La Poursuite impitoyable : Le Début de The Thing de John Carpenter
Tout le monde se souvient du plan-séquence qui ouvrait La Nuit des masques, plaçant le spectateur sous le déguisement inconfortable d’un enfant meurtrier. Avec The Thing, Carpenter fit aussi bien, mais
différemment, pour une étrange chasse dans les neiges de vingt-six plans en trois minutes et trente secondes, annonciatrice de la fin du monde et de l’espèce humaine…
En l’absence du logo de la Universal,
après les noms et les fonctions du générique de début, que Carpenter voulait
placer autre part, ainsi qu’il l’affirme à Kurt Russell dans leur commentaire
audio, le film débute par les étoiles innombrables de la voie lactée sans
limites, celle où John Merrick contemplait deux ans plus tôt le cher visage de sa
mère consolatrice dans Elephant Man, autre fable sur
l’humanité, la monstruosité fluctuantes et réversibles, celle, plus habituelle,
qui servait de matrice au cinéma de science-fiction américain des années 50,
affolé par tous les Rouges, d’ici ou d’ailleurs,
par exemple Invaders from Mars, son remake par Hooper – qui travailla
d’ailleurs sur une mouture du scénario de The Thing – en 1984 et le jeu de
massacre ironique de Burton dans Mars Attacks! reprenant à
l’identique l’image iconique de la soucoupe dans l’espace, sur les ondes
référentielles de Danny Elfman. Un vaisseau, tournoyant comme une toupie,
éclairé comme un carrousel, fonce vers la planète bleue, puis s’enflamme au
contact de l’invisible bouclier atmosphérique. Le titre semble surgir de ce
feu, précédé de la forme possessive « John Carpenter’s », preuve de
l’autorité d’alors du cinéaste, affichant clairement son statut d’auteur (sans
se prendre pour tel), mais encore hommage graphique et signe d’émancipation par
rapport à l’original de Christian Nyby (et Howard Hawks, selon la légende dorée
cinéphile, réalisateur idolâtré par « Big John »), dont il reprend
l’effet pyrotechnique en supprimant trois mots d’importance : From Another
World.
Le vrai-faux remake de Carpenter se
démarque ainsi très vite, au bout de seulement deux plans, de son modèle, qui
présentait son propre générique sur un décor enneigé, entrevu durant la scène
d’exposition introduite par une porte au panneau localisateur (Anchorage,
Alaska), qu’un personnage haut gradé invitait sans cesse ses hôtes à garder
fermée, running gag d’une introduction pouvant aussi bien se dérouler dans un
quelconque saloon – les hommes jouent aux cartes et parlent de femmes – de
western, celui de Rio Bravo, au hasard, également récit d’un siège. En une métaphore
subtile, Carpenter et son chef opérateur Dean Cundey jouent de la bichromie du
noir et du bleu pour faire advenir les lettres blanches, déchirant la surface
de l’écran pour apparaître, vampirisant les dimensions cosmiques de l’espace, intimes
de l’imaginaire, pour s’y épanouir, trouver un corps d’imprimerie bien avant que la Chose sans nom et sans visage
s’accapare une enveloppe animale ou humaine (Carpenter n’invente pas la valeur paranoïaque
du genre, il s’inscrit bien dans le sillage d’un Siegel avec L’Invasion
des profanateurs de sépultures, mais nanti d’un questionnement
métaphysique et non plus politique, même par mégarde).
Le préambule extraterrestre, conçu de
façon artisanale (une maquette avec du cuivre, un aquarium, un sac poubelle et
une allumette !) par Peter Kuran et Susan K. Turner, avant l’hégémonie du
numérique, se conclut sur un dernier carton faisant atterrir la fiction quelque
part en Antarctique, à l’hiver 1982, l’année du film et du spectateur
contemporain, trois décennies après la première expédition en noir et blanc sur
les traces infidèles de la novella de Joseph W. Campbell (son beau titre
français, Le ciel est mort, pourrait servir d’exergue au Carpenter,
puisque la mort descend littéralement des nues et que The Thing constitue le
premier volet de sa « trilogie apocalyptique » avant Prince
des ténèbres et L’Antre de la folie, autant qu’un
diptyque inversé avec le très sentimental Starman, dont les hélicos
gouvernementaux traqueront Jeff Bridges).
Une forme surgit dans le ciel vide,
au-dessus d’une chaîne de montagnes à demi ensevelie sous la neige. Un bref
panoramique droite-gauche un peu tremblé, en caméra portée, épouse cette
crevasse face au mur gris naturel, qui nous situe d’emblée dans une fosse et annonce
celle creusée par le vaisseau dans sa chute autant que le linceul futur des
hommes de la station, victimes d’éliminatoires macabres dans une relecture des Dix petits
Nègres d’Agatha Christie au pôle Sud. L’hélicoptère norvégien – on peut
lire NORGE sur son flanc – porte des patins en caoutchouc et se fond dans les
tons sombres de la roche, renforçant le contraste visuel avec la neige. En trois
plans d’une progression élémentaire, irrésistible dans sa simplicité, son
évidence, le réalisateur nous transporte à bord, ou plutôt juste derrière un
homme en combinaison polaire fixant les sommets immaculés.
Le CinemaScope donne
à la scène ses dimensions, sa largeur horizontale, mais son ampleur, sa
respiration, ne reviennent qu’à Carpenter, aux cadres composés par son œil (et
filmés par une seconde équipe), jamais étouffés par un « effet story-board » (comme dans Hitcher, par exemple),
capturant la fragile forme en mouvement, suspendue dans les airs, étrangère au
décor, mais aussi et surtout le vide à perte de vue tout autour d’elle, ces
immenses étendues de neige pas encore fondues ou sur le point de l’être (cf.
l’écologique The Last Winter, qui se démarquait lui-même assez bien de son
écrasant modèle). Cette blancheur sans limites et sans âme qui vive, à
l’exception de notre Icare incongru, rappellent la lecture de Poe, Verne et
Lovecraft, précisément celui des Montagnes hallucinées, titre qui va
comme un gant à ce prologue et fait de The Thing un autre grand film
lovecraftien, aux côtés du Frayeurs de Fulci et de L’Antre
de la folie. Ici, tout peut arriver, ici, l’Homme ne contrôle pas
grand-chose, et l’œuvre va s’attacher à dépeindre sa déréliction, après l’échec
de la solidarité de l’espèce trompée par les travestissements de l’étranger
polymorphe.
Après un plan d’ensemble qui met
l’engin au centre du paysage, dans son isolement, sa petitesse, cerné par la
blancheur létale et son abstraction japonaise, en écho à la tradition graphique
asiatique jouant du vide et du plein, du mouvement et du silence, des dualités
fécondes et atmosphériques – on sait que Carpenter célébra tout un pan du
cinéma d’action chinois avec Les Aventures de Jack Burton dans les
griffes du Mandarin –, un plan rapproché emprisonne l’hélicoptère sous
les nuages, sans issue de ce côté-là non plus, puis vient le premier gros plan
du film : l’homme, un casque sur les oreilles, outil de communication et
symbole d’autisme, tient une paire de jumelles orientée vers le bas. Pour
l’anecdote, signalons qu’il s’agit de Larry J. Franco, producteur associé,
acteur crédité, et, accessoirement, à l’époque beau-frère de Russell ! Ce
qu’il regarde avec une telle détermination ? Un chien courant dans la
neige, l’un de ces malamutes usités dans ces contrées inhospitalières. Pour mémoire, en 1951,
les chiens d’attelage servaient de passagers dans l’avion de l’expédition et de
nourriture à la Chose, qu’ils attaquaient.
La poursuite écrite par Bill
Lancaster présente un homme et un animal, l’un dans les airs et l’autre au sol et ces différences d’espace et d’espèce dédoublent les oppositions chromatiques et de matériau – le minéral contre l’acier – déjà présentes dans
les plans extra-terrestres. Le film entier se place sous le signe de la dualité,
du je et du il, de l’identité en proie à l’altérité, du grand nulle part et de l’enfermement, sans aucun manichéisme
puisque l’enjeu réside dans la contamination, l’investissement par un corps
étranger du corps humain, trop humain, des hommes dans leur tombeau de glace.
