Memento : La Mémoire dans la peau


Un homme se réveille dans une chambre d’hôtel, ne se rêvant plus papillon mais juge et bourreau – au spectateur de créer sa réalité purement cinématographique, de co-réaliser le film qui s’y prête et réclame sa participation active : souviens-toi que tu vas mourir, mais n’oublie pas de créer ton propre monde auparavant, car l’autre continue à exister « les yeux [grand] fermés ».


Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit : " Souviens-toi !
Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d'effroi
Se planteront bientôt comme dans une cible,

Le Plaisir vaporeux fuira vers l'horizon
Ainsi qu'une sylphide au fond de la coulisse ;
Chaque instant te dévore un morceau du délice
À chaque homme accordé pour toute sa saison.

Baudelaire, L’Horloge, in Les Fleurs du mal

Dans Blow-Up, l’agrandissement d’une photographie faisait disparaître un cadavre, rendu à l’abstraction du grain, indiscernable dans la verdure d’un parc, elle-même monde insoupçonné, grouillant de massacres (Blue Velvet) et de merveilles (Microcosmos : Le Peuple de l’herbe). Memento s’ouvre également sur une photographie instantanée – une image morte, donc, presque au sens pictural de l’expression, justement rattachée à l’idée de nature –, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre, telle la femme du rêve familier de Verlaine, mais le Polaroid, au lieu de permettre l’habituel surgissement de l’image, accéléré par des secousses du pouce et de l’index, comme on souffle sur un dessin ou une impression à l’encre, devient vierge, du cadre (du cliché) dans le cadre (du film) ne sourdent que l’absence, l’effacement de la prise de vue, le vide laiteux d’une représentation abrasée – aboli bibelot d’inanité visuelle, pour paraphraser Mallarmé. Le spectateur comprend vite que ce qu’il regarde se déroule à l’envers, puisque le meurtre prouvé/ravi par la photo, s’inverse, l’arme venant se jeter dans la main du tueur, au moyen de la magie mécanique d’un défilement inversé, celle du cinéma, après la magie chimique d’une apparition (ici, d’une disparition) iconographique, celle de la photographie (Le Prestige se consacrait à d’autres illusions, plus spectaculaires et collectives). 


Cette ouverture mémorable, qui utilise les procédés concrets, objectifs, des deux arts optiques, affirme une ambivalence en forme de mise en abyme (reprise pour l’affiche originale montrant des photos encadrées l’une dans l’autre) : le caractère méta de l’œuvre, réflexion sur elle-même autant que quête désenchantée de l’image manquante, celle d’une femme, bien sûr, suivant l’adage prêté à Colette ; sa nature ludique, sollicitant constamment l’esprit du spectateur, sa capacité de raisonnement, à l’instar d’une énigme (celle du Sphinx à Œdipe ?) ou d’un puzzle, équilibrant la dimension émotive de la recherche précitée, jouant avec les codes et l’horizon d’attente du genre, le film noir, et plus largement de la narration explicative, verrouillée sur sa logique linéaire et indiscutable, ce modèle d’œuvre fermée, par opposition à l’œuvre ouverte théorisée en littérature par Eco, régissant la majorité des récits cinématographiques (et romanesques), sorte de happy end sémiologique rassurant le spectateur, ou le lecteur, lui offrant in fine la solution de l’intrigue, sa vérité ultime, acceptant de ne plus se jouer de lui avec ces conclusions éclairantes, typiques du pacte policier, usé (voire abusé) par Agatha Christie ou Hitchcock à la fin de Psychose, avec le discours rationaliste du psychiatre.

La capsule temporelle de l’introduction renvoie encore à la source du film et de l’art de Nolan, réalisateur épique et poétique (ainsi que l’on qualifie l’Odyssée de poème et l’Iliade d’épopée) bien plus que structuraliste, dédoublée selon le récit filmique, partagé entre deux temporalités – maintenant/avant, avec toutes les nuances et les échos entre les deux – et entre deux actions – se souvenir, agir –, clairement différenciées par la dichotomie de la couleur et du noir et blanc (marqueur économique, esthétique et mythique des polars de « l’âge d’or hollywoodien ») : la mythologie grecque, sécularisée dans la tragédie, matrice du fatum et par conséquent du roman criminel (d’où la parution, pas si incongrue, d’Œdipe roi en Série noire), qui transposa la notion religieuse, politique et le ressort dramatique dans un contexte social, et le cinéma des origines, celui du temps du muet, volontiers iconique, mélodramatique et lyrique. Plane sur cet exercice de style et de mémoire l’ombre d’un poète devenu cinéaste, pareillement attiré par l’Antiquité, ses mythes intemporels et ses héros tragiques, qui se délecta lui aussi de toutes les puissances métaphysiques du cinéma, art des fantômes et des ténèbres, de la mort au travail et de l’éternité contrariée de la pellicule (ou illusoire du numérique), souvent liées, créées, par les artifices et les trucs de l’artisanat, dont cette projection à rebours, simple possibilité technique ouvrant sur des vertiges sémantiques – Cocteau, évidemment, véritable influence ou, mieux encore, mentor inavoué, inconscient (collectif, puits commun jungien des deux imagiers amoureux des lettres) de Nolan, davantage que Resnais, autre maître des temporalités auquel on le compare parfois pour le léser (Jonathan Rosenbaum rapprochant Memento de Je t’aime, je t’aime, par exemple).

Tous deux fétichistes des miroirs, par narcissisme et questionnement identitaire, Cocteau autorise Jean Marais à traverser le sien dans Le Sang d’un poète (Carpenter s’en souviendra pour le final de son Prince des ténèbres), quand Nolan place volontiers Guy Pearce (aussi solide et fragile que dans L.A. Confidential, aussi insomniaque et décoloré que Tom Cruise dans le nocturne Collateral !) et Carrie-Anne Moss (égérie des Wachowski, revue dans la beauté de sa maturité pour le sirkien Fido) devant ses propres glaces, redoublant le cadre en bis repetita du Polaroid, afin d’y lire le regard d’autrui, second miroir sartrien, ou un texte tatoué à l’envers sur la peau, pense-bête lisible seulement là, face à l’espace redoublé propice à tous les maléfices, à la menace mortelle du double. Le surcadrage emprisonne des archétypes, les suspects habituels, ceux du Curtiz de Casablanca, de Singer, du genre et du spectateur en terrain connu : l’amnésique, le flic corrompu, le dealer (Jimmy G.), le nervi (affronté dans une violence sèche, mains et torse nu, avant les tatoués virils et homoérotiques des Promesses de l’ombre), la femme fatale et l’épouse victime innocente (quasi muette, de surcroît, jamais mirée ni reflétée, relisant pour la millième fois un livre sans couverture aux bords carbonisés, incarnée par Jorja Fox, l’autre moitié féminine des Experts avec Marg Helgenberger). Autour du soleil noir du protagoniste, subissant les éclipses de sa mémoire immédiate, condamnée à la virginité de l’instantané, limitée à des saynètes de quelques minutes, dûment authentifiées par les neurobiologistes, nous dit-on, gravitent ainsi des figures (et des corps, pour employer le vocabulaire de l’astronomie) reconnaissables et trompeuses, identiquement parées de duplicité, marionnettes du genre, du réalisateur et surtout du héros qu’elles manipulent chacune tour à tour, et dont il tire toutefois les ficelles, montreur d’ombres masochiste dans son rêve de cinéphile.




