Après la pluie : The Blade
Derrière ce titre, aux allures d’un morceau de Satie, se cache une
émouvante fable morale sur la bienveillance, le déshonneur et la liberté,
écrite par Kurosawa, filmée par Takashi Koizumi, son assistant et ami de trente
ans.
Le film, dédié à sa mémoire, s’ouvre
d’ailleurs sur trois photographies en noir et blanc du réalisateur au travail.
Élie Chouraqui, coproducteur inattendu, en raison du manque de financement
international, nous apprend que la mort seule (et l’attente de l’actrice
principale) l’empêcha de mettre en scène ce testament, qui s’abreuve à
l’ensemble de sa filmographie, ainsi que le récit à l’eau du ciel ou de la
terre, avec la présence concrète et symbolique d’un fleuve rappelant celui de
Renoir. De ses premiers plans jusqu’au dernier, l’œuvre respire remarquablement, inscrite dans l’animisme de la culture
asiatique, le shintoïsme « naturel » irriguant, entre autres, aussi
bien La
Harpe de Birmanie (notons que Koizumi travailla pour Ichikawa) que les
dessins animés de Miyazaki (surtout Princesse Mononoké), mais encore en
résonance avec certains paysages de Tarkovski (Le Miroir) ou Lynch (Twin
Peaks: Fire Walk with Me), autres peintres sensuels, mystiques, du
cosmos et de l’intériorité réunis. Impétueuse ou domestiquée, par exemple en
jardin seigneurial, la nature demeure un point central de l’imaginaire nippon,
au-delà de son incarnation cinématographique, à l’instar de l’auberge sous la
pluie du générique, lieu fondamental, à la croisée des chemins et des destins,
admirablement rendu par la caméra d’un King Hu (L’Hirondelle d’or), pour
ne citer que lui.
Si l’auberge se substitue au portique
orageux de Rashōmon, elle accueille pareillement les « pauvres
gens » des Bas-fonds. Les Sept Samouraïs font place à un
unique rōnin, qui partage avec L’Idiot
le même fardeau de sa bonté, délesté toutefois de sa tragique candeur
christique (Żuławski relut à sa façon l’itinéraire du prince Mychkine dans L’Amour
braque), bientôt convié par le seigneur du fief, échappé de Ran,
dans son Château de l’araignée. Son attente se déroule dans un
environnement qui apparaît comme le revers pacifié, serein, de la steppe
sauvage de Dersou Ouzala, et le rapport maître-élève, crucial chez le
cinéaste autant que dans la psyché japonaise, semble un codicille au
testamentaire, déjà, Madadayo. Toutes ces auto-références,
le scénario de Kurosawa les tisse à son adaptation d’une nouvelle de Yamamoto,
auparavant porté à l’écran dans Sanjuro et Dodes’kaden, les épure pour
n’en garder que le trait agile et délicat qui caractérise les calligraphies des
artistes « de la maturité », ou le legs des grands imagiers parvenus
au crépuscule de leur vie et de leur métier (disons Leone ou Peckinpah).
En miroir des clients désargentés de
l’auberge, unis par leur solidarité de va-nu-pieds, rassemblés pour quelques
heures, par l’orage, au même endroit, avec des cœurs battant à l’unisson (et
des ventres se régalant d’un festin inopiné, ou des esprits s’égayant de
chansons grivoises), toute l’équipe du film se compose de fidèles du sensei disparu, travaillant de concert à
la réalisation de l’un de ses ultimes projets. Le compositeur Masaru Satō l’accompagna
durant une décennie, de Vivre dans la peur à Barberousse ; à la photographie, Shoji Ueda (cité à l’Oscar
pour Ran)
et Takao Saitō (neuf films avec Kurosawa, qui se retire en même temps que lui
avec Madadayo,
ici « consultant ») ; aux décors, Yoshiro Muraki (les architectures
occidentales et déshumanisées du « réaliste » Les salauds dorment en paix) ;
aux costumes, la propre fille du cinéaste, Kazuko, et à la production, son
frère, Hisao ; on trouve même, joliment baptisée « gardienne de la
flamme », la scripte Teruyo Nogami, officiant depuis Rashōmon ; au
montage, Hideto Aga, assistant monteur sur Rêves… Complétons l’inventaire avec
les acteurs Akira Terao, le rōnin (Ran,
Rêves
et Madadayo),
Shirō Mifune, le daimyo (fils de
Toshirō, inoubliable Chien enragé), Tatsuda Nakadai, le
grand maître d’arts martiaux dans les souvenirs en noir et blanc (Kagemusha,
l’Ombre du guerrier), les actrices Yoshiko Miyazaki, l’épouse du
samouraï errant (Ran) et Mieko Harada (Ran et Rêves), la concubine du
seigneur, ou bien encore l’incontournable Catherine Cadou aux sous-titres
français.
