Duel dans le Pacifique : Bleu comme l’enfer
Robinson & Vendredi ? Les meilleurs ennemis…
Avouons-le, on s’emmerde un peu,
malgré les estimables Lee Marvin & Toshirō Mifune, car ils incarnent des
coquilles creuses, coléreuses, malheureuses à défaut d’amoureuses. Survival sartrien, Duel dans le Pacifique (John
Boorman, 1968) séduit cependant par son comportementalisme, son mutisme, sa
forme millimétrée, sa dépressive radicalité. Ce troisième film du cinéaste
trentenaire ressemble un brin à du Pinter insulaire, à du Beckett joué entre
rescapés. Sorte d’anti-Papillon (Franklin J. Schaffner,
1973), il se termine au moyen d’une explosion, feint la fraternité, en affiche
la fragilité. Il convient d’en revenir au titre d’origine, antinomique,
explicite, à savoir Hell in the Pacific : nos compères coopèrent en effet en
enfer, parmi un opus ni pacifique ni
pacifiste, plutôt une fable métaphysique, à la saveur satirique, sinon
eschatologique, déroulée au creux de l’écrin guère serein d’une nature dès le
début puis in fine indifférente.
Métrage écologique, Duel dans le Pacifique démontre déjà la maestria de Boorman
magnifiant l’environnement, univers sensoriel, sensuel, passionnel, au sein
duquel, plan superbe, l’aviateur ligoté finit presque par se fondre, caméléon
au regard de déraison. En cela il annonce bien sûr Délivrance (1972) et La
Forêt d’émeraude (1985), autres histoires d’espoir, de désespoir, de
luttes masculines, aux vertes tapisseries sombre ou lumineuse. Cohérent avec un
talent éloquent, l’item illustre une
incompréhension partagée, non sous-titrée, tandis que le funèbre photoreportage
de Life
porte un « coup fatal » à la trêve estivale. Silhouettes suspectes, adversaires
solitaires, solidaires, les soldats s’apparentent à des étrangers à la Camus, à
des damnés anonymes malvenus, dont la violence envahissante contamine l’éden
qui se venge in extremis du tandem de
pantins tristes, altruistes, oubliés, rancuniers.
Si La Forêt d’émeraude
participe d’un rousseauisme de ciné, au risque du manichéisme pasteurisé, Duel
dans le Pacifique procède du pessimisme lucide de Délivrance. Bien
accompagné par le bientôt oscarisé DP Conrad Hall, par l’éclectique Lalo
Schifrin, Boorman signe un échec commercial prévisible, une tragi-comédie co-écrite
par Alexander Jacobs (Le Point de non-retour, Boorman,
1967). Pendant l’ultime scène, Marvin s’énerve, pas qu’à cause du saké trouvé, avalé,
reproche à Mifune, donc aux Japonais, de ne pas croire en Dieu, alcolo en écho
à Godot. Crépusculaire, commencé à l’aube, Duel dans le Pacifique les femmes à
des images limite, des outrages des hommes témoigne. Il constitue pourtant un
bel exemple de coopération interculturelle, de respect mutuel, un conte pas con
sur la communication, l’altérité, la fatalité. N’en déplaise aux commentateurs
contemporains, son symbolisme surprenant jamais ne miroite la guerre du
Vietnam, renvoie davantage vers un au-delà vécu par deux
« êtres-là », dirait Heidegger. Dans Le Livre de ma mère, paru
une quinzaine d’années avant, Albert Cohen écrit en incipit « Chaque homme est seul et tous se fichent de tous et
nos douleurs sont une île déserte. » Duel dans le Pacifique affirme à
la suite cet aphorisme, matérialise la métaphore. D’une île à la suivante, les
survivants visitent des cercueils vivifiants, visualisent/désirent leur décès
reflété. La coda abrupte, imposée, raccord avec leur « pulsion de
mort », met un terme définitif au dialogue impressionniste, exauce en
boucle bouclée leur sinistre souhait, conclut leur conflit intériorisé. L’ouvrage
peut alors s’achever, drolatique, désespéré, souligner qu’une barbe rasée, un
sourire en stéréo, ne sauraient suffire à rédimer l’humanité, à effacer son
inhumanité, pas plus qu’un duo de banjos garantir une complicité incapable de circonvenir le pire (Délivrance),
moralité molto amère d’un titre mal-aimé, méconnu, mais fier et sincère.
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