Déjà mort ? Pas encore…

 Exils # 24 (06/03/2024)


À Cathy, bien en vie

Orphée le fantasmait, le cinéma l’osa : voici venu de Chine chagrine le dialogue de l’IA et de l’au-delà. L’ingénieur majeur à l’origine du prodige réside à Nankin, mais sa culpabilité intime ne renvoie vers le fameux massacre homonyme, plutôt vers la perte douce-amère de sa mère, pas assez vue, pas assez entendue, d’entre les mortes donc revenue, non le hanter mais l’écouter, avec lui de visu discuter, sinon le consoler. Au large de Shanghai, personne ne déraille, toute l'équipe multiple s'active afin de vite redonner vie aux chers – sens économique et mélancolique – défunts. Sorte de sonore motion capture désincarnée, aussi soucieuse d’aspect que de « pensée », l’opération à la con consiste à « cloner » le trépassé, davantage à dupliquer du matériel audiovisuel, à l’animer de manière numérisée, comme Disney jadis ou Miyazaki aujourd’hui donnent une âme à leurs bien nommés dessins animés. Mes sœurs, mes frères, tout se cogite et s’exécute sur le célèbre fond vert, rassurant néant usité depuis une éternité par l’américaine industrie du divertissement. En écho à Zuckerberg, il faut « profiler » le décédé, l’identifier à un portrait… chinois, ça va de soi, le réduire à partir de trois minutes d’images et dix de sons, disons. Si le présent dépasse l’entendement, l’avenir projette le pire, tautologie mimi où le macchabée pourra jouer au MC, au metteur en scène d’outre-chrysanthème. Les cimetières de naguère retourneront en poussière et deviendront des son-et-lumière, même si Ford s’en désole, même si Wayne dégaine. La tablette suspecte substituée à la tombe d’un autre monde, le capitalisme du croque-mort moderne convoque autant l’idéalisme que le stakhanovisme, le sentimentalisme que le moralisme. Il s’agit en résumé d’« assurer la poursuite de la vie » de l’enterré ou de l’incinéré, car croyant ou mécréant, il s’avère toujours en définitive méritant, son caractère « ordinaire » digne d’être « préservé » du passé, sans les tourments du temps, miracle à 2000 balles (et plus si ça vous amuse), advenu au milieu du moment immanent. En bonne logique symbolique, voire asiatique, le « premier essai » concernait une médicale sommité, un professeur face à des élèves et des infirmières, misère, rencontre bien sûr sise au sommet, sous le signe de la larme à l’œil (dé)placée, de quoi ravir pourquoi pas de Madadayo (1995) le respectueux Akira Kurosawa. La faille se situe au niveau de la technique, pas de l’éthique, car le défaut de fidélité du simulacre par rapport au modèle peut provoquer un malaise balèze, entraver la sacro-sainte suspension d’incrédulité. Cet hyperréalisme magnanime, à domicile, en public, en pratique, reformule l’indifférenciation du faux et du vrai, marotte civile ou militaire de la simulation en vol ou en guerre, du POV du jeu vidéo ou du porno. Dans une société déspiritualisée, la reproduction remplace la résurrection, le Ciel se limite à l’habituel (les habitudes à défaut des turpitudes), au pixel. Jim Thompson intitula l’une de ses nouvelles cruelles d’un ironique La Cité des gens merveilleux, périphrase triste et drôle d’impeccable nécropole, puisque l’on sait que la mort lave le cœur et le corps, rend parfait, en sus de décupler les ventes des artistes désormais muets. Le marché assume cette cécité, la suscite, la pronostique, dix millions d’annuels cadavres, quelle manne. Le deuil congédié, demeure la sinistre comédie de la vie après la vie, plus même moyen de (se) reposer en paix, à jamais prisonnier des (sur)vivants moins désolés que désolants. Tandis que le ciné offre en art funéraire une immortalité éphémère, carbure aussi à l’oubli, à l’amnésie, l’IA, en tout cas tel emploi, baudrillardesque et grotesque, s’apparente à un pénible palimpseste, un fol filigrane.                

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