Reflets dans un œil d’or : Stanley Kubrick photographe


Histoire(s) de l’œil, ou les rêveries d’un promeneur solitaire – déjà maestro mais pas encore icône – à New York dans les années 40 : va et regarde


Si, de nos jours, les parents offrent à leurs adolescents des téléphones portables, qui comportent d’ailleurs presque tous une fonction de capture d’images fixes ou animées, ceux de Kubrick lui donnèrent en cadeau d’anniversaire, pour ses treize ans, un appareil photographique de la marque Graflex, dont les modèles servaient autant à la composition d’art qu’au reportage sportif. Après les échecs, voici donc une nouvelle passion pour le (très) jeune homme, en outre muni d’une chambre noire à demeure, officialisée par le titre de photographe officiel de son collège, qui lui fait vite oublier son désir de gagner sa vie en tant que batteur de jazz !  


À New York (New York), au lendemain (qui chante plus ou moins) de la Seconde Guerre mondiale, le jeune Stanley Kubrick, armé de son seul appareil photo, s'en va sillonner la jungle d'asphalte d'une ville « qui ne dort jamais » (pas vrai, Frankie ?), puisqu'un cliché mélancolique sur la mort de Roosevelt lui ouvrit les portes de Look pour cinq ans. Enfants des rues façon Peckinpah (mais sans fourmis ni scorpion) ou souriant sur un toit, les yeux levés vers un vol d'oiseaux ; sensuelle apprentie-actrice solitaire répétant son texte ; boxeur songeur ou déjà bien sonné; bibliothécaire sur le point de faire tomber sa pile d'ouvrages dans un vertigineux escalier (celui de Wendy ?) ; équilibristes, trapézistes, effeuilleuses, amoureux saisis dans le West Side (Story) ; inscription murale en oxymoron, revolver pointé de polar, trains à l'arrêt, mystérieux entrepôt (baptisé Bethléem !) peuplé de nervis – tous constituent la soft parade (avant celle des Doors du côté de L.A.) gentiment « monstrueuse » d'un capteur d'instants qui cadrera ses films comme nul autre avant et après lui, dans un somptueux noir et blanc et une proximité chaleureuse dignes de Cartier-Bresson. Ce grand sentimental à l'humour noir et cruel n'hésite pas à se mettre en abyme, dans un miroir reflétant une femme peu vêtue en train de se maquiller, prélude au dernier regard spéculaire de Nicole Kidman les yeux grands ouverts (on laisse les familiers de sa filmographie repérer d'eux-mêmes les matrices visuelles et thématiques des autres titres à venir). Kubrick avant Kubrick ? Archéologie d'un cinéaste visionnaire, ici peint en passant presque amateur mais pourtant témoin capital... 













Bien avant Zazie, Stanley prend le métro (new-yorkais) afin d'immortaliser les âmes en peine de ces modernes Enfers, tandis que Weegee, son idole, mitraille à la surface. Guerre des sexes, solitudes réunies, corps endormis en présage du grand sommeil, perspectives vides ou anxiogènes de promiscuité (claustrophobie assurée entre tous ces journaux vomissant leurs mauvaises nouvelles en unes), visages flous ou fixant l'objectif droit dans les yeux, par-delà le temps et la mort, amoureux (sans bancs publics) s'enlaçant à l'ombre d'une « épave » couchée au sol, surgie d'un bouquin de Goodis ou de Bukowski : dans la lumière crue du néon, parmi les ombres voraces des ténèbres, immobile contre le mouvement inflexible du convoi funèbre, se donne à voir une humanité peu glorieuse, passive, étonnamment vaincue malgré la victoire sur le nazisme et, surtout, en reflet fraternel et touchant de celui qui la capture et qu'elle captive, autant que du spectateur contemporain. Un autre vestige en noir et blanc surgit dans la mémoire cinéphile : le tout dernier plan de Shining, retour à la maison de l'écrivain fantôme entouré par ses spectres chéris et souriants.











Dans Prizefighter (Le Professionnel, mais pas celui de Belmondo), son premier « roman-photo », il donne à voir un jour dans la vie (mais pas celui des Beatles) du boxeur Walter Cartier, matrice de son court métrage inaugural réalisé en 1951 et sobrement intitulé Day of the Fight. Celui qui envisagera plus tard, dans ses films en tout cas, la vie comme un sport de combat, privé ou public, démontre ainsi son amour du « noble art » et affirme le caractère éminemment narratif et stylisé de ses photographies, dépourvues de toute arabesque abstraite ou décorative mais singulières, évocatrices, dotées d’une véritable empathie parfois ironique.


Kubrick, sorte de Voyeur assermenté, heureusement sans lame cachée dans le pied de son engin, sinon celle de l’acuité de son regard, raconte déjà, avec sa série urbaine, nocturne et interlope, des histoires plus sombres que lumineuses, dans une tonalité grave n’excluant pas les éclats ludiques. Ses images immobiles de sujets souvent en mouvement annoncent les plans iconiques de son cinéma futur, cadrés avec une science et un désir sans peur que les années porteront à leur zénith d’évidence et de splendeur visuelle. Elles s’enracinent également dans un genre très codifié, thématiquement et graphiquement : celui du film noir (comme disent les Américains, d’après la langue française), bientôt abandonné pour d’autres territoires – film de guerre, péplum, comédie dramatique, satire, science-fiction, « dystopie », film historique, d’horreur ou de chambre – à réinvestir, à redéfinir, avec le fil rouge (des larmes) du mélodrame en souterrain point commun…

     

Commentaires

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir