The Market : La Loi du marché


Sa petite entreprise ne connaît pas la crise, mais à vouloir trop gagner, l’ami Mihram risque d’y perdre son âme…


Il était une fois, au début des années 90, un marchand (« au noir ») indépendant, polyvalent et musulman, amateur d’alcool et de cartes à jouer, désireux de se faire « une place au soleil », pour lui et sa petite famille, de s’amender, dans ce coin a-touristique à l’est de la Turquie si nuageux, grâce à l’essor de la téléphonie mobile. Profitant d’une urgente commande de médicaments pour enfants passée par une doctoresse providentielle, il allait traverser la frontière vers l’Azerbaïdjan, des sacs de minerai non traités, à destination de la Finlande, dissimulés sous sa rouge voiture usée, histoire de ne pas payer les frais de douane, négocié chacun dans les quatre cents dollars américains par les bons soins de son oncle. En chemin, il croiserait un VRP trop souriant, un petit malfrat et ses sbires, des mendiants adolescents, une pharmacienne intéressée, l’incorruptible gérant d’un dispensaire, avant que la réussite de son projet ne le piège et lui fasse tirer, au lendemain d’une ultime gueule de bois, devant sa nouvelle échoppe, la morale de son aventure : dans ce monde « fou », « nous sommes tous des chiens », et l’argent, « notre langue, notre sang », puisque « tout a un prix, mais tout ne se vend pas »…
  





Ben Hopkins, jeune cinéaste/scénariste-romancier cosmopolite et polyglotte, filme avec une élégante sobriété ce picaresque Bazar : petit conte du commerce. Sans donner de leçons à personne, et surtout pas au spectateur – péché, tout sauf mignon, hexagonal, cinéma de riches prêchant ces « salauds de pauvres » (comme éructait Gabin dans La Traversée de Paris) –, il montre et ne démontre pas, il épouse avec empathie l’itinéraire d’un homme bon, parfois méphistophélique, conduit à faire de mauvaises choses, il dresse l’état des lieux géopolitique lucide, jamais misérabiliste, d’un pays à la fois très pauvre et cependant annexé par le capitalisme, encore croyant mais laïc et matérialiste. Attentif à chaque visage, à chaque identité des personnages de sa noire comédie humaine glissant doucement vers la tristesse du dessillement, vers l’amertume du constat, notre réalisateur débute et conclut sa fable en musique, par une chanson entraînante en regard caméra (on pense à Goran Bregović chez Kusturica) et une berceuse poignante sous forme de pietà, interprétées par la charismatique Rojın (rime « maternelle » avec une précédente complainte anonyme et entrevue).  






Porté par un très juste Tayanç Ayaydın, aux faux airs de Nanni Moretti et primé à Locarno, The Market, plutôt qu’à l’unisson des Ken Loach, Nuri Bilge Ceylan ou Jia Zhangke, autres observateurs « citoyens », de préférence à « engagés », des effets de l’économie de marché mondialisée (n’omettons pas Bresson, sur un versant davantage métaphysique), suit le sillage d’un Robert Guédiguian, par sa légèreté mélancolique, sa naïveté ironique, sa colère discrète et généreuse, avec toutefois une importante différence :  le groupe (culturel, social et politique) disparu, évincé de l’horizon par les attributs concrets du réalisme financier (épisode drolatique de la vieille villageoise vociférant en vain contre les installateurs de lignes), ne demeure que la solitude de l’individu livré à son deal de sobriété avec Dieu/Allah (après Kate Bush dans Running Up That Hill et Will Eisner dans Le Contrat !), à son plan maladroit, à un choix « cornélien », à sa propre honte. Son concurrent hâbleur, auquel profitera in fine la combine, lui donne, par dérision, du « Saint Mihram » à foison, et l’accueille d’ailleurs cruellement dans sa « corporation », preuve supplémentaire de l’hégémonie d’un système n’appréciant guère les outsiders






