Bons baisers de Sibérie
Exils # 99 (27/03/2025)
Si Mazeppa (1993) plut au public cannois, si la Commission supérieure technique (désormais de l'image et du son) le récompensa, l’hivernal Chamane (1996) reçut un accueil glacé, le cinéaste en ressorti blessé, sa caméra mit de côté. Tandis que Marin Karmitz produit, voici Bartabas en Sibérie, en train de mettre en images, durant un agité tournage (budget à demi dérobé, matériel presque bon pour la poubelle, météo tout sauf au chaud), le scénario d’un second spécialiste des chevaux dénommé Jean-Louis Gouraud, qui transpose à l’écran l’un de ses romans, a priori inspiré d’une histoire vraie, au sous-titre explicite : Riboy : fugue pour un violoncelle. L’étrange pérégrination dans la taïga d’un musicien et de son extraordinaire petit cheval bigarré. Film en majorité mutique, au picaresque pas trop épique, ponctué de rencontres avec des excentriques (cosaque en side-car, capitaine à quai), moins en mouvement que l’homonyme synchrone de l’incorrigible Żuławski (Chamanka, 1996), Chamane arrive de manière tardive, c’est-à-dire une vingtaine d’années après Dersou Ouzala (1975) de Kurosawa, ou prématurée, car avant le remarqué (à défaut de remarquable) Essential Killing (2010) de Skolimowski. Son humanisme et son survivalisme demeurent ainsi réchauffés (ironie jolie) dès l’orée, handicap de taille, de renommée, pour courageux cavalier. Alors que Spartak Fedotov, décédé en 2020, ne peut pas ne pas rappeler Maksim Mounzouk (chez Akira), d’un autochtone souriant au suivant, Igor Gotesman (Edmond, Michalik, 2018) possède des traits candides et possédés, en rime à ceux d’Anatoli Solonitsyne, le christ laïc d’Andreï Roublev (1969) de Tarkovski. Le parcours de Chamane, aller puis retour, reproduit celui de Dersou Ouzala, au Russe l’attribue cette fois, mais malgré un cadre identique, de taïga et de toundra, la ressemblance s’arrête là.
Modeste et sans complexe, le vrai-faux western s’avère davantage spirituel, cela le rapprocherait assez de Blueberry, l’expérience secrète (2004) de Kounen, lui-même à moitié décalqué du psychédélisme supposé de Jodorowski, cf. El topo (1970) and Co. Son humilité concerne aussi le choix des équidés : point de prétentieux étalons à l’horizon, que des yakoutes contre la (dé)route, soudain survenus en miracle dramatique de pensée magique, ensuite utiles en sorte d’abreuvoir vampirique, que le tandem va chevaucher, que le survivant va vendre à ses dépens. Revenu sain et sauf à (l’affreuse) Irkoutsk, le violoniste évadé du goulag où jouer du Bach vite étouffe, en dépit d’une rapide petite amie, de son état infirmière d’État, de la douceur de sa peau et de celle de ses draps, qu’elle remonte illico presto à cause d’une fenêtre ouverte. Commencé comme Les Promesses de l’ombre (Cronenberg, 2007), selon une série de tatouages d’hommes en marge, Chamane se termine sur les rives d’un romantisme (slave) poétique délocalisé (ou déporté) au pays de Poutine, chanson sentimentale et mélancolique de Vyssotski comprise. Bartabas trame sa fable au sujet d’une (solidarité) liberté relative, à l’esprit accessible, qu’importe la mort du corps, même au milieu d’une prison, le temps d’un morceau de musique (les barbelés paraissent une portée), impossible parmi la ville, réunion d’esclaves (du fric et d’autres vices) qui s’y croient libres. Lucide quant aux limites de rythme, de style, de cet essai, à ce jour le deuxième et dernier, il délivre au-delà de ces réserves une œuvre elle-même affranchie des impératifs et des poncifs de la contemporaine (co-)production, européenne ou non. Au soleil levé répondent donc les bras dressés de la coda, la réussite de l’entreprise en définitive supérieure à la valeur du film fini, bouffée d’air frais certes anémique et naïve, cependant sincère et sensible.
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