La Résidence : La Mauvaise Éducation


Le trop rare Narciso Ibáñez Serrador signa en 1969 – « année érotique »… – un diamant noir du cinéma ibérique, fable éducative ironique autant que drame de l’amour maternel et allégorie politique du règne franquiste.


Avant Suspiria et Saint Ange, mais dans le sillage de Jeunes filles en uniformes et Prison sans barreaux, tous deux réalisés durant les troubles années 30 ou Dortoir des grandes de Decoin, La Résidence s’inscrit dans l’imagerie du « film de pensionnat pour jeunes filles », presque un sous-genre en soi, avec les déclinaisons masculines de Los olvidados (l’influence de Buñuel se ressentira de diverses manières), voire Les Choristes ! Le film, basé sur deux principes spatiaux, la clôture et la verticalité, annonce aussi une autre perle du cinéma espagnol, Les Autres, l’affection véritablement étouffante des mères portraiturées, la brune Lilli Palmer ou la blonde Nicole Kidman, conduisant à l’asphyxie de leur progéniture, dépourvu cependant de sa dimension fantastique endeuillée. Signalons en outre que le divertissement pour adultes des années 70, notamment en France (par exemple, La Petite Pensionnaire de Francis Leroi ou, plus tard, le soft Dortoir des grandes version Unia), investit à son tour ce type d’établissement fantasmatique, propre à susciter la satisfaction salace du spectateur (et du réalisateur ?) masculin, introduit dans le saint des saints de l’intimité féminine – une scène de voyeurisme dans les douches par le seul adolescent du récit mettra d’ailleurs en abyme cette position plus ou moins confortable, face à un spectacle plus ou moins stéréotypé.





Comme leurs camarades du « film de prison pour femmes », les résidentes constituent une petite communauté repliée sur elle-même, coupée du monde par un haut mur et une grille infranchissable. Le début du film, par de brusques changements d’axe, déroute le spectateur, le désoriente, en écho à la distorsion qui ouvrait Le Samouraï, illustrant la confusion mentale du tueur autiste de Melville. Le fiacre pénétrant à l’intérieur du domaine, qui rappelle celui de Séverine et Pierre dans Belle de jour (sans les clochettes), roule désormais dans un royaume enchanté, maléfique, qui contrevient aux repères spatiaux-temporels traditionnels du cinéma et de « la vraie vie ». Pourtant, Serrador ne renonce jamais au réalisme, ne verse à aucun moment dans l’expressionnisme coloré, car sa demeure aux allures d’église, tout droit sortie de la littérature victorienne du dix-neuvième siècle, étrangement située dans le Sud de la France, que l’on associe davantage à l’hédonisme et à la sensualité, existe bel et bien dans sa lourdeur et le labyrinthe des passions de ses couloirs (autre genre en soi, particulièrement dans l’horreur asiatique), dans lesquels errent les jouvencelles à la recherche de ce(lui) qui les obsède, les rend moites (« Il fait humide dehors ; tu sais bien que tu as de l’asthme », reproche la mère trop attentionnée au puceau trop sage), les guide irrésistiblement vers leur perte.





Car elles ne pensent toutes qu’à ça, à chaque heure du jour et de la nuit, placées en ce lieu pour leur redressement, leur sévère remise dans le droit chemin, celui de la morale hypocrite (pléonasme) sociale de ce temps (et de tout temps). Les femmes à la cuisine, aux tâches ménagères, à l’art de patronage, et le monde et l’Espagne vivront en paix ! Comme dans un couvent, l’une d’elles fait la lecture aux autres durant les repas, de textes religieux, évidemment, tel cet épais volume dans lequel Luis, le fils de la maison (interprété par John Moulder-Brown, aperçu chez Visconti), écrase une charnue fourmi noire, métonymie de ses crimes grandeur nature (on se souvient de l’ouverture « animale » du contemporain La Horde sauvage et du bestiaire de Buñuel). La directrice, malicieusement nommée Fourneau, peut bien affirmer que les pensionnaires arrivent ici « déjà pourries », on tendrait plutôt à fustiger leurs censeurs et les bonnes âmes s’en débarrassant grâce à de telles institutions. Il flotte dans La Résidence le même parfum nauséeux, entêtant, que chez Tennessee Williams (débuts au théâtre du cinéaste), dans Viridiana et Tristana, dans les satyres du rigorisme religieux ne désirant rien d’autre que de céder à l’appel de la chair ignoble, au désir nécessairement interdit (doublement dans le genre avec la saveur saphique). Lilli Palmer, dans son corset victorien, quelque part entre le raide mannequin de cire, la gouvernante frigide et la louve SS tendance SM, incarne brillamment, sans tomber dans la caricature, les contradictions insupportables, intenables, qui ne conduisent qu’à la rupture (de l’esprit et de l’ordre revendiqué), du puritanisme et de l’amour maternel, guère loin de l’inceste, du tabou originel.