Au centre du labyrinthe, non plus le Minotaure, mais toujours Ariane, sous des visages et des noms divers, parmi lesquels ceux de Scarlett Johansson dans Le Prestige, Marion Cotillard dans Inception, Katie Holmes, Maggie Gyllenhaal et Anne Hathaway dans la trilogie Batman, avant celui de Jessica Chastain (Michael Caine, au second plan, occupant la place de Mentor) dans Interstellar. Perdus au  sein (maternel) de l’architecture urbaine et mentale de Paris ou Los Angeles, grandes villes rêvées, redessinées par la caméra nantie des prodiges banals du numérique, égarés dans les circonvolutions neuronales de films-cerveaux, tel ce pauvre Jack Nicholson, emmuré vivant, en écrivain raté, dans un hôtel enneigé au passé trop lourd – fait divers familial sordide et génocide indien, rien que ça – pour Shining (le petit Danny pratique aussi l’inversion, avec le célèbre et funèbre « Redrum »), les personnages principaux et masculins du réalisateur portent tous des masques tragiques, avatars des aventuriers existentiels de jadis : Ulysse, Orphée, Œdipe, sans oublier Thésée, bien que la victoire finale demeure incertaine, sujette à caution et interprétation, emportant dans son élan les hypothèses et les lectures, à l’image de la toupie capricieuse de Leonardo DiCaprio déclenchant l’herméneutique fiévreuse des spectateurs d’Inception, un peu comme la boîte bleue de Mulholland Drive ouvrait le champ infini des possibles en courbant le destin de sa starlette dans son ruban (de rêves) de Möbius.    

DiCaprio, nouvel Orphée fuyant le sommeil et le « réel », poursuivait son Eurydice jusque dans ses rêves, Christian Bale, revêtu de sa cape à la Lugosi, vampirisait l’amour de ses concitoyens en justicier-orphelin, inconsolable de la perte de ses parents (et de la culpabilité afférente, partagée par l’homme « aux pieds enflés »). Pearce, sous les traits d’un agent d’assurance (sur la mort) traquant les fraudeurs, alors qu’il passe son temps à se mentir et à oublier ses mensonges (et ceux des autres, notamment dans la scène de violence domestique sur Natalie, moderne Calypso, serveuse revancharde lui offrant un gobelet rempli de crachats !), mène tant bien que mal sa propre odyssée, explorateur de sa psyché autant que Lotophage, obsédé par le contrôle de son itinéraire intérieur/extérieur, balisé méthodiquement d’images et de mots mnémotechniques, certains à même la chair, livre de sang cher à Clive Barker, qu’il se doit de raser pour en apposer de nouveaux, texte vivant, trivial et pathétique, rappelant le musée intime et dérisoire de l’humanité perdue de Seth Brundle dans La Mouche, antidote supposé aux défaillances du cortex (« Memory is a treachery » lit-on sur le biceps). Tout son esprit et son corps tendus vers sa Pénélope sans ouvrage de tapisserie, tabassée, violée, laissée pour morte dans sa salle de bains, sous une bâche en plastique qui servait de linceul à Laura Palmer chez Lynch, il n’aspire qu’à remonter le cours du temps, qui ne s’écoule, hélas, que dans un unique sens. Si le film commence par la fin, en écho à Irréversible, nul hasard, et certainement pas esbroufe ou originalité paresseuse : les mâles impuissants de Nolan et Noé plient la structure narrative par la volonté de leur désir contre nature, ce fol espoir de retrouver la femme aimée, perdue, grâce au palindrome temporel, à la remontée vers l’amont d’un fleuve dans lequel, pour citer Héraclite, « on ne se baigne jamais deux fois ». Superman, déjà, messie américain lui aussi orphelin, n’hésitait pas à renverser la rotation terrestre pour ressusciter Lois Lane…


On le voit, sous le ludisme de la construction, élaborée dans une confiance au spectateur qui honore son auteur, inspiré par son frère, psychologue de formation, qui signe la série Person of Interest, également basée sur un amour défunt (pour comparaison et pour mémoire, cf. infra le scénario de Christopher et la nouvelle de Jonathan Nolan, Memento Mori), sous les tours (de passe-passe) et les détours du récit, qui ne le perd jamais (virtuose clarté du mille-feuille onirique d’Inception), le film s’alimente au courant noir de la perte, du deuil impossible, de la mélancolie comme mode de vie et vision du monde. Dans le cinéma endeuillé de Christopher Nolan, les amnésiques, les magiciens, les super-héros fatigués et les espions du songe, autre déclinaison du privé classique, œuvrant de façon encore plus intime (private) et discrète que lui, bientôt les astronautes, tous les hommes, donc, cherchent désespérément une femme ravie, dérobée par le monde souterrain, entrevue à grand peine via le prisme du rêve, du souvenir, de l’évocation (des morts). Sous le bruit et la fureur, sous le lustre et le coût du blockbuster (saut quantique, en matière de budget, d’équipe technique, entre le premier film et Memento) gît un cœur en hiver, se lamente une âme blessée, solitaire car blessée, et Teddy, le flic ripoux tissant sans le savoir la nasse de son trépas, peut railler à raison Lenny : « Tu ne fais que geindre quand je me tape tout le boulot ».