Le cadre majestueux du glacier Taku, sis dans la Forêt nationale de Tongass, à Juneau, en Alaska, avec
sa propre bichromie – le noir et blanc de la roche et de la neige – se reflète
dans le pelage bicolore de l’animal, lui-même parfaitement intégré au milieu,
élément après coup faussement naturel parmi d’autres, contrairement à l’homme l’espionnant avec
maladresse, grâce à une prothèse optique, là-haut dans le ciel.
Le canidé, noble et malicieux, dressé
par le spécialiste Bob Weatherwax, longtemps coach pour les interprètes successifs de Lassie à la TV, qui s’occupa
aussi du berger allemand de Rutger Hauer dans Osterman week-end, interrompt sa
course rapide, fait demi-tour et fixe à son tour l’appareil lesté d’images
martiales par l’imaginaire cinéphile (le personnage de Russell devait disposer
d’un passé en tant que pilote au Vietnam, d’où son alcoolisme), dans un jeu du
chat et de la souris orchestré en champs-contrechamps. Il paraît attendre la
machine volante, la défier, s’en moquer dans ses babines. Un nouveau plan
d’ensemble nous montre tout le terrain qui les sépare, tandis que le chien fait
course en tête. Une vision rétroactive du film explique évidemment son
comportement et corrige le sentiment de séquence inaugurale : le gibier se
révélera bipède… Carpenter associe donc trois points de vue – l’homme, le
chien, le regard « objectif » de la caméra les inscrivant dans le
paysage – comme si la prise de vues, conservant les bases de la grammaire
cinématographique (et Carpenter demeure l’un des derniers « classiques »,
avec Eastwood), s’affolait déjà des regards/identités multiples bientôt en lutte au sein de la station claustrophobique.
L’observateur se fait chasseur :
dans ses mains, un fusil à viseur – en écho à celui du cinéaste, hérité de Marey ? – fait
immanquablement penser le spectateur familier de l’univers carpenteresque aux
tueurs eux aussi anonymes et sans
visages d’Assaut, le premier opus du réalisateur. Carpenter intercale
entre deux plans « iconiques » de l’homme armé – qui là encore
renvoient au western, la séquence s’apparentant à une chasse en milieu polaire,
et non plus solaire ou poussiéreux, sans Visages Pâles ni Peaux-Rouges,
mais avec, on le disait, un altérité bien plus redoutable et lointaine, un choc
des cultures et des origines dans un âpre jeu de survie, vrai survival hivernal tirant son étrangeté du cadre dans lequel il se déroule, du rythme du montage (dû à Todd C. Ramsay),
de la part secrète incompréhensible de l’événement sous nos yeux : pourquoi
cet homme veut-il tuer ce chien ? – un insert subjectif depuis
l’hélico, la bête dans la mire de l’écran, comme menacée par le patin énorme,
avatar disproportionné de l’arme braquée sur elle. On se doute que le canon n'éructera aucun projectile anesthésiant, que le chasseur s’apprête à tirer pour
tuer (pas de tir à blanc, donc) mais
les tenants et les aboutissants nous échappent encore, créant, après le
dépaysement, notre malaise.
L’hélicoptère en contre-plongée
possède des allures d’oiseau de proie, celui fredonné par Jim Morrison, mais
les nuages du fond, sur lesquels il se tient, amoindrissent sa puissance de mort,
l’écrasent par leur seule présence, ciel lourd avant la tempête ou le Jour de
colère biblique. Sur le matelas blanc du sol, le chien parvient encore à lui
échapper, semant la douzaine de détonations, par la gauche du cadre,
l’obligeant à modifier sa trajectoire.
Carpenter reprend un plan précédent
de l’homme en appui sur le coussin du patin, mais armé cette fois, subtile
nuance dans l’image, avec une modification de l’horizon montagneux, incliné désormais
à 90°, qui déséquilibre et donne le vertige (au spectateur plus qu’au chasseur).
La grande évasion de l’animal – et de
ce qui l’habite, de ce qui court ici,
pour pasticher le titre original de Campell – se poursuit, tandis que le ciel se dégage
un peu, les deux ennemis à chacun des bords du cadre. Une nouvelle mise en joue
s’accompagne d’un nouveau regard en arrière du chien, conscient que le duel
tourne à son avantage.
