Le Culte et l’Occulte

 Exils # 54 (10/10/2024)

Aussi suicidaire mais moins « suicidé de la société » que le pauvre van Gogh, James Whale s’intéressait aux « dieux » et aux « monstres », cf. une réplique emblématique de La Fiancée de Frankenstein (1935). Alors âgé d’une trentaine d’années, Antonin Artaud se soucie de « sorciers » et de « saints », selon une sorte de note d’intention écrite à l’époque de La Coquille et le Clergyman (1928), vaudeville anecdotique et pseudo-cryptique dont le scénariste se désolidarise vite, dommage pour Germaine Dulac et sa « composition visuelle » très patraque, conspuée en sus dès sa sortie par les susceptibles surréalistes. Né un an après la date de naissance officielle du « cinématographe », leur rencontre se place cependant sous le signe du rendez-vous loupé, en dépit d’apparitions assez impressionnantes chez Gance (Napoléon, 1927), Dreyer (La Passion de Jeanne d’Arc, 1928), L’Herbier (L’Argent, 1928), Bernard (Tarakanova, 1930 + Les Croix de bois, 1932), Lang (Liliom, 1934). Si l’on ne sait ce qu’il pouvait penser de Sami Frey, son « double théâtral » de l’estimable En compagnie d’Antonin Artaud (Mordillat, 1993), basé sur les souvenirs de Jacques Prevel, nul n’ignore qu’il chérissait le Usher de Poe, qu’il espéra certainement du cinéma, a priori propice à une « psychologie dévorée » par « nos actes » d’une « originelle et profonde barbarie » (Cinéma et Réalité), avant de s’en détourner définitivement, de le trouver désespérant, surtout parlant, de décrire et d’enterrer un art par définition funéraire de manière lapidaire : « Le monde cinématographique est un monde mort, illusoire et tronçonné. Le monde du cinéma est un monde clos, sans relation avec l'existence. Sa poésie se trouve non au-delà des images mais en deçà des images. » (La Vieillesse précoce du cinéma, 1933). Le texte de 1927, repris parmi le tome III des Œuvres complètes, publié par Gallimard en 1978 dans l’édition de l’incontournable Paule Thévenin, mérite que je m’y arrête, que je vous renvoie vers lui en ligne – Sorcellerie et Cinéma conserve en effet une clairvoyance plus que jamais d’actualité.

Sous ce titre un brin baudelairien, que lui colle l’École supérieure d’art de Clermont Métropole, la prose poétique limpide possède sa propre « sorcellerie évocatoire » et se moque d’une « clarté coutumière » en exposant la sienne, autant appréciable et impitoyable que le soleil de Marseille. Deux pages – donc on ne compte le photogramme du film, à savoir la face d’officier divisée de Lucien Bataille soumis au clergyman – suffisent à faire advenir une « lumière » qui néanmoins manie la nuit, celle de « toute une vie occulte » que « révèle » et « avec laquelle nous met directement en relation » le cinéma. Admirateur des amuseurs et destructeurs Marx Brothers, époustouflé par la force du spectacle balinais, le théoricien et praticien du théâtre va vite s’occuper d’une personnelle « cruauté », terme explicite repris ensuite pour un bouquin d’André Bazin, Le Cinéma de la cruauté, préfacé par François Truffaut, paru posthume en 1975, c’est-à-dire au mitan d’une décennie redécouvrant l’écrivain, recueil d’essais consacrés à Hitchcock & Kurosawa, Buñuel et von Stroheim, Sturges et… Dreyer, « artistes » décrits en couverture comme « maudits », « subversifs », « violents et émotifs », épithètes plaquées sur le poète. Placée parmi l’anthologie Le Théâtre et son double de 1938, une lettre de 1932 d’Artaud à Jean Paulhan, analyste perspicace du « bonheur dans l’esclavage », puisque préfacier polémique du remarquable et remarqué Histoire d’O de Pauline Réage, pseudonyme de l’amoureuse et radicale Dominique Aury, sa secrétaire à la NRF, éprouvant chef-d’œuvre édité en 1954, précise qu’il s’agit ici, en partie, d’un « appétit de vie », à possiblement rapprocher de la « volonté de puissance » de Nietzsche, lui-même penseur majeur du théâtre antique (La Naissance de la tragédie) et adepte d’un Dionysos peu proche de celui du clivant courtisan Thomas Jolly. À contre-courant du médiocre maintenant, le « genre », au ciné ou sexué, n’obsédait le dessinateur malicieux et tourmenté, audacieux et interné, davantage attiré par une sensorialité dite « métaphysique », à l’écart du racoleur.

