Rescue Dawn : Voyage au bout de l’enfer


Suite à sa diffusion par NRJ 12, retour sur le titre de Werner Herzog.   


Si l’on ne devait garder qu’une image, une seule – telle la balle fatale tirée par Walken pour Cimino – de ce film rare de Werner Herzog, qui ne connut pas même les honneurs d’une distribution française (quand notre pays, bien desservi par ses ridicules ministres de la Culture, sans parler du CNC ni des exploitants, passe pour l’inventeur du « septième art »), on choisirait le beau sourire radieux de l’amaigri et impeccable Christian Bale, fil rouge de vie dénoué à la façon du Petit Poucet tout au long de son enfer vert, parmi les méandres d’une jungle carcérale autrefois surplombée dans son engin de mort, à contempler la beauté scandaleuse du spectacle de la guerre, mais sans écouter du Wagner, à la différence des bouchers shootés de Coppola. Herzog, avec habileté, abandonne très vite le terrain glissant et obscène de l’emphase, de la grandiloquence, de l’icône, afin de faire choir son Icare teuton au milieu des miliciens laotiens, puis de l’expédier manu militari dans un camp aux murs dérisoirement inutiles, cet environnement naturel, édénique et infernal, insensible à la souillure humaine, de surcroît en uniforme, constituant la plus sûre et la plus vaste des prisons...



Dieter, durant cette traversée express, dit une chose remarquable, ne s’adressant ni à ses ravisseurs, ni vraiment à lui-même (plus tard, il interpellera Dieu à voix basse) : « Les vivants ont leurs somnambules ; les morts aussi » et assurément il possède l’air hagard, de touriste d’outre-tombe, affiché par Conrad Veidt sous l’emprise du cher docteur Caligari. Mais la sidération passe très vite, car revient aussitôt, parmi ses nouveaux compagnons d’infortune, aux origines diverses, le besoin de plus en plus urgent et nécessaire (les provisions s’épuisent à vue d’œil, les geôliers, à la même enseigne, subissent itou la faim) d’une grande évasion, d’une liberté à reconquérir, d’une peau – de serpent, celui qu’il dévore cru à mains nues juste avant son sauvetage inopiné, en reprise mimétique (et ressemblance physique !) de James Brolin dans Capricorn One – à sauver, quitte à la perdre plus tard, dans ce territoire pluvieux, boueux, moite et rempli d’hôtes indésirables (la scène des sangsues provoque une irrépressible aversion). Le cinéaste connaît bien ces espaces, depuis longtemps, et Rescue Dawn forme avec Aguirre, la colère de Dieu et Fitzcarraldo une trilogie apocryphe dédiée à des labyrinthes végétaux et souvent létaux en miroir de psychés ravagées, égarées, déjà perdues dans leurs propres pandémoniums privés ; il les filme une fois de plus comme personne, sans égal pour en capturer le poids de mort et la grâce insensée, quasi invisible, à l’image de ces insectes imitant les feuilles sur lesquels ils se trouvent, jeu du caméléon qui amuse quelques secondes le remarquable Steve Zahn, au bord de l’épuisement.



Dans le sillage éprouvant de King Kong, du Pont de la rivière Kwaï, du Convoi de la peur et d’Apocalypto, Rescue Dawn parvient à étouffer son spectateur dans une insupportable touffeur, une absence d’horizon dominée par la seule couleur verte, déployant toutes ses nuances afin de mieux dégrader les fuyards, une luxuriance heureusement exempte du moindre panthéisme (vade retro, Terrence) mais simplement posée là, énigme sans réponse et garnie de frontières par les hommes en conflit : l’aviateur doit rejoindre la Thaïlande, lieu de tournage avéré, s’il veut continuer à vivre. Du reste, la solidarité de captivité ne résistera pas à la délivrance – on pense à Boorman, bien sûr, même si Klaus Badelt s’autorise un inhabituel lyrisme dépourvu de banjo, on songe aussi au poignant La Harpe de Birmanie, du grand Kon Ichikawa, matricielle errance musicale – et les autres prisonniers se disperseront loin du regard du réalisateur (« Où je vais ? », se lamente l’Américain émacié aux allures de Charles Manson, rôle d’ailleurs tenu par le cadavérique Jeremy Davies). Ce couple viril, s’autorisant des gestes de douceur – une grande palme soulevée, abri de la face trop blanche pour le sommeil inquiet – ou de tendresse – étreintes à bout de force et de souffle – à la limite de l’incongru, révélant par petites touches la nature foncièrement homoérotique du film de guerre (partagée avec le western), ne parviendra pas non plus à gagner son havre loin des loups dans l’intégrité de son duo : débouchant sur une horde vociférante de villageois armés de redoutables machettes, le lieutenant-zombie y trouvera, in extremis, une mort cruelle, ses mains et sa tête tranchées avec l’adresse de la peur haineuse d’une nation envers ses envahisseurs.



