Ne vois-tu rien venir ?
Exils # 55 (14/10/2024)
Film funèbre, au Montand émouvant, Un soir, un train (Delvaux, 1968) se termine comme commence Les Mains d’Orlac de Maurice Renard, par un déraillement, des victimes et des survivants. Le dernier plan, en plongée, allongés, reprend presque l’identique et fatidique d’un souvenir, d’un rêve ou d’un fantasme. Comme chez Hitchcock (The Lady Vanishes, 1938), une femme disparaît ; comme chez Roeg (Ne vous retournez pas, 1973), voilà déjà un couple en déroute, dans un décor de mort ; comme chez Tarkovski (Stalker, 1979), trois hommes marchent au milieu d’un mental no man’s land. Moins drolatique mais autant rempli de néant que le compatriotique Malpertuis (Kümel, 1971), remarquez le point commun de Jean Ray cité parmi la parenthèse anglaise, cette odyssée immobile donne à entendre en sourdine l’agitation estudiantine, ici doublée, Belgique oblige, d’une dimension linguistique, sinon xénophobe. Entre présent et passé, mains jointes et visages rapprochés, Mathias se perd au cimetière, à la recherche de la tombe de son père, puis se perd en lui-même, s’évanouit et s’enfuit suivant une fuite psychogénique à la David Lynch (Lost Highway, 1997 + Mulholland Drive, 2001). Anne, décoratrice de théâtre, se soucie d’une pièce qui semble transposer sur scène Le Septième Sceau (1957) de Bergman. Pendant un repas peu sympa, elle parle d’« âme », donc de transcendance, tandis que son professeur d’université athée, en allé, mange des huîtres et affirme : « Les anges n’ont pas de sexe », réplique ironique, surtout dans la bouche d’un pistachier patenté. L’Eurydice française de province refuse d’être étreinte et s’éteint dotée d’un discret sourire serein, rime magnanime à celui de la Joconde. Anouk Aimée prête sa beauté aristocratique, accessible et mélancolique, au personnage un brin antonionien, lesté d’une célèbre et datée « incommunicabilité ».
La larme de Mathias ne saurait la
ressusciter, pas plus que sa pietà, alors qu’il paraissait pris au piège d’un
étrange sortilège, Ulysse au ciné en train de regarder des images de vol plané,
de chute en parachute, l’acteur d’ailleurs futur Lucifer de Verneuil (I…
comme Icare, 1979). Assis ou debout, attablé ou dans la boue, en
compagnie d’un paniqué historien, d’un élève ancien, il espère et se souvient,
débarque dans un « dernière auberge » baudelairienne (L’Horloge)
de festin funeste, à la serveuse sinistre et secourable ensuite. L’ultime étape
du trip introduit et conclu via la voix livide de Nicole
Croisille, lyrics du cinéaste en prime, donne lieu (dangereux) à une
séquence de danse (macabre) impressionnante, séduction d’oraison. Montand,
possible mort-vivant, en écho à l’a priori rescapée de Carnival of
Souls (Harvey, 1962) ou au pilote éperdu du Survivant d’un monde
parallèle (Hemmings, 1981), s’éveille in extremis du
cauchemar hivernal, sépulcral, découvre (double sens) le cadavre de sa
« vraie femme », formule à faire frémir les féministes et les adeptes
d’Emilia Pérez (Audiard, 2024). Le réel, on le sait, ne cesse de
surpasser l’horreur projetée, le malheur imaginé. Avec une délicatesse ouatée,
un sens du découpage et de la durée, cf. les séquences de l’autocar et
du compartiment, moyens de locomotion du cinéma méta, Delvaux, formé philologue,
dessine le dehors et l’intime d’un anti-héros prosaïque et romantique, au final
transformé en Tristan damné. Adapté d’un auteur cinéphile, amateur de réalisme
estimé magique, film fort et fragile, d’épiphanie d’amis et de séparation de
contestation, de désunion, Un soir, un train revisite le
subjectivisme et le solipsisme de L’Homme au crâne rasé (1965),
sur lequel je ne reviens point, annonce aussi l’attachant dénuement de L’Œuvre
au noir (1988), autre portrait d’un solitaire animé par le mystère, à
la quête suspecte en échec.
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