Film de famille, au double sens de
l’expression, donc, œuvre collective, comme tous les longs métrages de cinéma,
y compris (et surtout ?) ceux des grands cinéastes singuliers réputés à
raison démiurgiques – deux noms au hasard, Welles et Kubrick – mais les
premiers à reconnaître l’apport capital de leurs collaborateurs, artistes à
part entière responsables du film autant qu’eux-mêmes (Psychose sans Bernard
Herrmann, Barry Lyndon sans John Alcott ? – n’y pensons pas…),
guidés bien sûr par la vision du réalisateur et la nature organique du film,
tant une œuvre se révèle à ses auteurs (et spectateurs) autant qu’elle les
révèle à eux-mêmes. Cette dialectique complexe, à plusieurs niveaux et
intervenants, outre qu’elle permet de dépasser ou de redéfinir la problématique
manichéenne de l’auteur, cependant entrée dans les mœurs critiques et celles du
« grand public », constitue l’un des enjeux scénaristiques, puisque
le récit parle aussi de servitude et de liberté, d’attachement et d’horizon, de
soumission (un peu sur le modèle européen du « despote éclairé ») et
de fuite. Transposé sur le mode martial ou politique, le rapport maître-élève
ou seigneur-vassal (même avec le statut de maître d’armes) reflète celui qui
lie Kurosawa à Koizumi, dans la gageure de réaliser un film personnel au
travers et par-delà l’hommage, avec ce que le terme comporte de funèbre. La situation diffère donc radicalement de celle d’un Bille August filmant un scénario autobiographique de Bergman, avec Les
Meilleures Intentions, qui ne
suffisent pas toujours, on le sait depuis Gide (mais Pelle le conquérant, son
beau mélodrame mâtiné de réalisme scandinave, retrouvait Dickens revu par Lean)...
Koizumi s’affranchit en douceur de
l’ombre écrasante de son mentor, imitant le judoka qui utilise la force de
l’adversaire pour en triompher, sans faire étalage de la sienne propre (Ihei se
refuse longtemps à combattre, à user de son sabre magnifique, plus précieux que
ceux de Soleil rouge ou À armes égales), il ne cède que sous
la contrainte du nombre et de l’embuscade des adversaires rapaces, pour un
affrontement éclair ponctué d’un geyser rouge très graphique, présage du Zatōichi
de Kitano, et déclare que « les armes ne servent qu’à supprimer
l’imbécillité dans nos cœurs ». Il se libère du fantôme sacré comme le rōnin échappe à la domination douce du
seigneur, dans les domaines de la violence et de l’amour, de leur
représentation, qui diffère grandement d’avec celles de Kurosawa. Pas de
barbarie sèche ni opératique, pas de chevauchées au bruissement des oriflammes
multicolores (ici, seuls les arbres chuchotent) ou de bagarres et de coups de
feu dans la moiteur urbaine ; pas non plus d’élans du cœur soulignés par
des morceaux volontiers sentimentaux – on pense surtout à L’Idiot –, ainsi que le
remarque (et l’apprécie malgré tout) Michel Chion dans son ouvrage de référence
sur la musique au cinéma. Jamais Koizumi ne singe, jamais il ne cherche à
copier, à recycler, à des années-lumière du maniérisme fétichiste transalpin
des années 70 (initié par Leone, qui paya, comme chacun sait, son tribut à
Kurosawa avec ses premiers westerns) et de la vaine geste post-moderne (Kill
Bill, pour rester dans le genre). Il s’éloigne autant du chambara traditionnel ou des excès
chorégraphiques, homoérotiques, hyperactifs, de sa traduction hongkongaise
(Chang Cheh et John Woo, autre duo maître-élève, ou Tsui Hark) que du mélodrame
cher à Kurosawa, pour délivrer une histoire d’amour qui tire sa puissance de sa
discrétion, de sa retenue dans les actes et l’accompagnement (belle musique de Satō,
mais très éloignée du lyrisme crève-cœur d’un Joe Hisaishi).
Conjurant le spectre familier,
castrateur, par l’invocation d’autres figures tutélaires, le réalisateur, qui œuvra
aussi en tant que chef opérateur, dessine ou esquisse de beaux personnages
féminins, dans le sillage des fausses victimes de Mizoguchi. L’épouse et la
concubine font preuve de clairvoyance, de force tranquille, celle d’un rocher
ou d’une cascade dans la verdure, n’hésitant pas à dessiller les yeux de leurs
compagnons, à traiter les émissaires du seigneur de « pantins »
(insulte reprise par Shigeaki lui-même) face à la grandeur de l’époux qui
sacrifie son honneur dans des duels primés, pour faire retrouver le sourire et
la joie de vivre à des mendiants et des putains. Lors d’un moment bouleversant,
Tayo raconte à Ihei le départ de la petite troupe, la sagesse du vieux
sermonneur qui parvient encore à goûter la vie, et affirme « Mon cœur
était sur le point d’exploser », comme celui du spectateur… La grandeur du
film, la qualité du cinéaste, et non plus seulement d’un scénariste
prestigieux, résident dans de tels instants, rares et précieux comme le repas
de fête accordé aux « gens de peu » et à la femme au « métier
indigne ». Le film assume ainsi le défi fordien de portraiturer le Bien
(le Mal compte aussi ses grands peintres, parmi lesquels Friedkin et ses
« samouraïs pédés » de Police fédérale Los Angeles), prend
corps, vit, sous une autre forme et dans un autre régime que ceux des mots d’un
cinéaste mort livrant sa philosophie de l’existence : adieu au père de
cinéma, à son ombre formatrice et guerrière (le film comme bataille, la
réalisation comme stratégie militaire) et naissance d’un cinéfils pratiquant de surcroît le documentaire, par un acte récompensé,
notamment, au Japon, au Brésil et en Italie.
