Le Méchant Photographe
Exils # 53 (03/10/2024)
Connu du lectorat des anciens Cahiers du cinéma, dorénavant président de la Fondation Cartier-Bresson, Serge Toubiana introduit un bel album composé d’environ une bonne centaine de reproductions et assorti de quatre essais, dont celui du directeur de l’opus et de l’organisme précité, le spécialiste Clément Chéroux. Tandis que les dames (Isabelle Bonnet & Cynthia Young) se soucient d’archives, de « scène de crime », de « presse tabloïde », d’ascendance (Daumier), de descendance (Cindy Sherman), les messieurs (David Campany en prime) désirent résoudre « l’énigme Weegee » ou retracent le rôle de « The Famous » sur le tournage de Docteur Folamour. « Il fotografo cattivo », tel l’appelle la presse italienne, en effet se piqua un peu de cinéma, effectua un caméo chronométré dans le dégraissé Nous avons gagné ce soir, apprécia Lolita et Les Sentiers de la gloire, assure-t-il à Peter Sellers qui lui emprunta l’accent d’immigrant du nazi amusant, céda la nudité du titre de son salué bouquin (Naked City) au producteur de Jules Dassin (La Cité sans voiles en VF). Il sévit aussi au sein parfois lascif des salles de ciné, capturant le regard aveuglé, aveuglant, d’enfants ou d’amants, avec ou sans lunettes 3D obsolètes désormais, lesquelles d’ailleurs décorent la couverture de l’édition anglophone de l’austère La Société du spectacle du successeur et surtout situationniste Guy Debord. Estimé de Stanley (Kubrick), lui-même chasseur d’images à un jeune âge, adulé de la dissidente Diane Arbus ou admiré d’Andy Warhol, autre amateur notoire du bousillage de bagnoles, sillage de crash selon Ballard & Cronenberg, inspiration de ses pairs patibulaires de Deux yeux maléfiques et Night Call, Weegee se voit ici réinventé en « satiriste » réflexif d’un pays spectaculaire peuplé de spectateurs de leur propre spectacle, cela renvoie dare-dare vers Baudrillard en nordiste Amérique.
La thèse de l’item va par conséquent à contre-courant de la fracture biographique et photographique de 1948, lorsque l’intéressant intéressé troque New York contre Hollywood et substitue au réalisme sombre – noir et blanc contrasté, dureté des sujets – des années 30 et 40 les portraits trafiqués, colorés, de célébrités des décennies suivantes. Applaudi pour sa première manière, méprisé pour sa seconde, montré au MoMA, aboli dans l’oubli, chouchou de gauche, puisque participation au connoté quotidien PM Daily et à l’engagé groupe free-lance Photo League, cependant indépendant de l’étatisme, sinon du moralisme, de fameux confrères assermentés, Walker Evans ou Dorothea Lange dénommés, Weegee ressuscite aussitôt sous le sceau d’une « cohérence » évidente, invisible parce que trop exposée, telle la poesque lettre volée : du spectacle du monde au monde du spectacle, il suffit d’un changement d’objectif, double sens, d’un déplacement géographique, en reprise de celui des pionniers, pas seulement de ciné. La drolatique monstruosité des trucages mondains remplace ainsi l’ironique empathie des instantanés urbains, mais le même homme, en somme, même fatigué du fait divers, même avide d’un meilleur air, demeure le témoin serein, taquin, en pleine possession de ses multiples moyens, d’une réalité toujours traquée, (re)cadrée, importance du hors-champ, de la prise en deux temps, concomitance de l’événement, de la présence du public y assistant, et reconstituée, bourrée de subjectivité, sujette à la mise en scène, cf. La Critique, cliché de soirée au manichéisme marxiste, « mon chef-d’œuvre », voire à la controverse, je pense à J’ai pleuré quand j’ai pris cette photographie d’une mater dolorosa et de sa fifille de face face à un funeste incendie, accrochée au musée au-dessus d’un FAKE un brin wellesien (F for Fake, aka Vérités et Mensonges).
