La Ferme du pendu : Au nom de la terre
Propriétaire terrien ? Propriétaire, t’es rien…
Regain (Pagnol, 1937) se terminait sur un
couple en train de semer, sur le point de récolter, d’accoucher, bouleversait via ses travellings vibrants, la belle BO du fier Honegger ; La Ferme du pendu (Dréville, 1945) s’achève sur un vieil homme esseulé,
terrassé, au sens propre, figuré, trépas depuis longtemps programmé, n’en
déplaise au neveu juvénile, qui l’appelle, invisible, qui convainquit in extremis sa maman s’en allant de le
laisser là, auprès de son oncle conquis, sur cette terre obsédante, épuisante,
suaire austère sillonné de sueur, de labeur, tout au long des décennies, tant
mieux, tant pis. Commencé au milieu d’un cimetière, le métrage méconnu mérite
son exhumation, se dédie à une destruction, celle d’une fragile fratrie où les « affaires » se
foutent des femmes, où un cocufieur finit fou, où un frêle frangin file,
devient mécanicien. La tante précitée elle-même s’enfuit à la ville, rentre au
bercail pour raison économique, au matin déguerpit vite. Viol de « servante »,
avortement (in)volontaire, meute de mecs à cornes contre le coq du village, le
débusquant, le tabassant, l’estropiant : a priori, tout cela rappelle un chouïa le chargé Zola, crasse de l’espèce
dépeinte, désespoir au pochoir. En vérité, l’œuvre ne verse jamais vers le
sordide, s’avère lumineuse davantage qu’odieuse, en dépit des arguments de son
temps du rebouteux malicieux, à faire évidemment se lamenter les militant(e)s
de l’IVG. La caméra mobile de Dréville, réalisateur à redécouvrir, envisage
Welles (Citizen Kane, 1941, en salles hexagonales à
partir de 1946), écrase ses personnages d’un autre âge sous de lourdes poutres,
en contre-plongées simulant la majesté. Ses travellings
véloces, avant, latéraux, viennent quand il faut, dynamisent un récit
d’enracinement, d’isolement, de délitement.
Antoine, scénariste du Miracle
des loups (Bernard, 1924), du Golem (Duvivier, 1936), adapte Dupé,
époux de la ravissante Lucienne Laurence, ici Marie pleine de grâce, de
disgrâce, Thomas (Espoir, sierra de Teruel, Malraux & Peskine, 1940) dirige
la photographie avec éclat, tandis qu’Adam, Decomble, Vanel font des
merveilles, que Claudine Dupuis, Arlette Merry, Marthe Mellot incarnent trois dames
mémorables, sœur de rancœur délestée, maîtresse assumée, grand-mère obstinée. Si Bourvil accomplit un
caméo sans micro, La Ferme du pendu ne procède point de la comédie musicale,
moins encore de la rurale galéjade. Ceci ne le dissuade de tamiser son (mélo)drame
de sensualité, de complicité, d’insouciance, d’indépendance. Certes, la jeune
fille se fait agresser, glisse de l’échelle au barreau scié, mais elle démontre
sa douce résilience, elle sait conserver sa tendresse, prendre ses distances,
ne cède au ressassement, va de l’avant. Un item
de mères amères, de non mariées malmenées ? Pas vraiment, plutôt un éloge
des survivantes vaillantes, le portrait démultiplié d’une masculinité médiocre,
mélancolique, en définitive tragique. Durant ce voyage en Vendée, on savoure la
séquence des noces, modèle de découpage, d’assemblage, de cohésion chorale,
comme une réponse soft, solaire, à
celle, plus triste, plus sévère, de L’Atalante (Vigo, 1934), la scène de
la « batteuse » de saison, de la batterie de bâtons. Entre Regain
et La
Ferme du pendu, dialogue à distance, la France s’enfonce dans la
souffrance, dans les terres contaminées, cramées, de la collaboration et, fantôme
de piètre pétainisme, frise le dépressif défaitisme. L’hallali individuel,
tendu, drolatique, présage celui, cruel, antisémite, de Panique (Duvivier, 1946),
La
Ferme du pendu établissant bien sûr un diagnostic similaire au discours
de désamour, de suicide, de Petit paysan (Hubert Charuel, 2017)
et Au
nom de la terre (Édouard Bergeon, 2019).
Cependant, ni régionaliste, ni psychologiste, le film de Dréville décrit des symptômes différents, se soucie de morcellement, s’effraie de la filiation. D’une « graine » à la suivante, de la semence au sol, il nous dit aujourd’hui qu’à trop creuser son monde, on y creuse sa tombe, que l’agriculture, noblesse à l’usure, se démasque en amie de la monomanie. Incapable de partager, de s’épargner, d’évoluer, donc de vivre, le patriarche cultivateur plante son malheur, en recueille le fruit pourri. Trop d’efforts dépourvus de réconfort conduisent au cynisme, à la mésestime, à la ruine, au cycle stérile : ne lui reste plus à présent, à l’ultime plan, qu’à périr puis s’ensevelir sur/sous son terreux linceul, surplombé par un ciel pictural, aux nuages démunis d’hommage.
Magnifique texte, une prouesse qui concilie poésie, philosophie et analyse technique de filmographies soeurs autour du même thème originel,
RépondreSupprimerPourquoi Caïn a-t-il tué Abel ? la grande lignée qui périra dans le déluge...
«J'ai tué un homme pour une blessure, un enfant pour une meurtrissure.
C'est que Caïn est vengé sept fois, mais Lamek soixante-dix sept fois.»
Sous le soleil de Satan se tourmentent les « petites gens » d’antan, mais les avatars d’Ève, dévoués, vandalisés, vaillants, survivants, enivrent, invitent à les suivre…
SupprimerMerci beaucoup pour votre éloge guère morose, moins laïc que biblique !