Voyage en Italie : Souvenirs symboliques de la singulière Mimsy Farmer


Le portrait impressionniste, subjectif, kaléidoscopique (ou syncopé comme du jazz) d’une actrice à redécouvrir…


Double signe linguistique, ludique et psychotique, en forme de prédestination d’une persona : elle doit son surnom/prénom exotique – Merle pour l’état civil, telle Miss Oberon – au célèbre Jabberwocky de Lewis Carroll, paru dans De l’autre côté du miroir (des fantômes) et son patronyme résonne avec celui d’une actrice internée, Frances Farmer, qu’incarna jadis, dans un biopic méconnu à revoir (au moins pour le beau thème de John Barry) la bien nommée Jessica Lange ; signalons au passage que ce nom servit de pseudonyme à une chanteuse française connue et cinéphile, autrefois désenchantée façon David Lean, elle-même née Gautier (Dumas fils ?)…

Un peu d’archéologie, voire de nécrophilie : elle nous semble, jusqu’à un certain point, le chaînon manquant entre Grace Kelly (mue incomplète pour cause de mariage en principauté de carton-pâte), Jean Seberg (« Qu’est-ce que ça veut dire, dégueulasse ? »), Catherine Deneuve (tendance Polanski), Tippi – autre surnom parental drolatique – Hedren et Mia Farrow (Roman P., bis), ou bien encore Sylvie Vartan chez Brisseau (L’Ange noir, en effet)…

Son histoire ? Celle, finalement, d’une jeune Américaine, originaire de Chicago, partie s’encanailler (« s’encrapuler », disait Rimbaud) dans la vieille Europe, remake, toutes proportions gardées, de l’itinéraire amoureux et professionnel suivi par Ingrid Bergman, exilée volontaire et « mère indigne », selon la presse d’alors, traversant un océan afin de rejoindre son Rossellini chéri et adoré…


69 année érotique chantait Gainsbourg, flanqué de Jane B., sa muse anglaise : Mimsy Farmer, héroïne de son temps, se montra très à l’aise avec sa nudité, exposant sans retenue ni racolage son corps solaire et la nuit de son âme, ouverte à toutes les expériences, co-auteur des dialogues définitifs placés dans sa bouche exquise, puis succombant avec délices aux séductions spéculaires du saphisme : More ? Of course, my dear et le mot seul renvoie autant à l’autobiographie d’Iggy (Pop mais aussi crooner) qu’aux travaux de Lacan sur « l’hystérie religieuse » des bonnes sœurs et des saintes, toujours avides de dieux noirs et de diables blonds, ceux de Glauber Rocha ou de Ken Russell – oui, elles en veulent encore

L’actrice émergea donc dans une ère de « libération sexuelle » aux allures ambiguës, prise entre l’étau du nouveau terrorisme et de la pornographie en salles et en littérature ; une question nous turlupine : et si le film de Schroeder, au fond du lit, jusqu’à la lie des corps soumis à l’hallali du désir, ne montrait finalement que le déclin de ces utopies, à la fois lisible en parabole réactionnaire et prophétie lucide ?  Après les paradis artificiels, voici donc les lendemains qui déchantent…

La voix off de la bande-annonce révèle d’ailleurs le pot (bouton clitoridien de Xanadu) aux roses : « Vulnérable et inquiétante » pour définir le personnage étoilé d’Estelle ; surgissent aussitôt ces mots de Mallarmé en hommage à Poe : « Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur »…

Le jeu à fleur de peau, littéralement, de Mimsy, ses cheveux courts et blonds, inoubliables, se mirent aussi dans la brune Harriet Andersson magnifiée par Bergman : Monika se dore à Ibiza, disons, dans un éternel été emprunté à Camus…




La citoyenne préféra rester en Italie durant la guerre du Vietnam, tandis qu’apparaissait, avec sa contribution, une nouvelle vision du deuxième sexe au cinéma, dans une reprise de l’archétype usé de la femme fatale du film noir, revitalisé par l’injection de la névrose, en fruit étrange de la révolution sexuelle : disparition du motif crapuleux (décidément !), financier, marxiste ; exploration du continent noir de la sexualité féminine, pour parler à la façon de ce farceur de Sigmund…

Mimsy Farmer, agnelle et reine des abattoirs, ensemble victime et bourreau, excelle brillamment dans le fétichisme obscur du giallo, genre populaire transalpin propre à portraiturer des psychés dérangées, dans le sillage de Pabst dressant Les Mystères d’une âme en radiographie spirituelle et charnelle d’un chimiste obsédé, petit frère du spectateur-voyeur…

On la vit encore en femme mûre, lointaine héritière/glaneuse du Blé en herbe de Colette, déniaisant un puceau à lunettes dans l’anodin Amant de poche (rien de commun avec la meilleure scène, et la plus dérangeante, muette et en noir et blanc, de Parle avec elle, viol « amoureux » effectué sous coma)…

Une ombre plane au sein de toute cette lumière, un caractère funèbre endeuille La Route de Salina, terminus désertique pour la très chère Rita Hayworth, assurément revenue de tout…


Pareillement, la frigidité de Simona Sana, pas si saine (d’esprit), refroidit Frissons d’horreur d’Armando Crispino, en écho à celle de la pauvre Marnie violée (une fois de plus) par le tendre Sean Connery, sous l’œil cruel et complice de ce grand pervers d’Alfred Hitchcock, les noces d’Éros et de Thanatos donnant naissance à un affreux rejeton : une orgie de morts-vivants plus ou moins difformes, partouze démocratique en réponse ricanante aux graciles et « planantes » (aïe, Pink Floyd !) étreintes hippies…  


