Ordet : Le Prince de Jutland

 

Comment formuler/filmer l’ineffable ? Avec le maximum de familiarité…

Une horloge morose, après arrêtée, relie ainsi ces extraits de Ordet (Dreyer, 1955). Pendant la première scène, la pendule à la Baudelaire s’accorde au dialogue domestique, métaphysique, le scande en sourdine, résonne aussi au sein du silence du studio, du vent en postsynchro, salut à Sjöström (Le Vent, 1928), et l’on se souvient illico que Kim Novak dévoilera à vive et invisible voix de Vertigo (Hitchcock, 1958) sa persona, monologue mené, minuté, au métronome, au cours d’un second conte de cette fois-ci fausse résurrection, de femme affable, toutefois pas en cloque, en effet revenue « d’entre les mortes », titre d’origine et au masculin du bouquin un brin anodin de Boileau & Narcejac. Alors que l’oncle et la nièce, assis parmi la pénombre de la pièce, se font une impensable promesse, parlent de choses graves avec légèreté, complicité, bises bis, proximité poignante d’un adulte et d’une enfant, délestée du moindre soupçon de perversité, in fine sous le signe christique placée, citation d’occasion, gosse soulevée, immaculée, en reprise du motif de pietà inversée de l’orée, la caméra tourne autour des interprètes tout sauf obsolètes, dont la présence posée, dense, ne se soucie des décennies, (nous) bouleverse toujours aujourd’hui. Le mouvement mécanique, chorégraphique, matérialise l’énergie de l’échange, son absolue et folle confiance, sa pacifique puissance. La fraternelle psychobiographie de Maurice Drouzy (Carl Theodor Dreyer, né Nilsson) oriente le regard, transforme fissa le maternel mélodrame en personnel psychodrame, Dreyer donc en plein despair, pleurant sa pauvre maman, mère dorénavant « démissionnaire », de surcroît décédée à la suite d’un avortement, la ressuscitant à l’instant, un instant, jeune, belle, austère, solaire, selon du ciné l’art foncièrement funéraire.

Cependant le calme scandale de la coda admirable de Ordet dépasse cela, ne s’y réduit. Dans Vampyr (1932), on s’endormait déjà, idem, du « grand sommeil », on se relevait in vivo, à la Murnau (Nosferatu le vampire, 1922), on « franchissait le pont », la frontière, on enracinait au creux du corps le Ciel à la Terre, puisque la foi, en l’au-delà, en/au cinéma, permet ça, la fascinante épiphanie, la revenante triste et réjouie. Car à l’instar du Stephen King de Simetierre, le roman éprouvant et le film homonyme de Mary Lambert (1989), il existe et persiste un prix à payer pour la provisoire immortalité, un infanticide certes à demi assourdi, rédimé, par sa survie éternelle, en compagnie de notre Paternel, par la conversion express du mari ravi, par l’horizon de la réunion, la « vie » d’avenir à vivre à deux, bonheur malheureux, voire l’inverse, cadeau doux-amer destiné à l’increvable Inger, Eurydice danoise disant « oui » à l’unisson de la Molly de James Joyce, Ulysse à son tour, mon amour, terminé sur un remarquable et remarqué monologue féminin, de valeureux « vagin », fluctuant, stupéfiant, Kate Bush en dira, en chantera, presque autant (The Sensual World). Ce « monde sensuel » et surnaturel, pragmatique et mystique, muni d’immanence et de transcendance, Dreyer le dessine avec une évidence sidérante, stimulante, il met toute son âme d’homme et d’artiste au milieu des mots et des images de subtils visages, de sableux paysages, il les anime non en démiurge laïc, hic du péché d’hubris, mais en réalisateur prosaïque, économique, adepte d’une chorale maïeutique. Face au fervent objectif, les acteurs et les actrices, dirigés de manière millimétrée, soudain irradient. Les yeux baissés du prophète cinglé, la douleur du géniteur, les mains de la morte, le sourire de sa gamine, le geste de tendresse du réanimateur – ave Lovecraft, gare à Gordon (Re-Animator, 1985) – sur la joue en fleur, pas en pleur, la reconnaissante amusante des ancêtres honnêtes, en opposition de saison, les aiguilles remises en marche, l’étreinte in extremis, en travelling avant, du couple en déroute et vainqueur, crève-cœur : tout transperce le spectateur, tout fait sens, tout possède beauté, substance, baptise l’iris et récure la rétine, athée ou croyante, des innommables excréments des innombrables écrans.


Dreyer, admettons, au côté de l’éclairé DP Henning Bendtsen, filma la scène deux fois, catalepsie ou miracle, à toi de voir, à toi de croire, il ne pouvait pourtant, en tant que cinéaste, chrétien ou point, valider seulement la seconde version, la plus cohérente, la plus désarmante. L’apôtre Paul écrivit jadis aux lointains Corinthiens (1, 13 : 12) une sentence à traumatiser Philip K. Dick, je cite : « Aujourd’hui nous voyons au moyen d’un miroir, d’une manière obscure, mais alors nous verrons face à face ; aujourd’hui je connais en partie, mais alors je connaîtrai comme j’ai été connu. » Miroité, documenté, ordonné, poétique et politique, ni prosélyte ni dogmatique, Ordet donne à entrevoir l’invisible, se fiche des sceptiques, sa majesté, sa tranquillité, sa radicalité, renversent du plan précédent au plan suivant l’ordre et le désordre du monde souvent immonde, domaine écœurant de mécréants, de mecs incapables de croire en eux-mêmes, de célébrer ici leur salut, celui d’une bru, auxquels il convient de traverser l’épreuve d’une double tragédie avant de découvrir le dessillement, le pouvoir de la parole, donnée, sacrée, souffle physique et spirituel, Verbe dépourvu de vaine verve, épuré à l’essentiel, à l’existentiel, délesté du trop tard, lève-toi dare-dare, Lazare. Comme en écho à la face défaite, transfigurée, fameuse, fabuleuse, de Falconetti (La Passion de Jeanne d’Arc, 1928), celle de Birgitte Federspiel, itou invitée au Festin de Babette (1987) de Gabriel Axel, s’illumine de l’intérieur, illumine en répons et réponse à impératif supérieur, à primordial projecteur. « Love is a mighty power » affirmait l’affiche pas si catholique, plutôt ironique, de Breaking the Waves (von Trier, 1996), sa française se fendant du transparent slogan « L’amour est un pouvoir sacré », allez, circulez, relecture à contresens, au propre, au figuré, prostitution à la place de « parousie », assomption substituée à incarnation, passons, pardonnons.

Dans Ordet, l’amour ramène les morts, décore le décor, suspend le temps, enterre le tourment. La renaissance succède à la demande, la réalise, tandis que la réalisation esquive l’écueil du sermon, de la compromission. La perfection, filmique ou non, ne saurait se manifester ici-bas, rabaissée de bassesse, avalée via une « vallée de larmes », troquée contre la tristesse, les blessures, les impostures – une pensée peu apitoyée pour le « prêcheur » de malheur de La Nuit du chasseur (Laughton, 1955) –, les drames, les armes ? La violente douceur de l’œuvre de Dreyer en donne une idée, une intimité, pas près de décliner, CQFD.   

Commentaires

  1. La Messe de l'athée
    https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Messe_de_l%27ath%C3%A9e
    Les 11 Fioretti de St François d'Assise de Roberto Rossellini Film de 1951
    https://www.youtube.com/watch?v=OI4aYTxBd5U

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    1. http://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2021/09/les-onze-fioretti-de-francois-dassise.html?view=magazine

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