait, en substance, Alfred
Hitchcock – ce que démontra, avec éclat, Peter Lorre, toujours et
encore…
Un homme petit, dégarni (ou carrément
chauve), à la voix fluette, plaintive, monocorde et haut perchée, aux yeux
aussi ronds que son visage lunaire, risquant, à chaque seconde, semble-t-il, de
le dévorer, en témoignage « microscopique » d’un tourment intérieur
exorbité/exhibé (appréciation de Graham Greene, grand fan de l’acteur) : Peter Lorre incarna ses rôles avec tout son corps et toute son âme, connut
l’exil, la célébrité, les addictions et l’oubli ; sa vie en accéléré
traverse le siècle dans son extermination industrielle, dans le miroir de
Weimar puis de « l’usine à rêves » hollywoodienne, trajectoire
singulière et exemplaire, assortie d’amis renommés, d’épouses quittées, de
films souvent inférieurs à la hauteur du talent, et la rediffusion récente, au solitaire
et insomniaque Cinéma de minuit, des Mains d’Orlac, l’une de ses
créations les plus mémorables, nous donna envie de l’évoquer à nouveau, après
les lignes consacrées ici même à l’ouverture admirable de M le maudit, son immortel
et infamant « titre de gloire », digne pendant d’horreur existentielle
au Cri
de Munch.
Né László Löwenstein en 1904, dans
une ville anonyme de feue l’Autriche-Hongrie, orphelin de mère à quatre ans, tôt
formé à Vienne par un marionnettiste puis à Berlin par Brecht, Lorre rencontre
Lang au début des années 30 et scelle de
fait son destin d’acteur – pour l’éternité des fantômes, sur l’écran
et dans la salle, il demeurera Hans Beckert, le tueur d’enfants sifflotant un
air de Grieg, défiant la police et la protogestapo, portant sur l’épaule, à la
craie, la lettre écarlate (et
blanche) du M de meurtrier. Guillaume
Guéraud, dans un court livre jeunesse
cinéphile, Sans la télé, écrit avec justesse : « Lang est un
génie qui parvient à inverser les rôles et renverser la morale pour rendre le
pire des tueurs attachant » et le monologue final, hallucinant et
halluciné (« Et je cours, entouré par les fantômes des mères, des
enfants »), constitue une vraie scène d’anthologie, dans laquelle
s’exprime le talent incandescent, expressionniste et contradictoire – à la fois
terrifiant et pitoyable – du comédien, fortement remarqué par un certain Alfred
Hitchcock, qui l’enrôlera pour son brillant brouillon de L’Homme qui en savait trop
(dans Psychose, la logorrhée fait place au silence en camisole, au
regard fixe de Norman Bates devenu ventriloque de sa propre spectrale maman) et le
méconnu marivaudage de Quatre de l’espionnage.
Dépourvu de la beauté
« diabolique » d’Anthony Perkins, de la nervosité
« familiale » de Tony Curtis (dans l’excellent Étrangleur de Boston
signé Fleischer, à l’instar du sympathique Vingt mille lieues sous les mers, où
Lorre forme un triangle équivoque,
entre James Mason et Kirk Douglas), de la préciosité « britannique »
d’Anthony Hopkins en Hannibal Lecter – notez les prénoms identiques des
interprètes de ces trois assassins, parmi tant d’autres ! –, Lorre élabore
un ogre puéril, vantard, traqué, bourreau et victime, logiquement admiré par Hitler (autoportrait officieux, jusque dans
la gestuelle ?), métaphore individuelle d’une époque et d’une nation malades d’elles-mêmes, bientôt sur le point d’occire, pour de vrai, des gamins juifs et aryens (les « Jeunesses hitlériennes », chair à canon des
derniers temps). Sans atteindre ces hauteurs
(ni ces profondeurs de l’âme humaine, malgré son inhumanité), Les
Mains d’Orlac, tourné vite et bien, sous le soleil californien, par le
grand directeur de la photographie Karl Freund, retravaille, avec une subtile et
spectaculaire expressivité, ce fatal Janus, en la personne du Docteur Gogol (folie
+ Russie = ce patronyme improbable), amoureux vraiment fou d’une starlette de Grand-Guignol et
chirurgien retors au crâne ras, châtié, avec une morale ironie, par des doigts habiles au
couteau greffés sur un virtuose pianiste jalousé.
L.A., ville cosmopolite des anges
déchus, des pauvres, des exilés, cité-mirage des images à citer, métropole peu
langienne du « septième art » (commercial), ne pouvait
qu’accueillir et décevoir Lorre ; il y fit cependant de belles rencontres
(Curtiz et Casablanca, chef-d’œuvre d’hétérogénéité autarcique, Huston et le
statique mais séminal Faucon maltais), y accompagna des
« légendes » (Cyd Charisse, Bogart, Lugosi et Karloff), y tourna
quelques curiosités (Crime et Châtiment par von
Sternberg, The Verdict par le débutant Don Siegel, Casbah par John Berry
dans les pas de Duvivier sur Pépé le Moko), toute une série de « japonaiseries »
lucratives mais vite détestées (les Mr. Moto de Norman Foster, bien loin
de Welles) et des comédies plus ou moins drôles, voire auto-parodiques, telles que Arsenic
et vieilles dentelles de Capra pour le meilleur, Le Corbeau de Corman (on
préfère celui de Clouzot !) et Le Croque-mort s’en mêle de Tourneur
pour le moyen, Jerry souffre-douleur, de Mister Lewis, sans doute pour le
pire, si l’on en croit l’évocation peu flatteuse et liminaire de Philip French
pour son portrait paru dans The Guardian (s’achevant par cette
réplique apocryphe aux obsèques de Lugosi, adressée à Vincent Price :
« Do you think we should drive a stake through his heart, just in case? »).
Riche d’une filmographie conséquente (une trentaine de films en trente-cinq
ans) à redécouvrir, la route erratique et rapide de Lorre croisa également
celles de Pabst, Borzage, Clarence Brown, Walsh, Tay Garnett, Jean Negulesco,
Robert Florey, Michael Anderson (pour Verne, encore, avec le désuet Tour
du monde en quatre-vingts jours, au casting
hyperbolique), Irwin Allen (Verne, again)
et Jack Cardiff (autre chef opérateur d’exception).
Morphinomane pour raisons médicales
et, selon l’expression consacrée,
« fumeur invétéré », Peter Lorre trouva pourtant la force de réaliser
(et de jouer), six ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, L’Homme
perdu (titre identitaire et prémonitoire), sorte de chaînon manquant
entre Caligari, Nosferatu, Mabuse, M et la cohorte d’anti-héros chère à
Fassbinder, allégorie lucide, sensible et courageuse sur la culpabilité
allemande, à l’expressionnisme tempéré,
presque documentaire, découverte naguère, un été ensoleillé, au Festival
International du Film de La Rochelle, et dont on conserve un très bon souvenir.
Ce film unique, dans tous les sens du
terme, résonne avec deux grands voyages au bout de la nuit, au noir et blanc
tranchant et tranché, pareillement « orphelins » : La
Nuit du chasseur de Laughton et Les Tueurs de la lune de miel de
Leonard Kastle. En dépit des clins d’œil, contemporains ou futurs, sarcastiques
ou nostalgiques, de Mel Blanc et Tim Burton, Lorre, peu à peu, regagna des
ténèbres intimes et familières qu’il connaissait bien, qui l’habitaient depuis
toujours, peut-être, avant même leur figuration par l’aveugle révélateur de M le maudit, avant même
leur déploiement planétaire au tournant des années 40. Sa fille Catharine, décédée
depuis, rencontra elle aussi le Diable, sous la forme de tueurs en série des
années 70, et ne dut son salut qu’à leur miséricordieuse cinéphilie : dans
cette anecdote avérée, trop belle et terrifiante pour être vraie, réside l’aura
funèbre et salvatrice de Peter Lorre, homme de petite taille et acteur immense,
prodigieux et inoubliable avatar de candeur et de monstruosité, « part
maudite » et fraternelle remontée à la surface dans la camera obscura du cinéma, grâce à son
talent intemporel...
Robert Florey , L'amour chante, film disponible jusqu'au cinq décembre : https://www.youtube.com/watch?v=mMiSXXwSq5s
RépondreSupprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=mMiSXXwSq5s
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