L’Angélique et l’Hypnotique

 Exils # 26 (20/03/2024)


Pour Catherine presque Portinari

L’Eucharistie inversant, cannibalisme adjacent, le cinéma désincarne le monde, le réduit à un (im)pur esprit. Parmi la forêt des films, pétrifiée, néanmoins animée, mobilis de l’immobilité, Nemo KO, jadis suites d’images pelliculées pas si sages, désormais fichiers de données numérisées, plus rien ne prend corps, ne (se) sent encore, y compris au creux des trois imageries, des belles âmes bien sûr honnies, de l’horreur, du mélodrame et de la pornographie, cependant censées carburer au sang, à la sueur, au sperme et aux larmes. Entre apparence de résistance au virtuel à la pelle, au simulacre matraque, et gadgets obsolètes, Odorama et tout le tralala, le ciné se bouche le nez, assume sa sinusite chronique, tant pis pour la poignée d’Italiens un brin malsains portés sur la coprophilie, revoyez vite avant de mourir, de vomir, les cadavres excrémentiels et exquis de Ferreri (La Grande Bouffe, 1973) & Pasolini (Salò ou les 120 Journées de Sodome, 1976). Tandis que tout il aplatit, en dépit des tentatives de Sisyphe de la 3D, ponctuellement morte puis ressuscitée, il se et nous prive ainsi d’une double dimension sensorielle essentielle. Le sens de la perspective finit toujours, jusque dans sa ligne de fuite, par atteindre celui du tragique, matérialise un désir d’inaccessible, une proximité sans cesse repoussée des êtres et des objets. Quant à la perte d’odorat, misère, elle prive du (dé)goût de la vie, certes moins souvent douce qu’amère, elle abolit aussi l’infini. On le savait avant de s’aventurer du côté de Combray, chacun et chacune peut posséder, sinon déguster, à domicile, de manière intime, sa propre madeleine proustienne, fragrance de réminiscence, passé improvisé puisé depuis le palais, qui permet d’expérimenter l’antéchronologique en se fichant de la physique quantique. Si le son suscite ici l’espace, en particulier chez Lynch, ce que l’acclamé Villeneuve, nouvel explorateur dispensable de Dune, ne semble comprendre, si la vue y demeure bien vue et mal vue, évaluez les aveugles lucides de Lang (M le maudit, 1931) & Powell (Le Voyeur, 1960), les aveugles à éviter ou à violenter de Buñuel (Los olvidados, 1950), le ciné se déleste en sus du toucher, s’identifie d’office en art abstrait, a fortiori lorsqu’il se targue d’être réaliste, naturaliste, engagé, politisé, et autres pitreries du mercredi, à l’opposé de la peinture et de la littérature, dont la sensorialité immédiate, immanente, tableau à toucher, voire à étaler, livre à ouvrir, à vieillir, stimule la main, occupe le terrain. Le serial assassin du Parfum (Tykwer, 2006) s’épuisait à composer un bouquet ultime, à base de senteurs de jeunes filles en fleurs soumises à de fertiles féminicides, quête très suspecte ne pouvant conduire qu’à un suicide invisible de dévoration d’élection. Mais la réalité, outre imiter la fiction, je reformule Wilde, dispose de toutes ces choses, les ose, les propose, fête des sens à défaut de fait du sens.

Marcher au côté d’une femme (d’un homme) aimée, d’amour ou d’amitié, peut-être un peu des deux, mieux vaut être audacieux qu’obséquieux, s’apparente à un travelling à la vanille, gentiment tactile, à une forme enfin libérée d’effort, d’inconfort, une sorte de dialoguée légèreté munie de matérialité, de présence et de silence. Personne, en somme, ne s’avère en vérité entièrement angélique, totalement hypnotique, quand bien même le cinéma médiocre de notre époque en toc revendique le chic et le choc de la dichotomie mimi, autoproclamé au-dessus de tout soupçon tel le citoyen malin de Petri (Indagine su un cittadino al di sopra di ogni sospetto, 1970) ou immersif au risque du risible (The Revenant, Iñárritu, 2015). Endormir et manipuler les masses comme le somnambule mutique, éloquent pantin allemand d’antan (Le Cabinet du docteur Caligari, Wiene, 1920) ou alors les cajoler, les rassurer, les divertir, à vil prix, de préférence avec le pire produit, du pain + des jeux, du sinistre joyeux, cette dynamique cynique, médiatique, gouvernementale, mondiale, il suffit à l’Amie de (me) sourire afin de l’effacer, de fusionner les tendances en surface d’altérité, de respirer (et d’inspirer) à la fois en descendante de Béatrice & Circé, muse miséricordieuse et magicienne humaine. Il ne saurait s’agir de flatter les femmes aux dépens des films, davantage de les différencier, de ne mésestimer leurs limites, de célébrer leurs qualités. Cru et cruel, le réel déploie parfois une inespérée douceur, un éphémère bonheur, une complicité à l’écart de la peur, une fidélité à l’abri de la fureur. Dans Sueurs froides (Hitchcock, 1958), les personnages naufrages de Novak & Stewart pataugent en plein magnifique mélodrame platonicien, ne parviennent à se parler, à se rencontrer, à s'accorder selon les dons du moment présent, le seul à leur appartenir, à les réunir, substituent à une seconde chance le double décès de la dépendance. Dans la vraie vie, durant le temps imparti, il convient de prendre un autre chemin, de sortir de la salle (ou de l’appartement charmant), de s’aérer ensemble, émancipés de pression, de dépression, d’illusions et de désillusions, de savourer un rire, un regard, un itinéraire au hasard, de se balader sans se faire balader, de se faire la bise sans se faire baiser, CQFD. À la fin du film, tu sais aussi bien que moi comment il se termine, il ne reste que le (dé)montage final de la mort, la froide rigidité de nos corps, les cendres de l’absence, des nécropoles pas drôles, des hommes qui dérangent des fantômes, memento (mori) John Wayne chez John Ford. Avant ce vide, cet évanouissement définitivement, essayons de ne pas (se) blesser, de persister à avancer, de séduire sans jamais dominer.       

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