Esther : La Petite


Une adoption qui tourne (très) mal, et le foyer fragilisé s’enflamme en plein hiver, telle une cabane de gosses perchée dans son arbre tarkovskien…


Pourtant produit par le redoutable Joel Silver et l’inattendu Leonardo DiCaprio, Esther mérite le détour (mortel, bien sûr). Jaume Collet-Serra, déjà auteur du sympathique La Maison de l’horreur – qui accomplissait ce miracle laïc : rendre attachante Paris Hilton, appréciable également, mais en brune, dans le méconnu Bottoms Up –, filme avec élégance, humilité, foi et sérieux (ce qui n’exclut pas des touches d’humour qui sonnent vrai, comme ce coup de tête par inadvertance durant… une levrette), loin de tout second degré post-moderne et dans une durée (deux heures) assez inhabituelle pour le genre, abonné plus qu’à son tour aux quatre-vingt-dix minutes réglementaires, son conte de fées pour adultes (et grands enfants), dans un cadre domestique et un paysage de saison qui rappellent furieusement ceux de Chromosome 3, les deux œuvres partageant l’exotique et proche Canada (pour un regard français) en lieu de tournage. Cette double nature se retrouve dans le personnage éponyme, petite orpheline plus familière aux amateurs de Jean Rollin qu’à ceux du grand Griffith, même si le film, on s’en apercevra vite, épouse avec ferveur la structure et la vision du monde présentes dans le mélodrame, squelette souterrain et image latente, à peine cachée sous les horreurs manifestes, du cinéma du sang.


Le prologue et l’épilogue ne lésinent d’ailleurs pas sur le gore, artifice souvent régressif mais parfois jouissif (à titre d’exemple, chez Romero « dopé » par Argento, ce dernier cité durant la découverte du mur « obscène » de la chambre d’enfant, aussi crucial, inutilement, que le tableau des Frissons de l’angoisse), honni par les contempteurs du genre – qui prônent le formalisme et la retenue, voire la distance, supposés adultes – et trop prisé par ses fans hardcore – pour lesquels tout ceci s’apparente à un divertissement inoffensif, à déguster entre amis, un peu comme les meurtres d’Agatha Christie. Une femme sur le point d’accoucher y assiste, acteur et témoin, à un travail pour le moins particulier, avant que cette entrée en matière, clin d’œil à Inseminoid ou La Mouche, ne révèle son caractère de cauchemar, littéralement, et que la mère ne vienne lire à sa fille sourde et muette – handicap en présage à celui de la gamine de Take Shelter, autre parabole sur la famille comme étouffant abri – une histoire pour l’endormir, connue par cœur et en résonance avec le drame du nourrisson mort-né. Cette Mère Courage au quotidien, ancienne alcoolique dépressive (pléonasme ?), porte les beaux traits « slaves » de la talentueuse Vera Farmiga, louée sur notre blog à l’occasion de Bates Motel (en blonde et trop attirante maman de ce cher Norman), qui traverse des films risibles (The Conjuring) ou roublards (Source Code) avec une inépuisable justesse, énergique et précise, à juste titre acclamée lors de ses débuts dans le cinéma dit indépendant.  


