L’Impératrice rouge : Identification d’une femme


Loin des vieilles légendes factices et des mythologies paresseuses, redécouvrons ce biopic éblouissant, charnel et spirituel, intimiste et politique, rapide comme un cheval au galop, intemporel comme un baiser.  


Après un étonnant carton – NRA members : We do our part – et le générique, où le nom du directeur de la photographie, Bert Glennon, apparaît sous celui du scénariste, Manuel Komroff (collaboration d’Eleanor McGeary, non créditée), von Sternberg, de son agile caméra, surplombe la chambre d’une petite fille, princesse en devenir, se rêvant danseuse et non pas reine : Maria Riva, la fille de Marlene Dietrich, qui signera plus tard une biographie paraît-il haineuse de sa mère (comme la fille de Bette Davis), incarne Catherine enfant.


Le jeu de miroirs méta se met en place, par un clin d’œil le film révèle sa nature personnelle et sa forme véritable, justifiant toute sa luxuriance esthétique, sa portée symbolique : un précepteur lit à la gamine les hauts faits d’Ivan le Terrible et de Pierre le Grand, contes de fées pour adultes, à l’image du film, gorgés de sang, de sperme, de femmes martyrisées (dans un avatar de la célèbre vierge de Nuremberg ou sur le bûcher réservé aux sorcières), d’hommes suppliciés sur une roue, décapités en série, suspendus torse nu par les pieds pour servir de battant à l’intérieur d’une cloche (leitmotiv visuel et sonore du métrage, avec les bougies soufflées).




Ces pages arrachées au livre de Satan, montées comme des actualités d’époque, feuilletées à la façon d’un album écarlate – cf. le titre original – conduisent à des jeux innocents de jeunes filles bien nées, balançant la petite princesse devenue grande, le visage de Marlene encore imprécis dans le mouvement, par un audacieux fondu enchaîné, affirmant le caractère ludique de l’œuvre, décelable aussi dans l’humour des dialogues et des situations. Si Garbo parlait, pour citer un slogan d’alors, Marlene, maintes fois, sourira et fera sourire. Le sadisme « à écran ouvert » du réalisateur, faisant frémir les ligues de vertu autant que les frasques sexuelles de l’héroïne, précède d’à peine quelques mois l’instauration du code Hays, L’Impératrice rouge, à la fois chant du cygne de l’expressivité charnelle et matrice de ses métaphores dans le classicisme hollywoodien (Hitchcock ou Wyler, parmi d’autres), représentant un sommet de l’art byzantin, politique et féministe de von Sternberg.  


Sophia Frederica, pas encore Catherine, écoute sidérée le message royal l’élisant épouse. Cet étonnement enfantin, cette surprise incrédule, cette stupéfaction de jeune fille protégée par son milieu face aux décisions du monde, aux mésalliances de la politique et de l’amour, Marlene va souvent les exprimer par ses grands yeux, sa bouche entr’ouverte, son silence éloquent (le film comporte de nombreux intertitres et paie sa dette à l’art muet, pas seulement celui d’Eisenstein). La future impératrice, exilée volontaire en terre étrangère, découvrant les us et coutumes russes et les maîtrisant rapidement (« J’apprends vite » avoue-t-elle à un soupirant), jusqu’à son couronnement suprême, reflète bien sûr l’actrice, au parcours similaire dans ses différences. Von Sternberg s’amuse des parallèles, les souligne à dessein, rédige et transpose avec son stylo de lumière la vie de sa comédienne, Pygmalion enamouré, dans une intimité touchante, une parfaite connaissance du modèle par l’artiste, et inversement (d’où leurs chamailleries tempérées par une sincère admiration réciproque). Greta Garbo, dans La Reine Christine, se dénudait à l’unisson, mais le lyrisme de Mamoulian fait place à l’ironie de von Sternberg, jamais dupe des images et surtout pas de celles qu’il crée lui-même, s’occupant directement d’éclairage et de montage (bien épaulé par la direction artistique et les costumes admirables de Hans Dreier et Travis Banton).


Le film entier baigne dans une atmosphère onirique, empruntant les ombres des Grimm (correspondants de la « vraie » Catherine) pour nimber de ténèbres la villa familiale, le palais tsariste, la forêt qui les encerclent tous deux. Cocteau, qui évoqua dans une formule célèbre la caresse et la cravache suscitées par le nom de l’actrice, vit-il ce film, par ailleurs relecture, déjà, du conte de Madame Leprince de Beaumont, avant de réaliser La Belle et la Bête ? Assurément, puisque Josette Day s’élancera dans une forêt enchantée en miroir de celle où Catherine cherche le médaillon du comte Alexeï, brisé par son talon puis jeté par la fenêtre, avant de succomber aux bras intrépides d’un garde nocturne… La cravache, tendue par l’amoureux masochiste, reviendra entre les mains expérimentées de la cavalière chevauchant bientôt ses amants ; von Sternberg (et Marlene) se délecte – et nous avec – de ce jeu sur la représentation des « perversités », de cet attirail SM de dominatrice impériale, dans sa franchise complice et joviale. Marlene Dietrich, une femme fatale, une Amazone ? Plutôt une actrice, qui excelle dans ces rôles, qui brillera dans d’autres, plus abîmés, moins emportés par l’élan de la jeunesse (on pense à sa superbe composition dans La Soif du mal).    






Ni divine ni déesse, femme de chair et de sang sublimée par la lumière, le cadre, les mouvements caressants d’une caméra lucide et parfois cruelle (éclairage frontal dans la scène de trahison amoureuse, plis du cou renforcés), femme espiègle, drôle et tendre, vivante aussi longtemps que l’art qui la magnifie, l’identifie, la dévisage et la démasque, Marlene respire constamment dans cette œuvre en effet chargée, volontiers et volontairement, jamais étouffée par l’écrin de von Sternberg, lequel l’habille et la déshabille telle une poupée humaine (celle de l’ouverture tout contre le visage de sa fille), une comédienne docile, l’une des actrices les mieux payées de son temps, dont le personnage se défera sans broncher de moult bracelets en aumône aux miséreux (« Il n’y a pas de pauvres en Russie », rugira le grand-duc Pierre, dans une scène d’une grande violence, où sa gifle au moine décide de son sort à venir et donc de son assassinat, crucifié sur une croix orthodoxe).




Le cinéaste filme le souffle et l’âme de son actrice à deux reprises, lors du voyage sous l’escorte des Cosaques (notez le traîneau au flanc revêtu d’une pietà) et durant la cérémonie de mariage. De la buée sur une vitre, la flamme vacillante, disparue puis rejaillie sans cesse, d’un cierge (phallique, of course) : signes miraculeux de la présence humaine de Marlene, de son cœur battant à ses lèvres, littéralement, paraphe d’authenticité existentielle de l’hagiographie scandaleuse (pour les années 30, peut-être encore aujourd’hui, sur un mode plus souterrain) calligraphiée par von Sternberg. Marlene Dietrich incarne certes une icône, de l’Histoire (Catherine mais aussi son engagement auprès des troupes américaines durant la Seconde Guerre mondiale), du cinéma (avec Greta, vraie-fausse rivale pareillement bisexuelle, à la maîtresse d’ailleurs partagée), de la chanson, pour une seconde carrière (avec le même humour élégant, une distance sentimentale dans le trémolo de sa voix rauque et unique, « capable de vous briser le cœur », ainsi que l’affirmait joliment son ami Hemingway), mais survit avant tout et surtout comme une femme belle, sensuelle, intelligente, d’un vrai courage politique, croyante, de surcroît, et âgée au moment du tournage de… trente-trois ans.




Agnelle SM, tentatrice glamour en robe du soir ébène ou garçonne en uniforme immaculé, mannequin dont la grandeur proverbiale renvoie autant au surnom de Catherine II qu’à celui, chaleureux et taquin, que lui donna Gabin (qui finit par la surnommer « la Prussienne » après leur séparation), « parfaite épouse russe » servant la soupe aux invités, saint Sébastien encerclé(e) par les fusils à baïonnette de Pierre, l’enfant pervers, Marlene évolue, sans se perdre et pour se trouver, dans le labyrinthe érotique du marivaudage, à travers les portes lourdes et immenses, dans les salles et les passages dérobés du Kremlin revu et corrigé par le baroque hollywoodien, lui-même retravaillé par l’œil d’orfèvre impitoyable et minutieux de von Sternberg. Le trône de l’autre impératrice à poigne de fer et cœur tendre, Elisabeth Petrovna (excellente Louise Dresser), semble réaliser l’incipit épistolaire de Sade, « L’Aigle, Mademoiselle » ; les convives s’attablent dans des sièges figurant des géants désespérés ou se tiennent devant des statues leur dressant sur la tête des cornes de cocu ; le festin de la noce, filmé en écho à la même scène dans Freaks, avec un travelling avant le long des victuailles, ressemble à une nature morte et à une vanité, avec cette grande coupe tenue par un squelette ; la mort de la vieille impératrice, injuriée par l’idiot hideux – tout devrait rappeler à la cour sa fin prochaine, la fugacité du pouvoir, la collusion de l’Église et de l’armée ensorcelées par le charme de l’étrangère pour vaincre l’imbécile cruel qui multiplie les proclamations létales.










En pleine Dépression, un an après l’accession à la chancellerie par Hitler, von Sternberg portraiture à charge la caste des puissants et prédit leur chute imminente, renversés par une femme succédant  à une autre. Il précède le Lubitsch de Ninotchka sur le terrain des relations internationales, sans son humour égalitariste (un coup pour le communisme, un autre pour le capitalisme). Discrètement et sournoisement rongé par une inquiétude métaphysique, à l’instar de tous les maniéristes, il use et abuse de l’iconographie religieuse pour mieux interroger les fins dernières, le luxe ostentatoire de la réalisation et du décor, de l’espace diégétique, mental et fantasmagorique du film, ne servant en définitive qu’à en démontrer l’inanité, la défaite aussi assurée que les régicides, ici ou ailleurs, l’ensemble – pouvoir, art, amour – rendu au néant de la nuit dans laquelle descend Marlene comme au tombeau, pour livrer passage à l’étalon assermenté. Mais von Sternberg ne se décourage pas et croit dans les puissances du cinéma (ou de la peinture, son inspiration majeure, principalement sacrée) : son héroïne renaît d’entre les mortes, se métamorphose pour régner, s’accomplir et devenir enfin elle-même, dans l’extase, l’orgasme politique de la coda, avec sa chevauchée wagnérienne dans le palais ducal, oriflammes au vent, peuple innombrable dans les rues, « a supporting cast of 1000 players » nous prévenait le générique, bien qu’ils paraissent sortis d’images d’archives rompant l’autarcie artificielle du studio (Laurent Boutonnat, dans Tristana, tressera des plans documentaires de Lénine au destin de sa Blanche-Neige interprétée en russe par Mylène Farmer).  




Au centre de la cosmogonie noire du réalisateur, le soleil blond de l’actrice irradie encore le spectateur quatre-vingts ans plus tard, alors que le film, malgré son discours politique synchrone, ne rencontra pas l’horizon d’attente contemporain de sa sortie, causant son échec public et critique immérité. Impeccablement décoiffée, capable de toiser sa rivale avec un regard d’homme, appréciateur et moqueur, désirant, dédoublée par deux miroirs face au coiffeur qui s’occupe de sa chevelure (geste méta par excellence pour une égérie du star system), subissant un air au violon (double private joke, là encore, puisque morceau composé par le cinéaste en écho à la formation musicale de la comédienne), son visage inaccessible derrière un voile ou la trame d’un dais de lit nuptial – l’actrice joue avec et de cet accessoire, délivrant un regard caméra à son mentor et à nous-mêmes –, dans une abstraction scopique, une invite à réfléchir sur le statut des images séductrices ou fendant la foule des hommes en uniformes à la façon d’un gang bang inversé, dont elle maîtriserait toutes les positions géométriques, n’accordant sa jouissance qu’à elle-même, dans un climax politique et sexuel (les deux s’unissent fort bien en ce domaine, depuis la nuit des temps du pouvoir) en surimpressions démultipliées de chevaux et d’icônes, précédant celui d’Omar Sharif dans Le Docteur Jivago, autre « russerie » imaginaire, moins réflexive et plus tragique, Catherine/Marlene triomphe enfin du despote (repoussant Sam Jaffe, vu plus tard en scientifique dans Le Jour où la Terre s’arrêta de Wise), en future despote éclairée (le film s’arrête avant la lecture des philosophes des Lumières mais une réplique d’Alexeï date le changement libertin : « La fidélité ? Voyons, nous sommes au dix-huitième siècle ! »).










