Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon : Le Faux Coupable


Suite à sa diffusion par France 3, retour sur le titre d’Elio Petri.


« Comment tu vas me tuer, aujourd’hui ? » demande en souriant Florinda Bolkan, longiligne papillon noir, à son amant tout vêtu de blanc, le gominé Gian Maria Volontè. « Je vais te trancher la gorge… » lui promet-il à voix basse, tendue – et il le fait, réalisant pour de bon le jeu SM inspiré par les faits divers forcément « sordides » : bientôt, la femme qui le chevauchait entre des draps d’ébène s’effondre avec lenteur, dans un râle d’extase et d’agonie. Cette mort orgasmique se déroule dans l’appartement très scénique, aux arches quasi religieuses, d’un immeuble cossu, sis juste en face du palais de justice municipal et Petri, scénariste des Monstres pour Risi, réussit avec brio l’ouverture tétanisante de son film, le « héros » monstrueux, justement, vu de dos dans la rue, se retournant pour nous adresser un regard complice, sur la musique sardonique de Morricone. Nous voici dans les pas d’un charmant salopard, lointain cousin méditerranéen du Lou Ford, le flic psychopathe et texan de Jim Thompson qui, de surcroît, va se voir promu dans sa hiérarchie, pour mieux enquêter sur son propre crime, dans un dédoublement, de personnalité mais aussi de métaphysique, quelque part entre Poe et Dostoïevski.


L’œuvre de Petri séduit avant tout par ce brillant portrait, lumineux et obscur, surchargé de faconde, de silences et de larmes, incarné avec une évidence et une puissance reconnues par un acteur en état de grâce, remarquable aussi chez Leone, Melville ou Rosi, captivant ici, au moyen d’un magnétisme satanique, l’attention et la sympathie du spectateur jusque dans ses pires actions. La résistible ascension – comme dirait Brecht – de cet histrion possède le caractère solaire et cauchemardesque d’un (mauvais) rêve éveillé, ce qui le rapproche de La Dernière Victime, dystopie pop ludique peignant itou un immature (Mastroianni, en blond platine, tel Coluche chez Oury !) aux prises avec une Diane chasseresse sous les traits d’Amazone (sculpturale) d’Ursula Andress. La longue dame brune, dans une dispute rageuse d’anthologie, ne se gêne d’ailleurs pas pour accuser son étalon de lui faire l’amour comme un impuissant, comme un enfant, et lui jette à la figure la description flatteuse de son second amoureux, un jeune anarchiste (mal nommé Pace !) aux cheveux noirs bouclés – les deux hommes se croisent peu après le meurtre et pour une brève rencontre inégale au commissariat, l’esclave y défiant son maître, « Un criminel pour diriger la répression : parfait ! » –, tout droit sorti d’une bande de ragazzi pasoliniens. Un tel aveu, une aussi insupportable révélation, précipiteront leur chute « nuptiale ».

Bien sûr, le cinéaste dresse également un état de lieu de cette Italie des années 70 sur le point de sombrer dans les « années de plomb » et la comédie (tragique) du pouvoir exercé par la funeste Démocratie chrétienne, avec une indéniable valeur de satire n’épargnant personne, et surtout pas les prolétaires zélés au service de la loi, ni le bureaucratisme d’avenir propre à ficher toutes les tumeurs du corps social afin de les en extraire, de façon plus ou moins radicale et légale, presque dickienne, avant même leur passage à l’acte. Dans une scène d’anthologie, filmée en raccords coupants et travellings hystériques, le nouveau chef de la division politique, avec des accents de tribun berlusconien, assimile à dessein délinquance et terrorisme devant un auditoire nombreux acquis à sa cause, rassemblé « à l’américaine », sourit-il, pour écouter sa bonne parole très peu politiquement correcte, le pauvre Freud enrôlé en coda de son laïus enfiévré : « La répression, c'est la civilisation ! » L’épilogue, onirique et mystérieux, « ouvert » selon le lexique d’Eco, avec le paraphe d’une citation ironique de Kafka, nous laisse dans l’expectative d’un châtiment ou d’un procès pour ce grand enfant pervers, transpirant, jovial, sournois, blessé, aussi, égaré dans son propre labyrinthe intérieur, ne demandant qu’à exposer sa culpabilité – « Je suis un assassin » déclare-t-il avec insistance au marchand de cravates/témoin qu’il recrute pour le confondre – mais prompt à se moquer des indices semés à la façon du Petit Poucet, ogre (de) lui-même dans une époque dominée par les loups faussement bienveillants et les chiens fous par définition incontrôlables, puis bientôt instrumentalisés.


On  rit beaucoup devant Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, comédie noire déguisée en thriller sociologique, de ce même rire étouffé, angoissé, désespéré, bien sûr, qui nous secoue face à Psychose ou à La Métamorphose, autres pièces majeures d’une galerie drolatique et terrifiante, dédiée aux tueurs puérils peints en victimes collectives, aux bourreaux chéris et abhorrés nous fixant droit dans les yeux, avec un sourire d’aliéné, histoire de traverser le miroir, fantomatique ou littéraire, de rompre la fameuse frontière invisible de l’écran, de nous happer dans un univers où tout, vraiment, peut arriver, et surtout le pire, redouté/désiré par de fraternels démiurges au petit pied, dérisoires dans leur volonté de contrôler un destin cruel en reflet du nôtre. Si La classe ouvrière va au paradis, les citoyens insoupçonnables errent en Enfer, pas si pavé de bonnes intentions, et Les bourreaux meurent aussi, comme nous l’apprit Lang naguère. Petri, durant deux heures, nous plonge au cœur de la psyché perturbée (euphémisme) de son (faux) justicier dans la ville et, sans le vouloir, livre peut-être le giallo ultime, sans gant noir ni arme blanche, sans cri féminin ni une seule goutte de sang (à peine une tache écarlate sur le cou du criminel, vite parti de doucher comme Marion dans le motel de Bates), mais visite diurne et nocturne dans une folie très présentable et donc davantage dangereuse, sous le vernis de sa normalité, de sa banalité (du Mal). William Friedkin, grand admirateur du film, s’en souviendra pour son propre voyage au bout de la nuit de l’âme, inspiré par l’odyssée de Peter Lorre dans M le maudit : l’asphyxiant, judiciaire et « scientifique » Le Sang du châtiment. Pour le dottore pourtant très malade, la  commedia è finita, en effet – ou pas…  

                         

Commentaires

  1. Cristo si è fermato a Eboli, Dialogo a cena tra l'esattore delle imposte
    e Gian Maria Volontè, https://www.youtube.com/watch?v=0L8bElTK5ZQ

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  2. LUCIO DALLA - L'ora di piangere. Tratto dal film: "Altissima pressione" (Italia, 1965).
    https://www.youtube.com/watch?v=gEgvX_4A2I4

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