Dans The Market, chaque transaction/négociation prend une résonance particulière, aussi âpre et tendue que dans un thriller, avec l’enjeu dernier, capital, en vérité, du salut du protagoniste. La belle scène du retour nocturne en automobile, avec le vieil homme licencié pour faute en état d’ébriété consolant son neveu devenu voleur, justifiant ses actes (dont il ignore la nature réelle) par le souci et le bien-être de sa famille, voit Mihram au bord des larmes et souriant – comme chez John Woo ! –, déchiré à l’intérieur, enfin riche, lesté de la marchandise précieuse, mais évidé de son honneur, spolié de son honnêteté foncière, réduit à une âme errante et perdue dans la nuit sans limites de « l’horreur économique ». Hopkins, au lieu de désigner les « suspects habituels » (multinationales, patronat, États corrompus) d’une telle déréliction, décrit avec précision et sans une once de pathos (inserts dans la chambre d’hôpital aux enfants malades) la complicité de tous les nageurs s’ébrouant, avec plus ou moins de réussite, chacun à son  échelle locale, dans les « eaux glacées du calcul égoïste » (Manifeste du Parti communiste).  






En conteur lapidaire et homme d’images humble, laissant à ceux qu’ils intéressent les discours ressassés de la sociologie (imposture intellectuelle sur grand écran et en dehors), du politiquement correct hypocrite (dénoncer avec profit), de la démagogie réversible des gouvernants de droite et de gauche (« moraliser le capitalisme », voir dans « le monde de la finance » son « véritable adversaire »), Ben Hopkins pratique un cinéma social peuplé, non de pantins idéologiques, mais d’êtres de chair et de sang, d’amour et de rêves, qui n’oublie pas la beauté (remarquable photographie de Konstantin Kröning, sur des paysages sacrés ou profanes à l’évocatrice nudité, prisée par, disons, Angelopoulos) ni la tendresse (dernières caresses, au petit jour obscur, à l’épouse et à l’enfant avant le périple) du monde impitoyable décrit. Ni tract ni manuel de pensée (voire de vote), The Market se démarque du naturalisme documentaire, sec et nerveux, de Rosetta ou Ressources humaines, pour adopter un rythme plus languide, presque « oriental », une constante douceur d’approche, jusque dans la violence et la désespérance.






Financé par la Turquie, l’Allemagne, le Royaume-Uni (BBC Four) et le Kazakhstan, ce grand petit film représente un exemple convaincant de partage global par-delà les frontières, dans l’espéranto du « septième art » : si la vraie Révolution reste à faire (au risque, comme en astronomie, de revenir au point de départ), si les lendemains continuent à déchanter après les échecs du passé, continuons malgré tout à réaliser d’attachants portraits de nos « frères humains », d’ici et d’ailleurs. Durant l’épilogue, Mirham échange un superbe regard avec sa compagne enceinte (radieuse Şenay Aydın), où passent une insondable mélancolie, la blessure peut-être inguérissable causée par une part d’ombre commune désormais consciente, irréductible à de simples excès de boisson ou de jeu – mais également une confiance infinie, un amour aussi vaste que l’aube, à peine moins pur, le sceau d’une rencontre intime et existentielle entre deux adultes survivant au sein de notre Mondo cane, retrouvant, inopinément, les accents tragiques du Voleur de bicyclette, autre mémorable parabole « historique » sur la grandeur douloureuse de la pauvreté d’aujourd’hui…





PS : correspondance numérique du 19 juin 2015…

Bonjour Jean-Pascal,

Merci beaucoup pour votre critique tres bien ecrit et interessant. Ca me plait beaucoup de savoir qu’il y a des gens “out there somewhere”, qui connaissent et aiment mes films: quelque fois il me semble que, apres que je les ai fait, mes films disparaissent dans une vide inconnu.

Merci bien!

Comment/ou est-ce que vous aves vu PAZAR? Je suis curieux... 

with all best wishes

Ben


Bonjour Ben, 

Merci à vous, pour le film et ce commentaire élogieux et rapide, de surcroît en français (je le mettrai en PS à l'article) !

Découvert The Market en DVD, dans un bazar, justement, où il se trouvait parmi d'autres titres beaucoup moins intéressants, à des prix très attractifs : encore une leçon de capitalisme appliquée à la cinéphilie...

Rassurez-vous, les œuvres d'art – au cinéma, en littérature, en musique – continuent à vivre leur vie longtemps après leur première diffusion ou même la disparition de leurs auteurs (mais je vous souhaite une longue vie, bien sûr !) ; et puis un jour, quelqu'un les redécouvre, joyeusement, et décide d'écrire dessus afin de les célébrer – voici ce qui m'arriva avec Pazar.

Au plaisir de vous lire et de parcourir le reste de votre filmographie,

Amitiés cinéphiles and take care !

Jean-Pascal
  

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