Lueurs intérieures

 Exils # 27 (29/03/2024)

À celle qui ensoleille

Continuer d’aller au ciné ? Mais pourquoi, puisque cinéma chez soi ? Parce que film sur disque ou en ligne, donc non projection, horizon, réunion ? À l’époque de l’analogique, de la pellicule, de la bobine, ça pouvait s’argumenter, à base de supports différenciés. À l’ère peut-être tout autant éphémère du numérique mondialisé, ce point incertain se dispense de pertinence, les dimensions de l’écran se modifient seulement. Le marché mise d’ailleurs sur cette fameuse immersivité, marketing amniotique, comme si la salle, autrefois caverne sépulcrale, Platon & Artaud en duo, ressemblait désormais à une matrice archéologique, dans l’attente plus ou moins impatiente des univers alternatifs promis par le transhumanisme, Musk & Zuckerberg gambergent. Ainsi abri, l’espace des images peut s’amuser à miroiter, sous couvert de ciné « engagé » ou documentaire, le monde du dehors, à feu et à sang toujours et encore. Songe du mal d’autrui devient vite mensonge maintenant et ici, reflet affadi, inoffensif, factuel et fictif, en rime au storytelling médiatique et politique. Les hommes en somme ne se démunissent de mythes, réclament du récit, une mise en scène rassurante et cependant obscène de leur vie. Ce joli souci les divertit, disons durant une heure et demie, la claire obscurité, aux marches bleutées, du marasme dissimule l’immense monticule. L’opium populaire coûte un peu plus cher qu’hier, certes il subit la concurrence d’autres produits, depuis des années déclassé par le règne de l’audiovisuel, à la pelle, à la truelle. Camés et comités se déplacent et paradent, on repère leur chimère délestée du moindre mystère, présence de la transparence, pose du making-of, aux « millions d’entrées » accumulés, au festival forcément estival. Valéry & Miyazaki (Le vent se lève, 2013) invitaient on s’en souvient à tenter de vivre, c’est-à-dire, charité ordonnée, sagesse démoralisée, à lire de la poésie, à regarder des dessins animés. Ceci suffit ? Tant mieux, tant pis. Et l’amour, mon amour ? « Valeur refuge », disent à raison les raisonnables économistes des émotions, les sociologues des sentiments. Pendant les permissives années soixante-dix, « âge d’or du film X », nostalgie onaniste, ensemble ça baisait ou à sa main s’abandonnait, au sein des cinés estampillés permanents, des salles un peu sales classées spécialisées, mirage à présent impensable, pris entre le gros étau du formatage et de la morale. Éprouver du plaisir ? Pontifier et punir, les mânes de Foucault en défaillent. Chaque mercredi défile la litanie patraque du pénible simulacre, inventaire de misère, à sa place sur ma glace (Un film, une ligne). Ce que l’on persiste à appeler cinéma ne relève plus en vérité de cela, matérialise un manque, s’apparente à une absence. Habitude de langage, usage d’un autre âge, le terme désigne en réalité un épuisant paquet de téléfilms, indigents et indignes. Merci de ne me faire dire ce que je n’écris : il survit un cinéma de guérilla, le cœur accorde sa faveur à quelques francs-tireurs, masculins ou féminins, certaines cinéastes le valent bien, le temps passe et les passions trépassent. Avec le compatriote Camus, on voudrait croire et revoir son « invincible été », titre aussi d’un disque addictif de k.d. lang, quand on y (re)pense, en dépit d’accès de lucidité, de mutique mélancolie, quitte à attrister la lumineuse amie. Le cinéma, peu importe ou pas ce que l’on entend par là, en résumé marche à la lumière, trop souvent en marche arrière, enfantillage du recyclage, ne se sèvre de ténèbres, il unit les meilleures ennemis, associe le jour à la nuit, du cœur humain magnifique et mercantile métonymie. La tristesse traverse et transperce les siècles des siècles, face au fragile esquif du « bonheur des tristes » conduit par Luc Dietrich. Les imbéciles heureux, les sensibles malheureux ? Pas si simple, pas que. Il ne s’agit en définitive de médiéval sang noir, médical désespoir, ni de dépression de saison, davantage d’une vision, double sens, d’une perception et d’une représentation irréductibles à une guérison de bon ton. Le cinéma sut montrer, sinon sublimer, cela, croyez-moi, lisez-moi. À cause de ses défaillances, à défaut d’une deuxième chance, il suscite un brin de distance, d’impermanence. Il convient, me convient, de célébrer une femme vivante, une beauté résistante, un art qui ne (dé)peint pas tout en noir, n’en déplaise aux Stones & Kubrick (Full Metal Jacket, 1987). Tactique cynique ? Programme pragmatique, poétique et politique, technique de survie en milieu hostile et spéculaire, antispectaculaire, formulation de l’intime.              

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir