Connected : Mon père, ce héros


Éteignez sans tarder vos portables pour répondre à l’appel de Benny Chan, porteur d’une bonne nouvelle : le cinéma du corps et du cœur se révèle encore plus illimité que tous les forfaits des opérateurs…


Avouons-le d’emblée : on ne s’attardera guère sur Cellular de David R. Ellis, vraie-fausse matrice de Connected, qui valait surtout pour Kim Basinger – dont les critiques et les professionnels finirent enfin par découvrir le talent avec L.A. Confidential et 8 Mile – et le pitch (au théâtre, on parlerait d’argument) de l’astucieux Larry Cohen, qui, avant de signer un diptyque sur le téléphone (deuxième volet : l’anodin Phone Game), conta les sympathiques aventures d’un bébé monstrueux exhaussées par les notes toujours précieuses de Bernard Herrmann. Plus entrevu que vu, ce titre affichait un Chris Evans déjà musclé, paradant torse nu au soleil, mais sans la blondeur (et la transparence) de Captain America, ainsi que des cascades assez routinières, vues mille fois ailleurs, dans des cadrages similaires. Ellis, à qui l’on doit aussi Destination finale, premier volet d’une franchise dispensable et répétitive, pourtant basée sur une bonne idée reprenant le fataliste Rendez-vous à Samarcande, (télé)film qui mourait presque aussi vite que ses personnages, œuvra d’ailleurs longtemps comme cascadeur, notamment sur Scarface (et s’endormit du grand sommeil l’an dernier dans des circonstances mystérieuses).        





Dans un cinéma lui aussi mondialisé, Warner China profite de l’importance du marché de la téléphonie mobile en Asie pour lancer un remake, avec au volant, pour ainsi dire, un spécialiste du cinéma d’action, Chan, donc, qui dirigea son homonyme, prénommé Jackie, dans l’un de ses meilleurs films, New Police Story, où l’acteur-acrobate démontrait ses capacités dramatiques, bien avant le réussi Shinjuku Incident (hautement préférable au Welcome hexagonal). Avec un scénario retravaillé durant deux ans, des acteurs issus de la filmographie de Johnnie To (Louis Koo et Nick Cheung), un comédienne taïwanaise (Barbie Hsu) et un compositeur français (Nicolas Errèra, sur lequel nous reviendrons), Connected reprend assurément les grandes lignes du film original, mais s’en éloigne aussi constamment et plutôt que d’orbite, on pourrait parler de tangente, les deux œuvres partageant des personnages (les flics ripoux), des situations (le kidnapping), des décors (l’aéroport), une structure (les histoires croisées jusqu’à la rencontre du final) identiques, cependant transposés dans un cadre très différent, avec l’ajout d’éléments déterminants, sous le regard d’un cinéaste transformant la commande en réflexion personnelle et méta sur le genre.




Le film se déroule à Hong Kong, et cela change tout. Dans cette ville en hauteur, aux ruelles exiguës, face à l’une des plus belles baies du monde et adossée à des montagnes, tout un cinéma d’action se déploya au tournant des années 90, et les sommets sur lesquels les protagonistes cherchent la caméra les dénonçant, Chow Yun-fat, le tueur mélancolique inoubliable de John Woo, y stationnait déjà en compagnie de Dany Lee, les deux hommes contemplant les buildings à leur pied, la mer immense riche de possibles mais hors d’atteinte. On ne fera pas ici l’historique du cinéma d’action hongkongais, connu des cinéphiles par ses principaux représentants, les Ringo Lam, Tsui Hark et autre Kirk Wong, parmi beaucoup d’autres, pour se borner à en souligner les trois caractéristiques majeures : le réalisme, la lisibilité, la grâce. Ce cinéma-là ne triche pas, créant l’illusion comique au moyen de cascades réellement accomplies, en pleine rue ou sur une autoroute, de combats au corps à corps où les câbles, généralisés depuis plus d’une décennie, permettent aux acteurs de voltiger dans les airs mais ne les mettent pas à l’abri de vraies blessures, d’authentiques chutes, plus ou moins graves (cf. les fins de films du Chan de cette époque, bêtisiers doloristes le montrant souvent sur une civière ou secouru par des assistants). Contrairement à son homologue américain, fortement syndicalisé, faisant un usage gourmand et abusif du numérique, qui dévitalise ses productions et les réduit à des copies animées du jeu vidéo, le cinéma d’action made in HK conjugue le spectaculaire au réalisme du cinéma, la folie des actions au poids concret, indubitable, des choses et des êtres (immeubles détruits, voitures fracassées, acteurs risquant leur vie).







Ce souci constant, ontologique, pour parler comme Bazin, du monde réel, les réalisateurs chinois le combinent à une renversante maîtrise de l’espace, du déplacement des objets et des corps à l’intérieur de celui-ci, pièces fragiles, vivantes, sur un échiquier grandeur nature. L’action ne perd jamais sa parfaite lisibilité, chaque coup portant sur sa cible, chaque explosion retentissant avec précision, chaque voiture s’écrasant sur le macadam dans la netteté du point. Même Hark, enclin à succomber volontiers à l’hystérie du montage et qui usa du numérique pour son Détective Dee : Le Mystère de la flamme fantôme, ne perd jamais de vue ce qui se passe sur le plateau, décor naturel ou de studio, afin de le capturer de la façon la plus claire par sa caméra, pour que l’action conserve sa pleine limpidité aux yeux du spectateur, emporté par le flot des images, des cascades ou des combats. Cette extrême précision des corps dans l’espace – celui, originel et matériel, du décor, celui plus abstrait du film, du cinéma créant sa propre réalité spatiale – vient sans doute de la calligraphie, art national minutieux entre tous, qui requiert une attention soutenue, une grande concentration associée à l’élan vital, instinctif, de la main qui trace et confère à un simple dessin, d’idéogramme ou de paysage, une ampleur cosmique, voire mystique.



De là viennent aussi, sans doute, la grâce infinie de ce cinéma, totalement étrangère aux productions américaines, même les meilleures – comparez avec la sécheresse des poursuites en automobile chez Friedkin, pas seulement dans French Connection mais aussi dans Police fédérale Los Angeles et Jade –, cette beauté du trait, de la trajectoire dans l’espace, qu’il s’agisse d’un camion sur le point de s’écraser au sol ou d’hommes jaillis dans le ciel urbain pour quelques secondes en apesanteur. La souveraineté des plans provoque vite une ivresse du regard, une griserie de l’œil, qui rattache bien sûr le genre à la comédie musicale, hollywoodienne ou fabriquée à Bollywood, autre imagerie du corps gracieux, délesté de sa lourdeur (et donc de sa mortalité, bien que Fosse fit danser son alter ego avec l’ange de la mort dans Que le spectacle commence). Nul hasard si Woo filma ses fusillades comme des ballets, et l’inverse (revoyez le poignant Princesse Chang Ping, adapté d’un opéra traditionnel). L’héritage culturel chinois joue encore ici, et l’on rappellera que Jackie Chan se forma auprès des artistes très rigoureux de la China Drama Academy. Face aux cascadeurs massifs du cinéma US, les acrobates hongkongais déploient sans effort (apparent) une légèreté délicieusement insoutenable. 



Connected comporte toutes ces qualités, illustrées par trois morceaux de bravoure : la poursuite en voiture à contre-sens, la chute d’un véhicule depuis une falaise et l’affrontement final dans l’entrepôt de l’aéroport. La première, d’une durée de cinq minutes paraissant beaucoup plus longue (grâce à l’habileté de Nicky Li, coordonnateur des cascades, autant qu’au montage expert et primé de Yau Chi-Wai), nécessita un mois de tournage et l’ampleur de la mise en place n’autorisait pas de deuxième prise. La deuxième, exécutée comme les autres par Louis Koo, paie sa dette aux têtes des présidents escaladées par Cary Grant chez Hitchcock. Le troisième fait penser à un autre mémorable combat sur plusieurs étages – ici, un échafaudage muni de plates-formes, là des échelles, supports des adversaires devenant leurs armes – dans Il était une fois en Chine. Ces trois séquences rappellent la suprématie du cinéma d’action chinois d’alors (d'aujourd'hui ?) et particulièrement le final dantesque dans l’hôpital-maternité dÀ toute épreuve, qui servit de passeport hollywoodien à son réalisateur. On leur chercherait en vain un écho dans le cinéma d’action occidental, alourdi par le manque d’audace, d’imagination, de vrai danger, empêtré surtout dans des schémas narratifs et visuels d’un autre âge ou d’un autre média (la plupart des cascades transite d’un format à l’autre, ce que l’on voit au cinéma se retrouve à une moindre échelle à la TV, avec parfois davantage de réussite, et la porosité des écrans facilita sans doute, au-delà du talent de son auteur, la distribution du Duel de Spielberg dans les salles).



Mais le film séduit aussi par son questionnement réflexif sur l’étoffe des héros. Le protagoniste, au prénom occidentalisé en palindrome – Bob – ne cesse de rater ses rendez-vous avec son fils, celui fixé à l’aéroport pouvant bien s’avérer le dernier, puisque le gamin, chaperonné par sa tante, rejoint sa mère partie en Australie. Son père, anonyme huissier auprès de gens peu recommandables (appartenant aux triades ?), n’hésitant pas à faire preuve de violence envers leurs débiteurs (surtout des femmes avec des enfants), embourbé dans ses mensonges, ses excuses de dernière minute, va se retrouver plongé corps et biens dans une fiction qui le dépasse, non plus seulement à l’épreuve du réel mais également du cinéma. Il lui faudra quitter sa position, même inconfortable, d’observateur, pour prendre parti, se mettre en danger, se dérouter, risquer sa peau à chaque minute, à chaque kilomètre parcouru. Dans le sillage du publicitaire de La Mort aux trousses, notre homme sans qualités va se transformer en héros, au prix du saccage de son image publique – il devient l’ennemi numéro un dans la petite lucarne, dont les caméras redoublent le film de Chan, l’accompagnent en temps réel, en quelque sorte, à l’école ou dans le magasin de téléphonie, tant l’enfer, on le sait, se pave de bonnes intentions – et de sa mort imminente, qui mettrait un terme à toutes les fictions. Comme Cameron Diaz dans Night and Day, Louis Koo devient le protagoniste de son propre film, spectateur accédant au statut d’acteur, de réalisateur, aussi, comme lorsqu’il règle, avec plus ou moins de succès, la chorégraphie de ses adversaires dans le hall de l’aéroport.


On se souvient que dans Mission impossible, Tom Cruise se voyait pareillement projeté au cœur des images, doublement factices du fait de leur inscription dans le genre de l’espionnage. Dans ce drame œdipien, un thème récurrent chez De Palma, il parvenait à démasquer, au propre et au figuré, son père truqué, à dévoiler l’envers des images de sa mort, simple mise en scène, comme tout le reste (dans Connected, une exécution de dealers par les flics d’Interpol fait figure d’image volée, d’une inversion des valeurs flirtant avec le snuff et l’irreprésentable, image manquante de tous les génocides). Le film croisait brillamment réflexion sur les images, vitesse technologique, conflit familial et ironie constante (la fin emprisonnait l’agent dans la répétition du programme, comme les personnages ne pouvant s’échapper de la série originale). Au terme de son odyssée intérieure sur la route, tous les miroirs traversés, Bob décroche le gros lot – le plaisir du film procède aussi de son caractère ludique, envisagé comme tel par le méchant aux cheveux gris, l’étonnant Liu Ye, remarqué dans City of Life and Death et signalé par la profession de l’otage, conceptrice de robots-jouets –, reprenant symboliquement son souffle (et nous avec) sur le parking de l’aéroport : il y retrouve son fils admiratif, convaincu de la véracité de ses dires par les images du journal télévisé (notez l’ironie) et, peut-être, une nouvelle compagne dans la bien nommée Grace, veuve séquestrée qui lui doit une vie qu’elle défendit chèrement de son coté, à force d’astuces (éprouvante scène du clou dans la bouche du nervi) et de persévérance. Leur rencontre nous vaut un beau moment, ouvertement mélodramatique, à l’image des larmes versées par le héros regardant son fils lui-même en train de pleurer. Nous aimons aussi beaucoup le cinéma de Hong Kong pour sa dimension sentimentale, pour ces pleurs qui fusent aussi vite, aussi franchement que les balles, avec la même intensité.


Jouant entre les couples (n’oublions pas le personnage du flic rétrogradé et cuisinier, interprété par Cheung, lui-même ancien policier), les espaces clos (la maison abandonnée) ou bien ouverts (la route), entre les distances abolies par le téléphone portable, fil narratif anxiogène lorsqu’il suscite le hors-champ de la violence ou vocal avec le distinguo cantonais/mandarin, quasi indiscernable pour une oreille européenne, entre les rôles dominant/dominé, gendarme/voleur, entre les statuts de père/mère au quotidien et de héros/héroïne de cinéma d’action, le film de Chan se lit donc en fable sur l’héroïsme imprévu, sur les représentations de l’action, nationale ou internationale, sur ce qui relie vraiment les êtres entre eux, au-delà d’une technologie surinvestie et asservissante. L’épilogue dit et montre la philosophie de l’œuvre avec humour et sincérité : Grace appelle Bob, le regarde tandis qu’elle le remercie, à peine à quelques mètres de lui, puis délaisse son portable, se rapproche et l’étreint. S’il refuse un autre appel de secours, l’homme du jour – et le film entier se déroule sur une seule journée, associant la règle des trois unités de la tragédie classique au dilemme du héros cornélien, pris entre les feux d’une alternative intenable – décrochera avec plaisir pour une offre de repas à deux…



Dans le making of, Chan parle justement de compassion, celle qui guide des inconnus l’un vers l’autre, celle qui unit par-delà la mort ou la perte (chaque membre du trio héroïque porte une alliance), réunit non plus dans la communication vide et surfaite mais dans l’échange vital, littéralement, dans leurs existences en parallèle ne tenant qu’à un (coup de) fil. Koo, avec une pointe de nationalisme, ajoute « Ici aussi, on sait faire », mais le film, qui respire bien dans son ouverture à la ville, aux montagnes, au ton mordoré de sa fiction – belle idée de résistance photosensible dans le projet de robot de la mère, découvert à l’occasion d’une photo de sa fille, qui donne au film son apparence très douce –, ne rechigne pas à s’ouvrir à d’autres horizons, tel celui, musical, de l’attachant et français Nicolas Errèra – un homme qui s’endormait enfant sur du John Barry ne peut que s’attirer notre sympathie – livrant une partition « organique » (dixit le musicien), percussive et lyrique, « totalisante », en écho à l’âge d’or de Hollywood, classique dans l’écriture, électronique dans la texture (le compositeur vient d'ailleurs de recevoir le prix de la meilleure musique de film, au Changchun China Film Festival, pour The White Storm, gros succès public, toujours de Chan). Bien plus qu’un remake inversé – le cinéma américain, copieur par nature, puisa récemment à l’horreur japonaise –, Connected se pose en réponse à une certaine iconographie virtuelle, standardisée, anémiée, désincarnée. Modestement, en artisan, en s’attachant d’abord aux visages et aux corps de ses acteurs, bien plus qu’à leur téléphone et autres gadgets vecteurs d’isolement, Benny Chan nous invite à raccrocher le combiné pour nous raccrocher à nous-mêmes, êtres de chair et de sang bien plus que clients d’opérateurs, à devenir les héros de nos propres fictions quotidiennes, à ne plus (se) mentir à ceux que l’on aime, et s’acquitte d’une mission triplement remplie : satisfaire les commanditaires avec un excellent divertissement, couper le souffle au spectateur, embarqué dans la course folle de son reflet, l’émouvoir, enfin, avec une morale du regard et des relations sociales qui confère au film sa valeur adulte. 

PS : l’auteur de ces lignes ne possède ni voiture ni cellulaire…                         
                   

Commentaires

  1. Rien a redire tu as tout dit. belle article sur ce produit Chinois bien meilleur que l'original.

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    1. Merci pour cet avis élogieux, surtout d'un spécialiste du cinéma d'Asie comme toi !

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