Face à elle, la jeune (douze ans) Isabelle Fuhrman livre, pour user d’une formule convenue cette fois-ci légitime, une « performance inoubliable » et, osons le terme, proprement sidérante. Dans ses yeux noirs sans fond miroitent sans faillir les fantômes des Innocents de Jack Clayton d’après James et celui du Damien de « Dick » Donner pour sa Malédiction, mais aussi une détresse et une solitude brillamment exposées durant le premier acte – le meilleur – du film, portrait d’une étrangère, dans tous les sens du mot, en butte à la meute d’un collège WASP et rural, subissant un harcèlement scolaire désormais à la une des médias hexagonaux. D’où vient donc cette fille pas comme les autres (« Ce n’est pas un crime », dit, un peu hâtivement, sa nouvelle maman) ? Malgré les apparences, certainement pas de Transylvanie, ainsi qu’elle l’explique doctement, en le mouchant, à son nouveau frère, petit macho jouant de la guitare virtuelle en prélude à sa pratique masturbatoire, feuilletant avec ses potes des revues de cul – « Elle ressemble à ta mère ! » s’esclaffe, admiratif, l’un des petits hommes –, effaré de constater l’amour grandissant des parents pour l’intruse. Il finira d’ailleurs à deux doigts du trépas, dans le coma, tandis que son père, poignardé à mort par Esther, agonise tranquillement sur le plancher de sa belle demeure d’architecte, transparente et isolée autant que la villa de James Mason dans La Mort aux trousses.     


Nul hasard : ce qui se joue ici et maintenant se déroule entre femmes et les hommes, petit ou grand, fils ou mari/père traversé par l’idée de divorcer, ne font que de la figuration, pris entre une perfect MILF, une gamine diabolique et une enfant qui ne peut parler ni entendre (joli travail trop bref sur la bande son subjective) mais sait se servir d’un revolver (ah, ces Américains, toujours avec une bible et un fusil dans le tiroir de leur table de chevet !). Le cinéma d’horreur, contrairement à ce que peuvent en dire ses détracteurs, ou ceux, pires peut-être, qui s’entichent d’un film ou deux et assènent sur le reste des jugements d’une insigne méconnaissance, offre souvent à ses actrices des rôles complexes, exigeants, valorisants (quel vilain mot, tout droit issu du discours de la bonne conscience, féministe ou autre). Cette évidence crève les yeux du grand public depuis au moins Rosemary’s Baby, mais il existe encore de belles âmes pour s’étonner de trouver de tels personnages dans toute cette fange puérile, misogyne et réactionnaire, ou applaudir à deux mains leurs pâles ersatz (cf. le surfait Mister Babadook, qui reprend d’ailleurs l’ouverture rêveuse et la scène de lecture d’Esther, avec bien moins de réussite que le sublime segment de The Theatre Bizarre intitulé L’Accident). Mélodramatique, féminin, funèbre et solaire, métaphorique mais ancré dans la chair du réel, à l’image du cinéma, donc, le genre horrifique – ou ses nuances majeures, non pas de gris mais rouge sang : l’angoisse, l’épouvante, le fantastique – ne vise pas à donner corps à des terreurs limitées à un âge particulier (l’enfance, l’adolescence), ni à fournir un commentaire social prédigéré pour critique (« de gauche » ou « progressiste ») paresseux ; en tout cas, pas que cela : il nous confronte avant tout, et en tant qu’adulte, à notre mortalité, à celle de nos enfants, à cette folie ricanante à peine cachée sous notre affable masque collectif, afin de les transmuer en œuvre d’art, en appel à la (sur)vie et à la beauté du monde – là, au carrefour de cette nuit atroce et de ce jour précaire, se tiennent sa vraie grandeur et sa puissance précieuse.