L’humanisme de l’histoire, exempt de
tout angélisme et plus encore d’une quelconque mièvrerie, provient du scénario
de Kurosawa, il éclaire chacun de ses films, qui traversent aussi des
endroits plus obscurs, riches en parts d’ombre les engloutissant parfois
(le final désespéré de Ran, la dominante désespérante des
films « contemporains »), mais l’élégance et la précision du regard,
sa sérénité généreuse (comme la prostituée offrant à l’épouse de la cendre de
tabac pour ses sandales, car seuls les démunis offrent vraiment), la fluidité
de ce théâtre de chambre en plein air – par opposition au souffle shakespearien
des épopées du défunt, ou à la tension dostoïevskienne de ses études
psychologiques – n’appartiennent qu’à Koizumi. On ne parle plus
d’affrontement, de cérémonie, de nécrologie, mais d’héritage, de transmission,
de création originale à partir d’un matériau d’outre-tombe. Le rōnin, solitaire dans la forêt qui sert
d’écrin à ses exercices physiques et moraux (il s’y décharge, par l’effort
ritualisé, de tous ses regrets), ne la traverse pas comme Dante en route vers
l’Enfer, bien qu’il doute à son tour de sa propre valeur, éprouve la souffrance
de donner si peu à sa compagne, hors cette vie d’errance et des jeux de sabre
pour l’argent. Il le dit au début, aux hôtes de l’auberge : « Toutes
les pluies ont une fin », et le film lui donnera raison, et un rayon de
soleil viendra même illuminer le décor de l’auberge, désert mais chaud encore
de la présence humaine.
Sous sa modestie, sous son
dépouillement (« La nudité est le propre de l’Homme, il vient au monde
tout nu » énonce le vieux sermonneur – qui vole son riz à la pauvre « femme
galante » ! – devant la course sans vêtements de gamins hilares), Après
la pluie affiche sans ostentation sa foi dans la vie, dans le cinéma,
dans l’humanité. Le sort du rōnin,
ainsi qu’il le confie au seigneur, peut s’avérer en effet dur et pénible, mais
tout autant drôle et joyeux, à l’image de la vie de chacun d’entre nous, dans
un universalisme existentiel qui transcende les frontières et les cultures, qui
autorise à se mirer fraternellement dans le beau visage souriant d’Akira Terao.
On décèle dans le conte philosophique des accents sartriens (l’existentialisme
comme humanisme) mais aussi camusiens (toujours relever le rocher, dans la
sensualité du monde), et Koizumi accorde in
fine la liberté à son couple, hors d’atteinte du cheval déchaîné du
seigneur bienveillant, qui cherche à le rattraper pour s’accorder les faveurs
du rōnin, après une superbe
déclaration d’amour en voix off.
Le voyage se poursuit, dit-il en nous
quittant, morale de la fable qui réalise l’aphorisme accroché sur une banderole
dans le dojo d’autrefois : « La vérité et son objet ne font
qu’un. » L’odyssée intérieure, la seule qui vaille vraiment, s’enrichit
d’une mutuelle reconnaissance par les amants (ceux de Hark un peu
vieillis ?), de l’acceptation de la bonté, des dangers de la bienveillance,
pour un pari sur l’avenir au large de l’archipel, sur la beauté de la prochaine
étape. Face à l’horizon immense, Ihei Misawa ressent toute « la force
bouillonnante » de l’univers et du champ illimité des possibles. Tandis
que le poignant Hana-bi s’achevait par un double suicide au bord de la mer, assimilée
à la mort, hors-champ mais sous les yeux d’une adolescente, Koizumi abandonne
ses deux protagonistes bien vivants au seuil de leur nouveau départ, fortifiés
par leur amour, purifiés après l’étape de l’immobilité du fleuve – pas de happy end hollywoodien consolateur, mais
une coda ouverte sur demain et ailleurs, bouclant la boucle sous le signe de
l’eau, qui fait obstacle et pourtant incite au mouvement, à la traversée, des
apparences et d’une vie.
Traité des cinq roues : Gorin-no-sho
RépondreSupprimer"Garde signifie immobilité.
En toutes choses, garde signifie immobilité.
Dans le langage courant, lorsqu'il est question de garder un château ou de garder une place, le mot « garder signifie que l'on demeure fortement immobile malgré les attaques de l'ennemi.
Tandis que dans la Voie de la tactique, de la victoire ou de la perte,
tout revient à essayer de prendre l'initiative, l'initiative à chaque pas.
L'esprit de garde est un esprit d'attente de l'initiative de l'adversaire."
Si la dextérité au maniement du sabre est une idée prévalante, quid du Yang sur le Ying ?
Et Melville immortalisa Delon en le faisant tourner en rond...
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