Dans cette résidence bien plus sadienne qu’issue des contes de fées (quoique), tout tourne autour de la viande, du corps dénié, caché sous les longues robes du vestiaire de Henry James ou Jane Austen… et du général Franco : cachez donc ce sein que je ne saurais voir, en effet, pas même sous la douche, puisque les filles se lavent habillées d’une fine combinaison leur faisant une seconde peau. Ceci nous vaudra un beau moment de révolte et de scandale quand l’une d’entre elles, la petite insolente précédemment fouettée, désirée, consolée par la directrice, la défiera directement en se déshabillant « pour se laver vraiment », éclatant de rire face à sa sidération impuissante. Tout le film baigne ainsi dans un climat d’hystérie sexuelle, de tension sous la ceinture de chasteté, d’inassouvissement vite sanctionné (les meurtres) ou d’orgasmes furtifs, à tour de rôle, avec un étalon porteur de bois – « homme des bois », donc, comme le garde-chasse de Lawrence déniaisant Lady Chatterley – pour la soufflerie au sous-sol, la caméra suivant le parcours de l’eau chaude dans le long tuyau phallique unissant les deux espaces.





La salle à manger solitaire ou silencieuse dans la lecture des évangiles, la cuisine ou l’on découpe une carcasse rouge profond (Robert Fuest, dans son Aphrodite d’après Pierre Louÿs, associera pareillement, avec un plan de coupe, le corps des amants à la nourriture), le dortoir plongé dans des ténèbres soulignant la blancheur virginale des oreillers, la salle de danse au miroir brisé, la serre suffocante, sans doute remplie de plantes carnivores, de mantes religieuses et d’azalées tachées par le sang de la quatrième victime (mais la première à l’écran), le grenier obscur qui abrite les travaux coupables du mauvais fils, lieu démoniaque bientôt visité par Friedkin : Serrador explore avec brio cette architecture mentale, avec une caméra d’une grande précision, d’une grande douceur aussi, en travellings caressants ou en plongées menaçantes. Les vitres jouent encore un rôle important, séparation fragile entre l’extérieur et l’intérieur, écrans d’inquiétude méta pour la projection-apparition de visages masculins ou l’ombre d’une main. Les horloges, dieux sinistres au gosier de métal, pour parler comme Baudelaire, peuvent bien égrener les quatre-vingt-quinze minutes du métrage, désossé de tout superflu, avec une audacieuse ellipse pour la rencontre amoureuse entre Teresa (au prénom de sainte) et Luis, le temps semble se figer, bégayer dans la série des meurtres. Lieu infernal où tout se reproduit de toute éternité, jusqu’à l’effondrement usherien de la bâtisse (la Movida, bientôt là), la résidence possède des clepsydres sans aiguilles et la Mère mortelle, qui combine en elles toutes celles d’Argento, maîtresse des cycles horaires, des apparences qui vont avec, dévore son fils comme le temps nous dévore tous. Le spectateur finit par étouffer dans ce film sans jour véritable, sans soleil, sans chaleur des corps ni des âmes.