Sans jamais tutoyer ces sommets, certes, Esther ne craint pas de s’aventurer sur les terres brûlées et les sables (é)mouvants du deuil impossible, des affres de la maternité, de la famille (dé)recomposée, de la même façon que les fillettes jouent trop près de cette mare où la vraie sœur faillit se noyer à cause de l’inattention maternelle. Si la deuxième partie, à compter de la mort de la religieuse (bienveillante CCH Pounder) abandonne trop vite l’ambiguïté au profit d’un survival en huis clos, la révélation identitaire creuse dans la trame connue et confortable un vrai « bloc d’abîme », et l’écran traditionnel se déchire sous la lame du trouble sexuel causé par ce corps vraiment étranger. Collet-Serra relit La Lettre volée de Poe et nous met littéralement sous les yeux le plus bel effet spécial, le plus dérangeant, aussi, de son film : le corps (enfin ?) dévoilé de sa petite héroïne. Le calme de sa réalisation jusqu’alors, cette absence réconfortante de grandiloquence – à part une anamorphose un peu maladroite lors d’un moment d’hystérie dans un couloir de classe – se fissurent, en rime prophétique au sol durci de la mare, dans une contre-plongée vers l’enfant qui ôte sa panoplie de fillette (dans Deep Water, le garçon se révélera pareillement une fille, ses petits seins bandés à l’identique) pour se mirer dans sa morphologie d’adulte, et le film de se retourner aussitôt, tel un gant de velours ou de cuir noir. Plus tôt, elle descendait lentement l’escalier, avec des faux airs de Norma Desmond, dans une robe aussi ténébreuse que sa chevelure, son visage trop blanc et ses lèvres trop rouges, brouillant littéralement le regard aviné de celui qu’elle convoite et qui ne peut se résoudre à la toucher (belle scène colérique avec Peter Sarsgaard, issu lui aussi de l’indie). Un autre spectre surgit alors, celui de Brooke Shields sublimée par Louis Malle dans La Petite, film impossible à réaliser de nos jours (le négligeable Adrian Lyne connut quelques déboires dans la mise en chantier de sa Lolita), bien que Collet-Serra, s’il entrouvre la porte du secret (Lang sans psychanalyse, cela nous repose), la referme bien vite, se contentant d’un épilogue très « silveresque » où Kate vient à bout d’Esther via un bon coup de pied rageur et over the top à la Lara Croft…


Cependant, même avec cette conclusion « officielle » – dans une version alternative, l’orpheline tueuse survit itou –, le film ne se départ pas d’une étrange beauté mélancolique : avant de sombrer dans les abysses sans lumière divine ni chaleur humaine, la petite comédienne, artiste incendiaire (au propre et au figuré) vouée à la destruction, érotomane atteinte de nanisme disparaissant à l’âge christique de trente-trois ans, laisse voir son cou cassé, pareil à celui d’une poupée, à contre-jour sur la glace immaculée, saisie en ombre chinoise à deux doigts (coupés) de vaciller, emportée par ses mensonges et ses faux papiers détaillés dans le générique de fin. Cette femme pas comme les autres, le Tim Burton d’avant Alice au pays des merveilles pouvait la sauver, en partisan autobiographique de l’altérité, d’aventure dangereuse. Ici, le dernier mot revient à la mère, avec une vulgarité en réponse à celle affichée par la gamine, observatrice imprévue d’une joyeuse étreinte dans la cuisine – on pense à Ne vous retournez pas pour la complicité physique du couple, dépourvu toutefois de la moindre nudité, production mainstream oblige, et au Facteur sonne toujours deux fois signé Bob Rafelson, avec une mémorable scène, sauvage et tragique, située au même endroit – « Quand les gens s’aiment, ils s’enfilent, je sais » : bien sûr, qu’elle le sait, et mieux qu’aucune autre, qu’une enfant de son âge, mais cela, elle ne le connaîtra jamais, prisonnière de ce corps en faux raccord avec ses désirs, ses rêves, son paradis pitoyablement « normal » – une famille, une maison, une histoire simple, dirait Sautet – souvent souhaité par ceux à qui l’on fait bien comprendre leur différence, pour mieux la reprocher.