Lesté d’une conscience sociale due sans doute à des débuts difficiles, en rime à ceux du chiche et enrichi Chaplin, faciès anamorphosé, qu’une toile de Nicolas de Staël aussi abstrait, promoteur d’une mise en abyme notamment à moteur, machine à écrire et matos d’époque au creux du coffre de sa caisse, quel balèze, « Arthur » – prénom d’américanisation – Fellig décrivait son pseudonyme et sa persona comme un « monstre » à la Mister Hyde. Au boulot plutôt que schizo, moins méta que moqueur, y compris vis-à-vis de lui, regardez ses autoportraits déformés, mélange de miroir déformant de fête foraine et de caricature courbée à la Daumier, on pourrait parier qu’il se garderait de valider la perception contemporaine, européenne, intellectuelle, du catalogue ad hoc, à l’intitulé antithétique explicite, Weegee : Autopsie du Spectacle. Peu importe en résumé l’optique adoptée, logique politique ou unité existentielle, car l’irréconciliable « clivage », au gâtisme d’opportunisme, à la « vulgarité » gaspillée, remonte à davantage, aux féroces effusions d’une presse dite à sensation, impossible à pratiquer parmi notre médiocre modernité cadenassée, prompte à pleurnicher sur l’image médiatisée du cadavre échoué d’un gamin lointain alors que le passé, sur papier pas glacé, consommait du macchabée de quidam ou gangster à satiété. L’art jamais dérisoire, pas uniquement noir, du virtuose type à cigare, moins industriel et rural qu’un Lewis Hine, autant autodidacte, radical et sentimental que Stanley K, se situe là, dans ces séduisants et désolants d(h)ommages d’un autre âge, entre témoignage et racolage, célébration et oraison, solitudes esseulées, masses massives, sur la plage de Coney Island ou la pochette vintage d’un disque (Listen Without Prejudice) de George Michael.
Longtemps avant d’immortaliser une bataille de tartes à la crème atomique et coupée, de se commettre au milieu du jeu trop joyeux, a fortiori après le récent assassinat d’un certain JFK, l’artiste « psychique » prend presque la police complice par surprise, Usher ne chute, de la maison homonyme, dans la dépressive – de Grande Dépression – déprime, Fellig ne faillit, photographie des photographes, de dos, ou les défigure, masos, des femmes, « obus » ou à bout, des flammes, des flics, des freaks, des minots, des travelos, Weegee comprime Marilyn (Monroe), James Ellroy doit trouver ça drôle, lire à l’orée des Enchanteurs désenchanté la découverte démythifiée du corps de l’actrice très tourmentée, ou l’entretien incisif et expéditif de Transfuge, concasse les Kennedy, Jack & Jackie, charcute Khrouchtchev, se gondole devant de Gaulle. Caricaturiste au risque du doublon à la con, par exemple d’une Judy Garland jadis déjà dédoublée, soumise aux médocs, à une infidèle identité, d’un Ronald Reagan même au naturel cas d’école symbolique du storytelling étasunien, acteur mineur promis à la présidence parce que les Américains le valaient/voulaient bien, il dessine une Grosse Pomme un peu pourrie de « wild side » à la Lou Reed, encore un Coney Island baby, oh oui, il entame un virage en écho au chiasme de Lautréamont, alias Isidore Ducasse, qu’adouba Debord, l’écrivain contradictoire des horreurs lyriques des Chants de Maldoror et de la philosophie positive de Poésies, l’individu éphémère et discret rétif aux photographies, à plus forte raison de lui, l’actuel narcissisme numérique le ferait ricaner, silhouette incertaine à l’instar des visages dissimulés, évanouis, des accusés légendés, guère légendaires, captifs « pris sur le vif » par l’intrusif et voyeuriste, par définition, par profession, Weegee.
Si Rimbaud, contemporain de Ducasse, se casse, casse sa lyre au lieu de sa tire-lire, rend les armes en marchand d’armes, Fellig transformé en conférencier fait des voyages cosmopolites en France, Belgique, Union soviétique et réintègre la côte Est, tandis que Weege donne dans le nudie, tendance cutie, se renomme « Mr. Wee Gee » le temps d’un a priori dispensable mockumentary. Son cerveau finit par lui faire défaut au terme de sa soixantaine, toutefois le lecteur vivant, écrivant, s’en fiche, boucle son article, conseille le recueil au-delà du cercueil, mille deux cent quarante mots pour combien de photos ?
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