Agis plutôt qu’acteurs, subissant un destin, quitte à l’organiser, à l’orienter, contenu dans quelques mots au verso d’une photographie, pour décider du sort futur d’un personnage, ou dans une panoplie de vigilante, d’adepte de la vendetta trop grande pour eux, ils traversent le quotidien d’hier et d’aujourd’hui en autiste (présence d’oiseaux en cage au réveil chez Natalie, réminiscence du Samouraï, de son extrême solitude, de son implacable isolement), aveugles et sourds à l’enfer qui les cerne, ou alors attentifs par mégarde, par devoir, vite ramenés à l’enfer privé qui les ronge et qu’ils chérissent, comme une plaie sans cesse grattée, une douleur entretenue pour se croire encore un peu vivant. Lenny peut bien brûler l’horloge – acte par essence symbolique –, le livre, la peluche de Catharine, avilir ses sous-vêtements en demandant à une prostituée camée (toujours l’oubli) de l’agence Amazon Escorts (mais sans sein amputé pour mieux bander l’arc) de les éparpiller autour du lit de l’hôtel, dans cette chambre aussi cheap que son nom (le Discount Inn), au tableau figurant une mer en furie se brisant sur un écueil (présage de l’ouverture marine d’Inception et clin d’œil probable à la planète-océan du Solaris de Tarkovski, autre conte féminin et mémoriel), au tiroir de chevet lourd d’une bible (celle qui permettra à Ethan Hunt de démasquer, littéralement, son père truqué dans Mission impossible ?) et d’un pistolet chargé, incapable d’y rester allongé comme l’homme sans divertissement de Pascal en proie à sa piètre condition humaine (Shelby évoque sa « condition », son état anémique et amnésique), alors qu’il dispose d’un petit magot dans le coffre de sa Jaguar, en un ersatz de présence, de routine amoureuse, pour susciter les souvenirs, dormir quelques instants dans un simulacre (la définition d’Inception) : il « oubliera d’oublier » le cher visage évanoui de son passé (Trenet), il n’hésitera pas à replonger dans le déjà-vu, la même histoire encore une fois recommencée, addictive, celle qui fait de lui le vengeur sans peur et sans reproche d’une atrocité le transformant en spectateur – avec l’éventualité, plus terrible encore, de sa participation directe, par une surdose d’insuline, ou pire, cf. L’Invraisemblable Vérité de Lang, relu par Corneau et De Palma dans Crime d’amour et Passion –, chasseur d’un spectre anonyme et sans visage réduit au générique « John G. » Leonard Shelby ou Bruce Wayne se racontent des histoires, tel René Gallimard le bien nommé dans M. Butterfly de Cronenberg, tel le spectateur inventant le film à mesure qu’il défile devant ses yeux, n’établissant aucune vérité définitive mais se forgeant son intime conviction, aussi intime que la souffrance causée par le décès d’un être cher.