Artaud s’exprima sur cela et d’autres choses encore dans les colonnes de la presse classée spécialisée, qu’il se prête aux « enquêtes » de Comœdia, au questionnaire de René Clair, pour le supplément bimensuel, « théâtral » et « illustré » du quotidien, ou qu’il réponde aux questions de Cinémonde et Pour vous, entre 1928 et 1932. Par procuration, il déclare au futur cinéaste de La Beauté du diable (1950) : « J’aime le cinéma. J’aime n’importe quel genre de films. Mais tous les genres de films sont encore à créer. Je crois que le cinéma ne peut admettre qu’un certain genre de films : celui seul où tous les moyens d’action sensuelle du cinéma auront été utilisés. » Quant au montage d’articles disponible sur le site égalitariste et nostalgique La Belle Equipe, outre proposer l’apparence d’origine du texte précité, réintitulé Le cinéma deviendra-t-il l’expression du fantastique ?, il permet de pointer plusieurs points de vue bien ou mal vus. L’acteur estime que le lecteur s’intéressera plus à ses « idées » qu’à ses rôles, adoube Dreyer, préfère les professionnels aux comédiens « d’occasion », félicite les films de la UFA, ses « acteurs tragiques », Peter Lorre inclus, fait grise mine au sujet de leurs homologues français, tacle itou les « opérateurs » nationaux, priés de s’imprégner sur le modèle germanique d’une direction de la photographie à la fois (psycho)logique et unificatrice. Solipsiste et sensible, il congédie la communication avec le public et la critique. Son avis d’insider sollicité à propos de prospective, il souligne la césure du son, voire de la voix, bel et bien là, et de l’image, « irréelle » et « fantomatique », problématique spatiale de « deux mondes » irréconciliables, aporie technique inaccessible au « langage exclusif » du muet, contre laquelle le conférencier concocte une « immense conque sonore » immersive, sans se douter d’imaginer la matrice apocryphe du système IMAX et des salles sphériques style La Géode ou Le Futuroscope. « Vitalisé par le réel », la couleur, le relief, « l’autre cinéma » deviendra un « art dangereux », une « grave menace » du théâtre, n’en déplaise à Pagnol.

 « Hallucination véritable », « évocation magique de la réalité », cette réalité virtuelle à la Vidéodrome (Cronenberg, 1983) impactera le spectateur, « soumis et se soumettant » suivant sa convenance, ou accoutumance, soupçon de confusion ironique au vu de la sinistre suite, Artaud diagnostiqué dingo, cancer du rectum vainqueur de l’auteur du testamentaire et en colère Pour en finir avec le jugement de dieu, au syllogisme célèbre de « merde » existentielle, sarcasme du sort et d’une mort qui remémorent la fin de Freud, partisan d’une parole thérapeutique, emporté par un insupportable carcinome de la mâchoire en suicidaire assisté. « Susceptible d’être capté dans la totalité de ses aspects », le « concert du monde » wagnérien nécessite des « hommes nouveaux » point hitlériens, « absolu » se dérobant, « impossible matériellement », a fortiori face à la « grande frousse » financière du « cinéma français », ses « marasme, désespoir, déroute, inertie », « jeunesse » à la rescousse et ouste. Le « sacrifice féroce, définitif demandé aux images » du muet, dépourvu de sa « pureté », le limite à une niche, « apanage » ou « vice » de fidèles « intellectuels », « minoritaires sectaires », « à rebours » en raison d’un amour des « sensations obscures », des « images de leurs rêves » hors d’atteinte de « l’ordre de la vie, et peut-être de la logique », condensation de la position d’introduction. Toujours en 1929 et en été, mais un mois après, il formule des aphorismes, se différencie de l’expressionnisme : « Le cinéma est un métier affreux. Trop d’obstacles empêchent de s’exprimer ou de réaliser. Trop de contingences commerciales ou financières gênent les metteurs en scène que je connais. C’est pourquoi le cinéma est un métier que j’abandonnerai certainement si dans un seul rôle je me vois contenu, infirme, coupé de moi-même, de ce que je pense et de ce que je sens », « ne me comparez pas, comme beaucoup de gens le font, à Conrad Veidt. Il y a dans cet artiste une spécialisation dans le paroxysme, dans l’excessif que je cherche de plus en plus à éviter. »