Ni charge crypto-xénophobe, ni satire de l’adoption (alors que ce thème créa la polémique, obligeant l’éditeur DVD à se fendre d’un petit message en faveur de celle-ci : jusqu’où se nichera donc le politiquement correct ?), ni exploration aventureuse de notre dernier tabou contemporain – l’hystérie autour de la pédophilie, de surcroît incestueuse, même par procuration, comme dans Esther, rendant impossible, on le disait, toute représentation adulte du phénomène, désormais cantonnée au pathos de la dénonciation, devenue nouveau lieu commun qui infantilise à la fois la douleur indicible (et « infilmable » ?) des victimes et l’attraction/répulsion insidieuse et insupportable les liant à leur bourreaux (sur toutes ces questions, on se permet de renvoyer à notre texte dédié au calvaire de Laura Palmer sublimé par Lynch dans Twin Peaks: Fire Walk with Me) –, le long métrage s’avère in fine le double portrait attachant de femmes en miroir, se battant pour les mêmes choses, pas seulement pour le même homme, deux cœurs en hiver (encore Sautet !) pris dans les glaces mortelles – et les « eaux glacées du calcul égoïste » dont parlait Marx, sachant qu’Esther vient d’Estonie et succombe en terre anglophone, dans une cellule familiale et bourgeoise sans aucun problème financier ? – de la culpabilité, de la folie (redoutée/advenue) ou de l’illusion, une fois encore incarnés avec brio par deux excellentes actrices (et Miss Farmiga sait aussi, dans la « vraie vie », jouer du piano). Jaume Collet-Serra, lui-même d’origine espagnole mais formé aux États-Unis, qui adore le football et œuvra dans la publicité, observe avec une vraie délicatesse et sans racolage facile (écoutez la musique « atmosphérique » de John Ottman, avec un petit effet de signature très hollywoodien à l’apparition de son nom) ce match entre filles à peine séparées, au sein de la diégèse, par une dizaine d’années, dans lequel on peut aussi lire, selon l’interprétation judicieuse de Jean-François Rauger publiée par Le Monde, une lutte métaphorique entre « la grande culture de la Vieille Europe [qui] menace l'univers sans mémoire et sans histoire du monde nouveau, tend[ant] ainsi un inquiétant miroir à son spectateur ».


Dans la Bible, Esther, très pieuse, doit cacher sa judéité en remplissant une mission (vraisemblablement impossible), à l’instar d’Ethan Hunt le pourchassé chez De Palma, qui se débat de son côté avec un mystérieux Job : sauver, une fois de plus, son peuple ; dans ce film, le personnage d’Esther, femme forte et folle retenue dans un corps supplicié d’enfant – elle dissimule les marques des liens psychiatriques par des rubans noirs, dont une élève, sa cheville bientôt brisée par une vilaine (et méritée ?) chute de toboggan, se moque en les comparant à des colliers pour chien(ne) –, va jusqu’au bout de son voyage dans la nuit, impardonnable et non pardonnée, solitaire, assassine, puérile, douée de dons artistiques scandaleux et trop grands pour elle-même ou sa « famille d’accueil », mais surtout visage d’ange posé sur un mystère insondable, une obscurité sans limite, encore plus grands que l’Afrique intérieure de Conrad ou le freudien « continent noir » de la sexualité féminine, réellement monstrueux dans sa différence ontologique, incompréhensible et inaccessible à cette mère en proie à son propre traumatisme, et qu’elle parviendra, en bonne loi optimiste de la fiction américaine, à surmonter, au prix cruel de la perte des deux hommes de sa vie. La Mater dolorosa peut rejoindre Lucifer, l’ange déchu, détenteur de l’énigme métaphysique du sexe des anges, pour effectuer avec lui/elle une dernière danse de mort déguisée en film d’habile artisan qui ne gênera finalement personne et vantera, une fois de plus, le matriarcat, alors que Collet-Serra, vaillamment, avec intelligence, modestie, beau regard attaché aux visages fiers et blessés de ses comédiennes magistrales, mais aussi à l’espace ouvert et fermé de la maison, aux enfants dirigés avec un grand savoir-faire – pas une seule fausse note dans leur partition essentielle – ne filme rien d’autre qu’une renaissance, illustrée dans le baptême ultime de la coda, un quatrième accouchement adulte, mais sur les ruines fumantes (telle la cabane) du foyer, parmi les braises d’un amour désormais « froid comme la mort », pour laisser le dernier mot glacé à Fassbinder…  

                         

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