Nolan connaît cette propension, lecteur et spectateur avant de réaliser, il en joue et s’en joue dans les dernières minutes, avec le monologue de Teddy censé livrer les clefs du mystère. Mais la parole du flic corrompu, pas vraiment un modèle de moralité ni d’honnêteté, semble factice, illégitime, sable mouvant narratif creusant d’autres vides, d’autres sensations d’inconnu, surtout lorsqu’il réduit à néant la troisième ligne diégétique du film, celle concernant Sammy Jankis, le patient faussaire (peut-être) simulant sa maladie mémorielle (peut-être) et assassinant sa femme (peut-être) qui l’aime trop (assurément) pour prêter foi à sa manipulation (peut-être, encore). Lenny répète à cette épouse qui n’existerait pas (émouvante Harriet Sansom Harris, à la mesure de Stephen Tobolowsky, avec lequel elle forme un couple immédiat d’évidence), déchirée par le mari qu’elle ne reconnaît plus, en vie mais hors d’atteinte, proche dans son altérité, sinon dans sa pathologie, d’un malade atteint d’Alzheimer, qu’il ne parle pas de simulation (faking) mais diagnostique, avec l’appui des experts qu’il trouble par son enquête (et la promotion qui va avec), une cause mentale, rétive au conditionnement physique en laboratoire – petit exercice avec des objets géométriques électrifiés appréciés par le réalisateur –, gardant à part soi ses doutes sur le regard de reconnaissance du futur interné, dont il apprendra à ses dépens qu’il s’agit d’une ruse pour se faire bien voir des autres, tous ces étrangers que l’on identifiait encore cinq minutes auparavant.



De même que le poids émotionnel des récits les protège de la vanité du jeu, de la trop grande brillance de la construction (un reproche critique, avec l’académisme de la mise en scène), des renversements de situation finaux retournant le film tel un gant, pour se moquer du spectateur, le cueillir en arnaqueur, justement, en petit malin (on ne citera personne, le cinéphile reconnaîtra les siens), la cruauté de Nolan envers son personnage, l’ambiguïté qu’il ménage autour et en lui, phénoménologie de la perception constamment parasitée par la nature des événements, du temps qui les porte, les déporte, de la voix off qui commente l’action (autre topos du genre noir, mise à distance traditionnellement cynique, ici ère du soupçon fictionnel généralisée) pour mieux semer le doute – la conversation au téléphone avec le flic absent fait penser au dernier coup de fil fantomatique passé par l’un des jumeaux de Faux-semblants à son amoureuse d'actrice, avant qu’il ne s’en aille retrouver son frère pour une horrible et bouleversante dernière opération –, empêchent l’apitoiement (derrière le visage de Natalie figé par l’appareil létal, voleur d’âme dans la pensée magique, Lenny écrit « She will help you out of pity »), l’identification simpliste, et Shelby suit les pas de James Stewart dans son errance nécrophile à San Francisco, ville des creux et des hauteurs, bordée par la mer, a contrario de la plate et caniculaire Los Angeles, les deux cités soumises à la malédiction de la griffe du passé (historique et cinéphilique).  

Sueurs froides épousait l’itinéraire luciférien (cf. la belle analyse religieuse de Jean Douchet) d’un voyeur dans le sillage d’une sirène adultère, l’homme doublant l’ami (le faux ami) qui l’engageait en tombant amoureux, l’épouse (la fausse compagne) doublant le détective transi et acrophobe. Hitchcock, en bon (et grand) cinéaste puritain, châtiait tout ce beau monde, réservant à Stewart un passage par la case internement (maison de repos et musicologie mozartienne, loin du traitement réservé à Brad Pitt, un temps pressenti pour le rôle de Leonard, par Gilliam dans sa Jetée simiesque) et un ravissement répété, une double perte, la seconde depuis un clocher avec nonne et glas de rigueur, et à Kim Novak une (fausse) noyade et une chute infernale dans le ricanement du battant (phallique sous la robe en métal, of course). Restait le vrai mystère du film : l’identité de la « véritable » épouse, dont le spectateur ignorait tout, à part son prénom proustien, silhouette jetée déjà morte du même sommet de la même mission, passant devant la trouée de l’escalier vertigineux à la façon d’une comète, d’un mannequin dans un rêve… Nolan reprend les trois chemins-motifs, la traque, la perte, l’identité (ou son absence), pour arriver à une destination différente, pour montrer un personnage quitté avant les abysses, accomplissant un acte réfléchi, déterminé, entraînant les conséquences que l’on sait (que l’on vient de voir) et qui arriveront, bien que déjà arrivées, catalysées par une photo enflammée, celle de l’énième cadavre de l’énième assaillant, qui fait passer la frontière progressive de la couleur et répond au seul cliché non pris par le héros, le montrant hilare après sa première (?) vengeance sanglante. Puisque au cinéma le présent n’existe pas, contrairement au théâtre, art vivant jamais identique, alors que le film momifie le temps, les acteurs et la chronologie, malgré tous les anachronismes, flashes-back et flashes-forward imaginables, les passés se déploient dans tous leurs dégradés, leurs défauts, leurs secondes chances, aussi, le souvenir-écran libère l’écran du souvenir et, dans les dernières secondes du long métrage, Lenny s’accorde une pirouette humoristique, une adresse de défi qui traverse le quatrième mur invisible : « Où en étais-je ? », assuré de rejoindre, en pensée ou en acte (sa mort s’avère aussi problématique que le reste, et pareillement sa persona, aussi succincte que celle de la « vraie » Madeleine) sa chère et tendre, comme l’atteste (et interroge) l’image mentale (souvenir, vraisemblablement) le voyant allongé à ses côtés, dans ce lit d’étreintes, de rêves et de petite mort (ellipse inactuelle mais courante durant la censure Hays), portant sur sa poitrine l’inscription polysémique « I’ve done it » (« Je l’ai fait » : tué le second et hypothétique agresseur, itou cagoulé, ou regagné la femme lointaine ?).




