Devine qui vient damner

 Exils # 57 (21/10/2024)


« La caméra ne ment pas » : il faut avoir foi dans le cinéma afin de proférer pareil aphorisme, a priori risible lorsque l’on songe aux mille et un mensonges des images animées depuis bientôt cent trente années, sur grand puis petit écran. Sans doute sans le savoir, cela renvoie vers Godard, le fameux acte de foi du Petit Soldat (1963) : « La photographie c’est la vérité. Et le cinéma c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde. » Mais nul mépris ici, ni d’une commerciale imagerie, ni du public mis en abyme. Cette surprise sympathique à succès critique, acclamée par Stephen King & Kevin Smith, délaisse à d’autres la satire politique (Network, Lumet, 1976) ou nostalgique (Ginger et Fred, Fellini, 1986) et le thriller métaphysique (Vidéodrome, Cronenberg, 1983). Plus cathodique que catholique, Late Night with the Devil (Cameron & Colin Cairnes, 2024) retravaille le motif des archives maudites, en particulier celles matricielles du pacte faustien au bain de Phantom of the Paradise (De Palma, 1974). Après un prologue d’époque très rythmé, par l’incontournable Michael Ironside narré, idem enflammé naguère sur l’affiche de Scanners (Cronenberg, 1981), qui ressuscite la « panique satanique » de la décennie seventies en nordiste Amérique, s’inspire pour la silhouette du sorcier du célèbre Anton LaVey, retrace le CV du prometteur présentateur, on assiste en plateau et en coulisses au huis clos du talk show, la durée du métrage déterminée par la diffusion et les interruptions, publicitaires ou non, d’une émission dont l’intitulé – Night Owls – rappelle Ellroy (L.A. Confidential) & Hopper (Nighthawks). En couleurs et en noir et blanc, en format 4/3, carré de lucarne, élargi ensuite au 1.85 de ciné, durant la dernière séquence d’espace mental, de poignard létal, en champ-contrechamp et caméra portée, se construit et se détruit une recommandable moralité carburant au culte occulte, à la culpabilité décuplée, au tourmenté masculin, au sacrifice féminin.

S’il s’inspire ainsi des sinistres énergies de Rosemary’s Baby (Polanski, 1968) et L’Exorciste (Friedkin, 1973), le troisième item des frangins australiens n’essaie de rivaliser avec ses augustes aînés, se soucie davantage des ravages d’une célébrité au rabais, du prix prohibitif à (re)payer. Le spectacle patraque, camelote d’octobre, au passé (mélo)dramatique, au présent diabolique, puisque maladie mortelle de l’aimée, Abraxas en « imprévisible » invité, semble se démystifier en exercice de distanciation sceptique, thématique théâtre de la cruauté télévisé réduit prises de vues à l’appui, repassées en replay, à une hypnotique hallucination collective, aux vers organiques, voire phalliques, de faire-valoir innocent, inconscient, en vain avertissant. Toutefois le maléfice de l’audimètre se fiche, rend lucide la possédée gamine, remémore à l’histrion au « bon fond » la rencontre avec le démon qu’il fit autrefois au fond des bois. De la gloire au désespoir, de la mascarade au massacre, de la multitude à la solitude, il suffit de dire oui, d’offrir sa femme et son âme. Dialogué au cordeau ; filmé comme il faut, c’est-à-dire en conférant une persistante intensité aux cadres domestiqués, aux plans un peu tremblants de caméra à l’épaule du reportage impossible, permis par le film ; doté d’une direction artistique solide, en dépit d’une polémique pénible à propos de l’emploi de l’IA ; interprété par un casting choral impeccable, mention spéciale au soleil blême de David « Mister Midnight » Dastmalchian ; pourvu de vrais personnages, de tons et d’émotions à l’unisson, Late Night with the Devil – au générique titre tricolore, Melmoth Macron adore – termine sa tardive soirée endiablée via un mouvement d’éloignement, d’ultime dessillement, d’unique survivant, assassin en train de psalmodier un mantra de rêveur éveillé, de cauchemar devenu irréversible réalité. Tandis que des sirènes de police en sourdine retentissent, on se souvient du fou rire – du rire fou – de l’écrivain aussi esseulé au sein d’une salle de ciné face au film autobiographique de L’Antre de la folie (Carpenter, 1994), ou au studio déserté du fantomatique Osterman week-end (Peckinpah, 1983), sillage d’outrages des mirages de l’espionnage.

Si l’Enfer demeure un mystère, ne cesse de sévir sur terre, la croyance dans les puissances cathartiques de la magie blanche cinématographique, de surcroît classée horrifique, à l’opposé des manipulations de montage subliminal terminal de La Conspiration des ténèbres de Theodore Roszak, vaut bien en définitive l’insanité des satanistes ou l’autarcie des nantis, du « Grove » ou de Davos. Elle réconcilie, au moins durant une heure et demie, avec un art funéraire lui-même porteur et projecteur de lumière, façon Lucifer, jusqu’au cœur conradien d’une obscurité jadis déjà médiatisée, victimes au Vietnam, émeutes dites raciales, sectes locales, à la fois contextuelle, cosmique, existentielle, intime.

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