Mais la belle, désormais, fait aussi preuve de douceur et d’humour, au vu de ses œuvres en tant que peintre et sculptrice…


Elle donna le jour, on le néglige, à une fille elle-même comédienne, qui débuta gamine chez les Taviani, au côté de sa mère… rousse (joli couple en miroir de celui formé par Eva Green et Marlène Jobert, célébrée ailleurs sur ce blog)…


On retient souvent, à tort, selon nous, sa « performance » dans La Traque : chargée de cours universitaire, elle y subit un martyre aussi convenu et manichéen que celui infligé simultanément par Boisset à la jeune Isabelle Huppert ; dans ce Dupont Lajoie sexuel et campagnard pullulent les notables coupables et la virginale étrangère (au délicieux accent !) se noie dans les étangs normands de la France giscardienne, pour un exécrable portrait à charge (« C’est avec les bons sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature », affirmait Gide à raison) ; Leroy, tout sauf Peckinpah ni Noé, s’en tire encore plus mal que Yannick Bellon trois ans plus tard, nous faisant endurer le viol de la belle Nathalie Nell par… Daniel Auteuil à l’orée de sa carrière (ici, Léotard s’y colle, si l’on peut dire, épaulé par les renforts silencieux de Marielle confectionnant un bâillon indigeste avec de la paille – ah, la ruralité ravie !) ; on peut lire dans ce piètre « film à message » (pléonasme) le verso, sans jeu de mots, d’Emmanuelle, exposition laborieuse et grisâtre (photo pourtant due à Claude Renoir) de la part d’ombre de la psyché nationale, de l’imagerie hexagonale, dans le contexte contradictoire du développement conjoint du film X et du féminisme, l’expiation, si l’on veut, du succès d’une autre blonde : une certaine Brigitte Lahaie…


Au-delà du charme (un peu) androgyne et du talent d’actrice de Mimsy Farmer, évoqué ici même à l’occasion du Profumo della signora in nero, l’actrice nous apparaît en métaphore métonymique de son époque, incarnation troublante et troublée – mais aussi pure et limpide – de métamorphoses sociétales, même si le cinéma ne peut se réduire, heureusement, à de la sociologie ; pour faire court, tout ceci capture et sublime la fin de la « parenthèse enchantée » chère à Françoise Giroud…

De nouvelles femmes, ambitieuses, impitoyables, indépendantes, vont occuper le devant de la scène médiatique et la surface sensible de l’écran au début des années 80, chantées par Michel Sardou, « artiste de droite », innombrables mères de Lara Croft et de ses petites sœurs-Amazones ; Mimsy pourra logiquement se retirer, rentrer dans d’actives coulisses…

Cette actrice « de gauche » (américaine) devint par la suite décoratrice, notamment via ses sculptures sur Charlie et la Chocolaterie de Tim Burton ou Pirates des Caraïbes : La Fontaine de jouvence

On la vit aussi dans le sympathique Perry Mason à la TV ; dans le ténébreux Le Chat noir de Fulci ; dans un caméo féministe pour Rêve de singe du sous-estimé Ferreri ; dans un diptyque comptable et payant, Deux hommes dans la ville (la peine de mort condamnée par Giovanni) et Quatre mouches de velours gris (agréable couple de cinéma avec Michael Brandon, en pleine veine « animalière » d’Argento) ; dans Allonsanfan, donc, la fresque historique et colorée des deux frères T. ; dans les dispensables Don Camillo (mal) ressuscité par Terence Hill, Body Count ou SOS Concorde du délicieux Deodato, La légion saute sur Kolwezi (Les Bérets verts selon Coutard, grand chef opérateur et médiocre réalisateur, hélas)…    



Cosmopolitisme, bien avant son installation pérenne en France : remarquée à seize ans par un agent de presse, Mimsy Farmer travailla un an au Canada dans un hôpital et The Wild Racers, sous l’égide de Corman, lui permit de visiter l’Europe, spécialement l’Angleterre, où son frère enseignait les mathématiques en fac à Londres…

Son grand amour passé ? Le scénariste Vincenzo Cerami ; le nom évocateur de sa (belle et envoûtante, bon sang ne saurait mentir) progéniture ? Aisha Cerami…

Un dernier mot pour boucler la boucle, une ultime citation pour encapsuler le mystère de Mimsy Farmer, party girl devenue « à son corps défendant » (vraiment ?) fantasme ambivalent, égérie attirante et mortelle : All mimsy were the borogoves, ce que le courageux Henri Parisot traduisit, en 1946, par Tout flivoreux étaient les borogoves... 

Enfin, en guise de pastiche d’Erroll Garner – et de Clint Eastwood dans sa première réalisation ! –, nous n’adressons qu’une unique supplique, une tenace doléance à l’actrice, artiste et femme : Play Mimsy for Me, again and again...

Commentaires

  1. Réponses
    1. Merci beaucoup !
      Je vous laisse découvrir ceux de Marlène Jobert, Laure Marsac ou Rebecca De Mornay, parmi d'autres...

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  2. https://www.rts.ch/info/culture/cinema/12011001-film-culte-la-traque-met-en-scene-une-tetanisante-chasse-a-la-femme.html
    La Fille de Trieste, La Ragazza di Trieste, Pasquale Festa Campanile. https://vimeo.com/309428044

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    1. https://www.youtube.com/watch?v=yXkqGVfm1mo
      https://www.lejdd.fr/Societe/tribune-elisabeth-badinter-les-outrances-du-neofeminisme-guerrier-3989840
      http://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2021/03/la-fille-de-trieste-noyade-interdite.html?view=magazine

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