Alors qu’une femme martyrisée hante le cinéma de Brian De Palma, celui de Nolan, admirateur avoué des Incorruptibles – où la présence féminine se résume au beau visage de Patricia Clarkson, prénommée Catherine, étreignant Costner, madone laïque et pure dans une lutte archaïque, médiévale et datée contre la corruption, la souillure morale (plus nocives que les flots d’alcool de contrebande de la Prohibition), des capitalistes aux mains sales et des assassins vêtus en blanc –, qui réalisa avec Inception son Mission impossible à lui, se focalise sur une femme absente, point de convergence des destinées sentimentales et des destins masculins, foyer obscur et incandescent qui lui confère sa grandeur discrète, son lyrisme adulte (belle partition de David Julyan). Lui reprocher sa réalisation trop sage (mais précise), déplorer ses machines scénaristiques, en les réduisant à cela, de viles et vaines mécaniques dédiées à épater le spectateur, surtout celui de la génération numérique, gorgée de cellulaires, de tablettes, de glass eyes et autres VOD – le réalisateur propose comme alternative une redéfinition de la nature et des capacités de la salle de cinéma « canonique » –, reviendrait en quelque sorte à volontairement s’aveugler (comme Œdipe, comme Lenny), à passer outre et à côté de sa petite musique mélancolique, prégnante sous le vacarme (de la chauve-souris), la violence, la complexité, le leitmotiv antique.