Bien sûr, la révolte finit par advenir, en la personne du bras droit et armé (d’un fouet) de la directrice, kapo prête à tout pour lui complaire, lui ravir son pouvoir, mais pas jusqu’à couvrir « les événements étranges » qui se déroulent dans le gynécée, comprendre, toutes ces disparitions de filles dont personne ne s’inquiète, à peine signalées aux autorités. Du reste, qui se soucierait de ces gamines sans foi ni loi, dont les génitrices, à l’image de celle de l’héroïne (belle scène d’humiliation entre filles), chantent dans des cabarets, euphémisme pour ne pas dire qu’elles s’y prostituent ? Bâtardes et filles de bâtardes, portée négligeable de femmes de mauvaise vie, le petit mâle peut bien les sacrifier selon son bon plaisir, les découper à loisir, n’en conserver que les membres adéquats – ici une tête, là une paire de mains – afin de construire la femme idéale (Build Me a Woman chantait Jim Morrison), forcément à l’image de sa propre mère, puisqu’elle seule constitue son idéal féminin, puisque les autres ne lui arrivent pas même à la cheville, puisqu’elle ne cesse de lui seriner qu’aucune ne le vaut, qu’il faut attendre encore, qu’un jour viendra où une nouvelle pensionnaire, aussi forte qu’elle-même à son âge, saura l’aimer aussi bien qu’elle (peut-être).


Ce jour ne viendra jamais, on s’en doute, et Serrador accorde au baiser œdipien l’éternité d’un arrêt sur image (repris dans l’égorgement de la protagoniste une vingtaine de minutes avant la fin), dans des tons mordorés qui renvoient à un âge d’or incestueux avant la promulgation des tabous, dans le crissement de la folie masquée, alimentée par les lèvres sur la peau inaccessible. Le réalisateur démontre aussi sa maîtrise du son à deux autres reprises, de façon tragique dans le meurtre onirique en surimpressions parmi les fleurs, où un piano mélancolique « glisse » en même temps que le cadavre au sol, de façon plus ludique lors d’une tournée du bûcheron, qui besogne sa nymphomane du jour en montage alterné – en miroir de celui de la prière tressée avec le châtiment corporel – avec les petites couturières, les cris et les ahanements emplissant leur esprit jusqu’à l’implosion, l’accident domestique, la goutte de sang de la vierge perlant au bout de son doigt, métaphorisant l’hymen percé ou les menstrues de Carrie au bal du diable…   



La dernière scène ne révèle pas mais confirme : tout en haut de la résidence, à proximité du ciel invisible, l’enfant de la ruche (en clin d’œil à Erice) fait entrer la reine des abeilles dans la nuit de son âme, dans la remise envahie de mouches du grenier, sorte de petit laboratoire personnel où il exerce ses talents discutables de Frankenstein amateur. Voilà où mène l’amour d’une mère, voici où conduit le régime d’un dictateur, semble nous dire Serrador, à l’unisson de Saura et de sa prisonnière dans la maison de fous nationale d’Anna et les Loups : sur un table d’autopsie, dans un charnier, au théâtre de la cruauté expérimentale (Lilli Palmer apparaît aussi dans Ces garçons qui venaient du Brésil, autre noire parabole sur la jeunesse dénaturée). Si le sommeil de la raison engendre des monstres, comme le peignit Goya, la caméra de Serrador, avec sa grande forme classique, la bonne distance de son regard, jamais graveleux ou complaisant dans le sexe ou la violence, les donne à voir, à la lueur d’une lampe bourgeoise, dans le clair-obscur de l’obscurantisme franquiste. Sept ans (de malheur) plus tard, il libérera ses enfants monstrueux (tel celui, enchaîné, de Phenomena) dans le village solaire à la blancheur aveuglante des Révoltés de l’an 2000, massacrant leurs parents et tous les adultes qui font l’erreur de s’y rendre, prenant enfin leur revanche, ne se contentant plus de verrouiller leur père ou mère au grenier, ultime clôture d’une porte contre laquelle s’assoit Luis, sur son visage angélique le sourire de la folie de Norman Bates répondant au cri d’horreur de sa mère emmurée comme chez Poe (le réalisateur-scénariste adapta Ligeia et Bérénice pour la TV). Fin de la comédie noire, fin de la tyrannie, les petites sœurs et les grands frères d’Almodóvar, Guillermo del Toro et consorts, peuvent dès lors s’extraire de la résidence, plus chanceux que la touriste de Abandonnée victime des fantômes du passé, le sien et celui de son pays, l’Espagne, dans le soleil du monde immense, dans le hors-champ du film claustrophobique et lucide de Narciso Ibáñez Serrador.                                               

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