Avant de vouloir « aliéner l’acteur », titre d’un texte remis au metteur en scène, comédien et acteur de ciné Michel de Ré, écrit à Ivry en 1946, au creux de la clinique classée ouverte du docteur Delmas, Artaud parle presque en peintre du cinéma, de son latinisé « substrat », « mouvement » et « matière » détenteurs « d’imprévu et de mystère », art « unique » et l’égal des autres, « la musique, la peinture ou la poésie. » Attentif à l’infime du « plus petit détail », de « l’objet le plus quelconque », il assure la transmutation de « transposition » qu’ils subissent, indépendante du sens et de l’esprit ainsi « traduits ». Dans l’image, à l’instant de sa disparition, surgit soudain une flamme de mémoire contradictoire, ceci participe d’une « griserie physique », la « rotation des images » s’émancipe du message, la « représentation » se meut, « émeut ». L’« atmosphère de transe » du « cinéma brut favorise » l’exhumation – je file la métaphore de géologue – des « secrets d’une conscience », irréductibles à un facile et concon « jeu de surimpressions ». Le cinéma deviendra-t-il l’expression du fantastique ? porte le surtitre Un film ou un rêve et l’essayiste s’y fiche du narratif, de l’« action extérieure », des « intercessions », des « représentations ». « L’usure, la lassitude, l’écœurement » du « moment », du « connu », de « l’accessible », riment en sourdine avec le constat désabusé de Baudelaire & Mallarmé. Le premier aspirait à un Anywhere out of the world, « petit poème en prose » dont l’incipit résume du « Mômo » le parcours erratique : « Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit » ; le second se désolait de la « tristesse de la chair » et d’avoir « lu tous les livres » (Brise marine). Malgré un père capitaine au long cours, comme on dit, le fils se fout du « chant des matelots », d’une utopie emplie d’« ordre et beauté, luxe, calme et volupté », il souhaite que le ciné, « direct et rapide », sonde notre intériorité, les rêves du sommeil et ceux de la « vie éveillée », le « fantastique » de la dite réalité, idéal vital et létal de Nerval.

Cette « vie cachée », ce « domaine des Illuminés », terme entre guillemets, Artaud les fait in fine fusionner avec « ce que nous appelons la vie », qui « deviendra inséparable de l’esprit. » Tandis que sur l’écran les agrandissant « un feuillage, une bouteille, une main, etc. vivent d’une vie quasi animale, et qui ne demande qu’à être utilisée », « toute une substance insensible prend corps », elle « différencie » le cinéma du « Théâtre ». En définitive, l’ensemble ressemble déjà à du David Lynch, constitue le terreau de mots des fleurs maladives et drolatiques du bouquet d’Eraserhead (1977), Blue Velvet (1986), Lost Highway (1997), Mulholland Drive (2001), tant pis pour les tandems de Dalí (Un chien andalou, Buñuel, 1929 + L’Âge d’or, idem, 1930 et La Maison du docteur Edwardes, Hitchcock, 1945), d’ailleurs auteur dans une impasse pour les Brothers Marx, au surréalisme bon teint, à l’onirisme vendu bien. S’il persiste autour du signataire du Pèse-nerfs un culte de l’excessif, de la folie, de l’antipsychiatrie, les textes et les déclarations étudiés se caractérisent par leur sobriété, leur lucidité, leur rationalité. L’état des lieux et le programme de La Coquille et le Clergyman, sa notice plus incitative qu’informative, dépassent par conséquent l’essai raté du métrage de son âge, item mort-né, a priori lorsque comparé à l’organique et lyrique vitalité de la fameuse séquence de désir à distance de L’Atalante (Vigo, 1934). Lors de l’éloge de Monnaie de singe (McLeod, 1931), le cinéphile affirme : « l’esprit poétique quand il s’exerce tend toujours à une espèce d’anarchie bouillante, à une désagrégation intégrale du réel par la poésie. » Le défi se déroule ici, se situe à cette hauteur-ci, vaut pour aujourd’hui, excède le cadre désormais déclassé du ciné, devancé par le jeu vidéo et mêlé au magma de l’audiovisuel. Comment continuer à penser, respirer, inspirer, être inspiré au présent, contre le temps ? Michel Barnier vient de décréter la santé mentale « grande cause nationale », Albert Londres en rigole, Antonin Artaud paya de sa peau l’insanité instituée, puisa en lui de vivifiantes épiphanies. 

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