Produit par les sœurs Todd, coutumières du film d’action et de la comédie à succès (les franchises L’Arme fatale, Piège de cristal, Predator, Austin Powers, mais aussi Alice au pays des merveilles de Burton), éclairé en tons gris par le fidèle Wally Pfister (un Oscar pour Inception), adoubé par Soderbergh (qui remaka le Tarkovski et pratiqua lui-même les délices du montage discontinu dans L'Anglais), couvert de prix et de nominations (notamment pour le montage antéchronologique de Dody Dorn), Memento séduit parce qu’il rappelle franchement, obstinément, que nous allons tous mourir (« Memento mori », en effet), truisme mais point aveugle, angle mort, de l’ensemble de la production hollywoodienne (et pas que) contemporaine, terrifiée par le silence et l’immobilité, que sous les trajectoires individuelles se cachent les parcours mythiques (et mythologiques), que la profusion des options techniques ne dessert pas l’humain, et donc la fable, mais se met à son service, lui ouvre d’autres espaces-temps : plutôt compulsif que visionnaire, Nolan approfondit de film en film le même sillon, il sonde le puits terrestre et cosmique reliant les univers entre eux (le sujet d’Interstellar) et celui du cœur unissant les êtres les uns aux autres, par-delà la mort et la « réalité ». Oui, Rimbaud disait juste dans son aphorisme, « Je est un autre », mais le voyage fantastique vaut bien une filmographie, et quelques grammes de bonheur (ou quelques sels de bain bleus, dans leur flacon brisé au sol, sablier du trauma, aimant et aiguillon de la scène primitive) réservés aux personnages, aux spectateurs, justifient (presque) les millions de dollars de ces épopées intimistes. Si le paradis des cinéastes existe – nous n’y croyons guère, nous savons la nature d’art funéraire du cinéma, le grand sommeil sans rêve qui attend hors de la salle et du corps, tatoué ou non –, David Lean doit sourire en voyant les films de Christopher Nolan. Le réalisateur, émérite conteur de fictions identitaires, existentielles, qui doutent et font douter de tout, y compris d’elles-mêmes, en miroir de « la vraie vie », aux allures souvent fictionnelles, insaisissables, inattendues et poignantes, « misérable tas de secrets » que rien n’égale pourtant (Malraux), ne laisse aucun doute sur sa sincérité, sur sa foi dans le cinéma et dans l’amour, et son humilité entêtée finit par emporter notre adhésion, notre accord avec son héros, héritier du Conrad Wallenrod de Mickiewicz, véridiquement égaré comme lui « au pays des souvenirs ». 

Le scénario de Memento et la nouvelle Memento Mori, consultables en VO ici :  http://www.nolanfans.com/library/pdf/memento-screenplay.pdf
                                                  

Commentaires

  1. Quel article ! Un véritable labyrinthe en vérité que votre papier. Vous avez cependant la gentillesse de laisser un fil d'Ariane au spectateur qui peut ainsi se balader au milieu de votre propre réseau de références, de vos circonvolutions, tours, détours et torsions, sans s'y perdre. Je ne me souviens plus bien de Memento et les autres films de Nolan ont pris le dessus dans mes souvenirs. Seulement la geste du monteur et du réalisateur (épique et poétique dites-vous à propos de ce dernier) inversant le récit, aussi simplement qu'un 5x2, mais ici où le nombre de scènes est démultiplié et l'ambiance plus angoissante puisqu'il ne s'agit plus tout à fait (ou seulement) de perdre un amour (ou à l'envers : de le retrouver) mais la vie. Je suis intéressé d'apprendre la formation de psychologue du frère Nolan. Un étudiant psychologue et un amateur d'architecture (l'excellent plan que vous insérez : cylindres, pyramides, cubes en miroir !), voilà une combinaison qui pour deux cinéphiles ne pouvait donner lieu qu'à une production filmique (sauf un ou deux scories peut-être) méta, sophistiquée (sophistique ?) des plus passionnantes. Nolan est avec Malick un de ceux qui font du montage un véritable art.

    En lien quelques notes sur Inception, l'architecture, les rêves...
    http://www.kinopitheque.net/inception/

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    1. Merci de votre commentaire et du lien, impressionnante collection d'exégèses rappelant la fièvre interprétative déclenchée par "Mulholland Drive". Un article que l'on voulait à l'image du film, labyrinthique (un peu) sans toutefois égarer son lecteur... Répétons-le : Nolan raconte de façon assez compliquée des histoires très simples, parce qu'il croit à l'intelligence du spectateur et se délecte du caractère ludique du septième art. Dans le film d'Ozon, l'inversion chronologique servait davantage de cache-misère à la pauvreté du récit qu'à autre chose, hélas ; j'avoue également ne guère partager votre enthousiasme pour Malick... Quant au montage, il permet aussi à de vrais cinéastes 'visionnaires' comme Eisenstein, Welles, Lean, Kubrick ou Tarkovski de nous donner à voir le monde dans toute la richesse de ses correspondances, au sens baudelairien du terme, tout en signant quelques uns des plus beaux raccords de l'histoire du cinéma, par exemple, dans "Lawrence d'Arabie", l'allumette/coucher de soleil ; dans "Andreï Roublev", l'épiphanie en couleurs des icônes ; dans "2001, l'Odyssée de l'espace", l'os devenant vaisseau spatial...

