Le Vol du grand Edwin

 Exils # 56 (18/10/2024)


Trois titres, trois trains, trois tons : A Romance of the Rail, The Great Train Robbery, What Happened in the Tunnel, tous trois de 1903, savent conserver leur vitalité, manient le matte et l’humour, persistent à dire quelque chose de peu morose des États-(dés)Unis d’aujourd’hui. Dans le premier, un couple impeccable papote sur un quai déserté, ensoleillé, embarque, regarde et parle du paysage, même ici se marie, merci au cordial curé lui-même immaculé. In extremis, deux types descendent aussi, mais DE DESSOUS la machine, chapeautés, époussetés, clochards en costards. Dans le deuxième, très célèbre, une bande violente détrousse un chœur de voyageurs et se fait fissa flinguer en forêt, bien mal acquis – fichu fric – en effet ne profite. Dans le troisième, le plus court, d’actualité toujours, en tout cas du côté de la « racialité », de la « sororité », mots « marqueurs » de notre époque, deux jeunes femmes profitent (bis) de l’obscurité, c’est-à-dire, en définitive, de façon ludique, de la clarté du désir, pour s’amuser gentiment d’un mec entreprenant, « Broncho Billy » oh oui. Question rhétorique et politique : que se passerait-il si le chu mouchoir appartenait à la domestique noire ?... Porter trousse cette vraie-fausse trilogie ferroviaire avec un visible savoir-faire, il s’imprègne de Méliès, frontalité de théâtralité, trucage au creux de l’image, revisite en vitesse la géométrie des Lumière, autres amateurs majeurs de chemin de fer et d’effroi, surtout à La Ciotat. Tandis que la « romance du rail » pratique le split screen et le panoramique à l'opposé du panorama, puisqu’un noir employé paraît, la traversée du tunnel, en sourdine tout autant sexuelle que celle du l’ultime plan explicite de North by Northwest (Hitchcock, 1959), se matérialise de manière optique, à savoir via l’artifice d’un fondu au noir, fusion du topographique et du cinématographique, parallèle poétique et pragmatique.

Quant à la coda du hold-up en plein air, les malfrats ne manquent pas d’air, retravaillent le motif emblématique – et problématique affirment les westerns révisionnistes avant ou pendant les seventies puis depuis – de l’attaque de caravane, sous sa dénomination de « réalisme », étiquette d’Edison, elle se retourne vers nous, descend l’innocent – voyeur pas voleur – à bout portant, abat en regard caméra l’armure du fameux « quatrième mur ». En une quinzaine de minutes, que de tumulte ! Edwin ne déprime, ne se soucie de la sacro-sainte psychologie, s’occupe du spectateur, salué, assassiné, observé. S’ils ne s’affichent féministes, ses films dessinent des héroïnes actives, par exemple la fifille du télégraphiste, à la petite prière very Lillian Gish. Ils associent l’actif et le contemplatif, les balles et les blagues. La baston sur le sommet, avec mannequin d’abord bourré de coups de poing balancé, donc mécanisme arrêté, mise en scène suspendue, le temps de remplacer l’acteur tombé, pratique la profondeur de champ, saisit ce qui se passe à l’arrière et à l’avant du plan. Entre intérieurs et extérieurs, travelling et travelogue, les courts métrages d’un autre âge, centenaires et sincères, dérident et ne déraillent, témoignages d’héritage : les opus de l’Ouest, le mélodrame vitaminé, le vaudeville réinventé, enregistrements du présent : le tourisme de locomotive en écho cette fois-ci narratif au « phantom rides » du récent jadis, explorations en plan-séquence et POV objectivé à l’exotisme immobile, les esquisses de comédies sentimentale et sociale. Technicien à succès, projectionniste/programmateur/pionnier applaudi et oublié, à l’ouvrage central cependant adoubé, conservé par la patrimoniale Bibliothèque du Congrès, directeur à moitié ruiné + père endeuillé, Edwin S. Porter préférait les inventions aux relations, dixit Zukor, ce que dément le faisceau de ces films charmants et marquants, insouciants et stimulants.                      

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