Comme tous les autres tandems du duo avant lui, L’Impératrice rouge, avant-dernier partage, pénultième déclaration, documente les rapports professionnels et sentimentaux entre Marlene Dietrich et Josef von Sternberg, ajoute une pierre à l’édifice érigé en commun, plutôt salle de cinéma démocratique ou église séculière que temple d’adorateur et de vestale et prend avec l’Histoire les libertés imprescriptibles de la fiction, à la recherche d’une vérité des êtres et non des faits. Mais il réussit davantage que cela, car il identifie une femme dans et sous tous ses masques, ses parures, ses mots prononcés d’une voix basse, presque murmurés. Von Sternberg savait parfaitement que le cinéma s’avère un art funéraire et que sa cathédrale faussement russe, mais non exempte de la sauvagerie propre à toutes les tyrannies, y compris, à une moindre échelle, la sienne, en tant que metteur en scène, deviendrait aussitôt, dès la vie prisonnière du film qui la sauvegarde cependant, un mausolée, la course enivrante, addictive, de fantômes et de fantasmes. Pour cette raison, sous le mythe et l’hypnose, derrière la fascination du ballet des corps et des émotions, son cinéma ne cède jamais au décoratif, chaque signe au sein des plans tirant sa richesse de sa double nature, surface et symbole, au surplus polysémique.


Ce qui intéresse le cinéaste, ce qui continue à nous captiver de nos jours ? Le mystère, saisi dans son avènement recommencé, son épiphanie cinématographique, d’une femme parmi d’autres, dans le faisceau du projecteur et en dehors (sa retraite dans un appartement parisien), son énergie, sa bienveillance, sa proximité aussi, voire sa quotidienneté (belle scène du bain de l’enfant dans Blonde Vénus et petits plats mitonnés pour Gabin sous le soleil californien), sa part d’ombre, encore, métaphorisée par les ténèbres qui l’entourent et s’abattront bientôt sur le monde « dans la vraie vie ». Contrairement à ce qu’il prétendait, von Sternberg ne filmait pas des marionnettes, des objets (du bétail, disait ce farceur de Hitchcock, autre sadique détruisant ses poupées vivantes), mais bien des individus de chair et de sang, de souffle et d’âme, de corps et d’esprit. Dans sa virtuosité à capter cette essence, plus impalpable et tenace qu’un parfum, apanage magique du cinéma, art de la présence-absence, de l’incarnation spectrale, réside bien sa véritable, infinie et insoupçonnée grandeur.       
  

Commentaires

  1. Une magnifique évocation d'un film-monde qui ne l'est pas moins, bigarré et impitoyable miroir glacé...

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    1. Merci ! Autre actrice charnelle et iconique à redécouvrir ici même : Bette Davis dans "L'Insoumise"...

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    2. Billet admirable, mémorable à l'image de Marlène l'artiste,
      sa fille se confiera au fil des pages de sa bio de sa souffrance d'avoir été délaissée, une poupée objet dans les mains de sa mère, difficile de vivre dans l'ombre d'une star...
      Leben Ohne Liebe Kannst Du Nicht Marlene Dietrich
      ℗ 1931 EMI Music Germany GmbH & Co KG
      Associated Performer, Piano: Mischa Spoliansky
      Composer: Mischa Spoliansky
      Author: Robert Gilbert
      https://www.youtube.com/watch?v=wnN_lx2595g

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    3. Merci pour l'appréciation et la chanson !
      Les fifilles de Joan Crawford & Bette Davis commirent itou de médiatiques "matricides"...

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