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    2. Je passerai sur Ozon que j'apprécie sans adorer (là , nous parlerions de scories, cette fois au féminin -!- pluriel) car je ne crois pas en une appréciation aussi simple qu'un procédé (ou essai ?) cache-misère (tout comme dans Memento : un découpage trop simple à envisager pour ne pas révéler quelque réflexion et non le trompe-l’œil d'un prétendu auteur).

      Oui pour les réalisateurs-monteurs et raccords que vous prenez en exemple bien que je ne connaisse pas Lean et qu'on l'on puisse probablement en citer quelques autres. Enfin, vous parlez de fièvre interprétative sur Inception et, s'il est vrai que quelques commentaires s'y perdent, j'espère bien que d'autres se hissent au-dessus de la masse (pardonnez le dandysme) car nous avons voulu aussi référencer intelligemment, analyser de façon sensée (sans déraisonner), et si possible sans trahir l'esprit ni les intentions (quelques fois supposées il est vrai) du réalisateur. Cette précision car je déteste (comme d'autres) cette volonté de tout expliquer à tout prix ce qui n'appelle en général aucune explication (Canet et une autre "certaine tendance"), une contrainte pour l'esprit, de quoi empêcher le rêve de se poursuivre (ou pour prendre un exemple récent, c'est vouloir expliquer P'tit Quinquin). Pour élargir et reprendre le dialogue de Waking life, citant d'ailleurs à cet endroit Truffaut, il est dommage de réduire l'idée d'un film à celle d'un script car le film doit partir d'une personne, pas d'une histoire ou d'un pitch (mot détestable pour parler du résumé de rien). Qu'importe par conséquent l'explication narrative. Pour revenir à Inception, nous avons tenté de nous emparer (là encore pas dans tous les commentaires) du caractère méta mais aussi de cette attention portée à la structure, à l'architecture, aux rêves justement. Et diable ! La réinterprétation continue (un ruban de Mobius si l'on veut éviter le serpent qui se mord la queue, encore que l'ouroboros ne soit pas dépourvu de sens) n'est permise qu'avec les œuvres les plus riches, non ? Pour exemple (encore) (et pardonnez-moi cette fois la pub, mais ce n'est pas moi qui l'ai écrit), ce papier naïf (un peu) mais surtout osé compte tenu de la masse écrite déjà existante et de notre prétention à l'originalité http://www.kinopitheque.net/sueurs-froides-vertigo-un-linceul-de-fleurs/

      Enfin, merci pour ces échanges (il faut que j'ajoute votre site à nos liens, ce que je croyais avoir déjà fait et ce qui sera d'ici deux minutes !).

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    3. On peut en effet voir les choses (de la vie et du cinéma) de façon plus claire grâce à un état fiévreux ; la discrète ironie prêtée à votre 'collection' de points de vue documentés - pour parler comme Vigo - s'applique aussi à l'auteur de ce blog, qui y succomba (volontiers) pour chercher Laura Palmer dans son propre labyrinthe létal (votre avis sur ma lecture ?). Intéressant article 'floral' sur "Sueurs froides", dont on se bornera à rappeler que l'un de ses admirateurs les plus ardents, Scorsese, pour ne pas le nommer, ouvrait son "Temps de l'innocence" sur un somptueux générique orgasmique de fleurs colorées s'ouvrant à des rythmes divers, avant d'enchaîner sur celles tenue par une cantatrice ou en sautoir d'un spectateur. Faut-il cesser d'écrire sur les 'grandes' œuvres parce que d'autres auteurs nous précèdent ? Autant s'arrêter de vivre puisque tant de morts nous tendent leur miroir de fantômes... Vous m'intriguez concernant votre site - des précisions ?

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  2. C'est le bouquet! une épiphanie de l'exil intérieur...
    http://jacquelinewaechter.blogspot.com/2014/08/cest-le-bouquet-une-epiphanie-de-lexil.html

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