Des nouilles aux haricots noirs : Le Dernier Rivage


Suite à sa diffusion par ARTE, retour sur le titre de Lee Hey-jun.


« La mort peut attendre » philosophe à voix haute le héros sous sa cravate rose de cadre endetté, ici nouée à un arbre pour se pendre – en effet, et cette œuvre ouverte sur un suicide va finalement s’avérer un retour à la vie, le voyage immobile, souvent drolatique et parfois désespéré, vers une renaissance placée sous le signe de l’amour. Entre ces deux naufragés plus ou moins volontaires (qui dit Nicolas Roeg ?), à peine séparés par quelques kilomètres d’eau et autant de brasses impossibles à effectuer pour notre Robinson traumatisé dans son enfance, planté là sur son île face à l’Assemblée nationale (!), une correspondance artisanale et numérique, dans la lingua franca de l’anglais, va s’établir à l’imprévu (voire selon le destin amoureux), mots tracés sur le sable ou imprimés sur la blancheur timide et ouverte à tous les possibles d’un feuillet d’ordinateur. Cette hikikomori (équivalent local de l’otaku japonais) aux problèmes de peau et aux parents absents, jeune femme recluse dans sa tour orgueilleuse et solitaire, pourtant vite atteinte, blessée à nouveau, par les immondices des commentaires en ligne (« Pour se créer une vie, il suffit de se connecter », croit-elle, s’inventant de toutes pièces un populaire avatar, au moyen de visages anonymes et d’accessoires de mode chipés à droite et à gauche sur la Toile anxiogène), va suivre le film muet des mésaventures du nouvel Adam échoué puis dans son canard en plastique, SDF finalement aussi heureux que l’Alexandre de Noiret (« Un ennui parfait ! » soupire-t-il d’aise), où les totems de la modernité servent désormais à faire pousser du maïs, telle sa carte (vide) de crédit lui permettant de récolter le précieux guano. Sa passion pour photographier la Lune s’estompe vite au profit d’un espionnage quotidien, complice et tendre, rendez-vous différé avec son extra-terrestre chéri, un peu pervers (il lèche avec gourmandise ses bras délicieusement salés), abandonné par sa boîte, son ex, les pompiers itou.


Peu à peu, la fable sociale sur le dénuement se mue en conte de fées pour adultes – l’héroïne parvient même à flotter, allégée par le beau mot d’espoir, à se retourner dans son lit d’emballage bullé, rendue insomniaque par son désir, comme naguère Dita Parlo chez Vigo. Le mélodrame surgit dans la dernière partie, quand elle se lance, enfin et littéralement, dans le monde qu’elle redoute tant, durant un exercice à grande échelle en cas de raid aérien, à la poursuite de l’homme de sa vie, jusqu’alors celui de sa vue ; le schéma inverse celui de la fenêtre sur cour hitchcockienne et relit à travers le spectre féminin le mythe d’Orphée : Eurydice court rejoindre/ressusciter son exilé/déserteur, ramené à terre, après une tempête à la Job, et quasiment manu militari, par des agents d’assainissement. L’île s’appelle Bam, et les personnages se nomment tous les deux Kim. Après une dernière secousse du bus interrompu dans son trajet par la menace politique du voisin fraternel et hostile, cette fable émouvante et réjouissante sur le goût de la vie, la curiosité de l’autre, l’ouverture au fleuve des passions, le retour dans la communauté humaine, qui nous délivre (du mal) de toutes les abominables comédies romantiques américaines ou européennes, s’achève sur un panorama du pont liminaire, à la façon d’une conjuration, promesse d’un bout de chemin à faire à deux, en souvenir du tandem sentimental d’Audrey Hepburn et d’Albert Finney accompagnés par Stanley Donen.


Voici donc, portée par un couple excellent : Jung Rye-won et Jung Jae-young, une caméra précise et gracieuse, un regard qui ose et réussit tout – rires, larmes, scatologie, beauté, déréliction, isolement, amertume, confiance –, une œuvre vivante et aboutie, primée à l’étranger mais échec national immérité, loin, très loin, de la citation, de l’hommage, de « l’humanisme » (avec leur ribambelle hexagonale d’intouchables, de bon dieu et de béliers, aberrations vraiment horribles, alors que ce genre et celui de la pornographie demeurent ghettoïsés, dans l’indifférence politiquement correcte générale), des super-héros de niveau zéro, des « thèmes de société » traités avec une finesse de pachyderme, du formalisme de fétichistes pseudo-mystiques, maux contemporains et cyniques, parmi d’autres, du soi-disant septième art d’aujourd’hui ; la démonstration supplémentaire, si nécessaire, de la suprématie actuelle (et depuis déjà plusieurs années) du cinéma sud-coréen, création populaire et d’auteur qui croit encore en elle-même, à ses puissances scopiques, formelles et narratives, miroir universel d’un pays, d’une culture et d’un imaginaire dont la proximité ne cesse d’étonner, de ravir, à l’image de la comédie italienne lucidement cruelle d’hier, du lyrisme volontiers naïf des fabliaux de Kurosawa ou du mélange des tons brillamment pratiqué par Bong Joon-ho, ailleurs loué par nos soins – vive donc la cinéphilie d’Asie et ces succulentes, parfois bouleversantes, nouilles aux haricots (pas si) noirs, préparées à l’unisson de l’amour immortel de Catherine Deneuve réalisant sa tarte chantée pour Jacques Demy… 
  
            

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