Carpenter non seulement magnifie la
beauté du site, à la façon d’un Mann, mais encore ose un beau moment de grâce
fugace avec le chien échappant à l’ombre de l’hélicoptère, qui voudrait l’immobiliser,
le retenir de façon immatérielle, en doublon avec les balles du fusil.
Pareillement, dans À armes égales, Frankenheimer, cinéaste de bien moindre envergure,
interpolait un plan de cerisier en fleurs dans une scène de torture motorisée.
La grandeur d’un film tient aussi à ces petits détails, à ces images quasi
subliminales, qui emportent l’adhésion du cinéphile et démontrent la justesse
du regard derrière la caméra.
Retour au plan d’ensemble pour confirmer
la fuite canine, toujours à gauche du cadre (influence du sens de lecture
occidental ou de la connotation culturellement maléfique de cette direction, à sinistre, en effet, qui pénalisa
naguère les gauchers, sauf l’auteur de ces lignes) ?
Le dernier plan de la séquence fait
un clin d’œil au film de Nyby avec une ultime information de lieu, mais
l’ironie, autre caractéristique de Carpenter, refait surface. Malgré ce
qu’affirme le panneau de bois, abîmé, rayé, aussi fragile que l’hélicoptère, la
chasse ne se déroule pas vraiment dans une partie « extrême » des États-Unis,
sur un bout de carte récemment défriché. Elle se joue sur un terrain qui
englobe l’espace extra-terrestre, et le sol de la Terre se pare d’une véritable
étrangeté naturelle. Plus encore,
l’affrontement va se passer sous la glace, sous la chair annexée des hommes
seuls face à l’étranger qui cherche à survivre, colonisateur bien plus féroce
que ces pacifiques scientifiques. L’unité
politique du pays volera vite en éclats, la petite communauté humaine
cédant rapidement aux sirènes mortelles et aux quatre murs de la paranoïa.
Un dernier mot sur la musique d’Ennio
Morricone, qui œuvra presque simultanément pour un autre chien, celui de Samuel Fuller
dans Dressé
pour tuer. Le cinéma, art audiovisuel par excellence, même au temps du
muet, jamais vraiment silencieux, combine l’image et le son pour faire advenir
son univers. Le thème hypnotique de Morricone, qui repose lui aussi sur deux
notes répétées à l’infini, résonne avec le Dies irae retravaillé par Wendy Carlos
pour Shining
de Kubrick, qui s’ouvrait pareillement sur un menaçant paysage montagnard (avec
cependant moins de neige). Le morceau, judicieusement intitulé Humanity,
dont on pourra écouter ci-après une variation orchestrale plus chaleureuse et « organique »,
évoque un requiem, produit une tension sonore soutenue, aussi glacée que
l’environnement, aussi répétitive que la plaine enneigée. La saveur
électronique, synthétique, se marie parfaitement avec le cadre désincarné,
inhumain, mais en souligne l’étonnante proximité, le poids mélancolique (contrairement
à une idée reçue, ce type de musique n’exclut pas l’émotion, la part « humaine »,
il suffit d’écouter le lyrisme des albums de Kraftwerk ou Goldfrapp pour s’en convaincre).
Si Morricone peut donner l’impression de faire ici du sur-Carpenter (tel un copiste
ou un couturier), alors que le reste de la partition montre d’autres couleurs,
plus dynamiques ou paroxystiques, quelque part entre Berg et Bartók, sa mélopée
incantatoire se situe au-delà de l’humain, dans un territoire hostile qui n’accueille
que sa défaite et sa disparition programmée, une musique d’apocalypse, donc, en
dépit de la voix humaine de Billie Holiday sur Don’t Explain ou de Stevie
Wonder sur Superstition, entendus ici et là. Définitivement étrangère au
spectaculaire convenu d’un Tiomkin pour l’original, Morricone signe une partition
funèbre, désespérée (le titre du dernier morceau), qui souligne bien la
nature eschatologique du film glaçant de John Carpenter, admirablement
encapsulée dans la métonymie de son ouverture remarquable.
Et voilà, j'ai envie de revoir The Thing! ;-)
RépondreSupprimerFaites donc ! Autre titre conseillé : "The Last Winter" de Larry Fessenden, abordé ici même...
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