Pourtant, Bale, vraiment Invincible, va s’en sortir, gracié, à l’instar de Kaspar (Hauser), par un destin moqueur qui lui offrira une seconde évasion finale en forme de sketch, planqué sous la desserte où trône son gâteau d’anniversaire ! Les hommes en noir du gouvernement « débrieferont » quelqu’un d’autre, voici notre nouvel Adam, issu du primordial limon vietnamien, porté en triomphe par ses frères d’armes, retrouvés en liesse sur son porte-avions chéri. L’enfant devenu pilote à la suite d’un « merveilleux malheur » (Cyrulnik) historique – l’homme aux commandes de son Spitfire allié le fixe durant le bombardement de son village –, l’Allemand naturalisé au pays de l’Oncle Sam, ressemble désormais à un Christ joyeux déposé de sa croix (sa capture prend la forme d’un écartèlement au sol, accompagné d’une injurieuse diarrhée, face à ses bourreaux ni meilleurs ni pires que d’autres, jamais dépouillés d’humanité, comme ce chef caressé par un papillon – souvenir de Kinski dans Ennemis intimes ? – ou ce nain, figure familière de l’univers de Werner, offrant gratuitement aux affamés des boulettes de riz ; et la scène précédente fait affleurer, en image latente, le supplice similaire de Lon Chaney dans L’Inconnu de Browning, cinéaste à la sensibilité assez proche de celle de Herzog), ressuscité après son voyage au bout de la nuit – le titre énonce on ne peut plus clairement la venue des secours à l’aube –, son apprentissage du primitivisme (démonstration drolatique sur le bateau, avec ce petit film didactique projeté aux troufions hilares, dont la morale se gausse des excès « cartoonesques » de Rambo II : La Mission : « Le meilleur ami d’un soldat, c’est son couteau »), son passage au désert du désespoir, de la déréliction, de l’ironie sans merci (tous ces hélicos dans le ciel, et pas un pour atterrir, quand ils ne lui tirent pas dessus !).


Herzog, cinéaste-aventurier par définition, « essence » et choix, épouse cette odyssée vraiment héroïque, située au-delà du maquis politique, avec une sérénité, une ampleur et une élégance (beaux mouvements de grue dans les séquences de découverte) saisissantes, avec un humour noir (le repas d’asticots vivants goulûment ingurgités par l’acteur) que l’on retrouvera dans un autre opus en terre d’accueil US, réalisé à la suite, le mésestimé Bad Lieutenant : Escale à La Nouvelle-Orléans. Son Ulysse ne court plus après l’or ni l’opéra, il veut juste s’extraire de ce magma pour respirer à nouveau en liberté. Humble et intense, captivant et a-spectaculaire, filmé au plus près des corps, des visages, de la nature élémentaire, tourné « à l’envers » mais constamment tendu vers l’avant, Rescue Dawn s’affirme non seulement comme l’un des survivals les plus « immersifs » et aboutis vus au cinéma, mais encore comme l’un des titres les plus vertigineux et démesurés, dans sa dimension d’histoire vraie, de la filmographie de son auteur qui, à des années-lumière de remaker son documentaire Little Dieter Needs to Fly sous une forme fictionnelle, livre ici un chant poignant, dégraissé de tout pathos, à l’appétit vorace de survie, à l’obsession magnifique d’ingéniosité (les menottes) et de persévérance de l’espèce bipède, saisie dans ses puissances morbides, son acharnement à se détruire, à s’ignorer dans le piège de l’altérité, mais aussi et surtout, dans sa capacité à se dépasser, à se grandir face aux épreuves, à suivre son chemin, dans les films ou en dehors, armée uniquement (Dieter se débarrasse des fusils, charge futile) d’un individualisme, d’une énergie et d’une foi pleinement existentiels – d’où l’ivresse et la gaieté intempestives, on oserait presque dire nietzschéennes, s’emparant du spectateur à l’issue du calvaire laïc de notre pilote, abhorré car porteur de mort (Miyazaki, autre peintre « écologique », abordera une problématique identique avec Le vent se lève), mais admiré, in fine, pour son élan vers la vie, dans un sourire puis un rire fraternels, « purs » et irrésistibles.  

                                    

Commentaires

  1. Comme un écho de L'Amazone, ce géant blessé (Gallimard Découvertes, 1998) du poète, écrivain, éditeur, reporter, cinéaste à l’occasion, le Français Alain Gheerbrant.
    D'Antonin Artaud, dont il publie Van Gogh, le suicidé de la société (Editions K, 1947), il aura cette dédicace : "A Alain Gheerbrant, qui fut l'un des premiers à rechercher l'interné Artaud à sa sortie de l'asile de Rodez et à vouloir lui demander un livre quand l'interné Artaud n'avait encore donné aucune preuve de son existence littéraire ou de son existence simplement." Bouleversé par la mort d'Artaud qui, dans sa jeunesse, avait rencontré les Indiens Tarahumaras du Mexique, Gheerbrant partira, comme à sa suite, sur les traces des Indiens d'Amazonie à la recherche de "ce langage d'avant le langage", dont lui parlait l'homme de théâtre.
    https://www.etonnants-voyageurs.com/spip.php?article10747

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