Zone morte

 Exils # 21 (15/02/2024)


Déjà responsable de l’arty et risible Under the Skin (2013) – le fameux et freudien « continent noir » de la sexualité féminine relooké en tache d’huile, puits de pétrole pas drôle où périssent les prédateurs devenus proies, les féministes s’en félicitent, ça va de soi –, l’austère Glazer remet le couvert, telle la servante tétanisée, maltraitée, de la maudite maisonnée. De Scarlett Johansson, autant transparente que dans l’insipide pudding du Dahlia noir (De Palma, 2006), in fine transformée en Jeanne d’Arc en forêt, aux crématoires à concevoir, améliorer, jour et nuit utiliser (la mère de la mère s’en désespère, se carapate en catimini, laisse un mot cramé illico, occupation locale oblige), puis pendant l’épilogue interpolé contemporain, sis au musée malsain, astiquer en silence et au féminin, en rime à l’hygiénisme de la funeste famille – baignoire miroir, car les os à l’eau, ça salit, la baise d’une prisonnière rousse pas farouche aussi, alors pénis lavé, pourtant « transpiration » d’occasion, humée/formulée par la fifille somnambule, portée par son papounet très particulier –, il suffit d’un pas, d’un passage par le trauma du massif trépas. Cette suite dans les doloristes idées se voit en vérité vite délestée de la moindre et stimulante idée, hors considérer le gros renfort d’une bande-son de saison (bruitages d’outrages : cris, tirs, souffle maousse, aboiement de bergers forcément allemands, sifflements sinistres de certains trains), la multiplication des caméras à domicile (essayage narcissique et impudique du chaud manteau spolié, pris de quatre ou cinq angles opposés) et l’usage nocturne d’une thermique (le Petit Chaperon rouge du ghetto pas rigolo de La Liste de Schindler, Spielberg, 1993, peut retourner au cimetière, voici en noir et blanc une semante et nourrissante résistante impubère) en éléments innovants, marqueurs (d’horreur) de notre temps (du ciné en reflet), si épris (d’hypocrisie) de non-représentation (dogme iconoclaste de Claude Lanzmann), de vidéo-surveillance supposée divertissante (le réalisateur mineur résume son pensum d’un mimi « Big Brother chez les nazis », on pourrait pasticher en Loft Story chez Rudi & Mutzi, piscine en parallèle).

La doxa de ce cinéma – la Shoah tu ne simuleras, la Shoah tu suggéreras –, on commence à la (re)connaitre depuis belle lurette, on décèle dans ce souci joli de ne jamais rien « esthétiser », surtout pas ces atrocités, la distance de circonstance prise par rapport au réflexif « glamour » à goût de mort (pour vite faire, Fassbinder, Lili Marleen, 1981) et aux pénibles pitreries de la nazisploitation (K.Z.9, camp d'extermination, Mattei, 1977), niche sordide et stupide emblématique de la liberté des années soixante-dix, impensables et impossibles à (re)produire aujourd’hui. Sous l’audace, donc l’ersatz ; derrière le dispositif optique et acoustique, au final inoffensif, du mimétisme de parasitisme, surveillons les surveillants, donnons à méditer l’invisible audible d’une disparition programmée, CQFD. Que ceux qui se délectent de la déontologique « radicalité » de La Zone d’intérêt (2024) aillent acquérir un dictionnaire, détournent leur regard orienté vers ce décent désespoir en direction des modernes tortionnaires, non plus d’hier mais de maintenant, mon enfant, à savoir les cinéastes du Hamas et leurs « quarante-trois minutes » de sémite tumulte, massacre filmé, souvenir du pire, terrorisme mondialisé, en conférence de presse par Israël monté, montré (cela rappelle une scène célèbre du Criminel, Welles, 1946). Puisque la reconstitution remplie de précision (spatialisation du son des exactions basée sur des mesures in situ) ne prend aucun risque en conclusion, de son relatif succès public probable explication, Pasolini et en gros plans éprouvants des fichus fachos le sadisme et la scatologie, non merci (Salò ou les 120 Journées de Sodome, 1976), il convient de recycler un symbolisme de jardinier (Éden versus Géhenne), un psychologisme de soap, pardon du pléonasme, le pauvre Rudolf préoccupé par son prévu remplacement, tu m’en diras tant, l’avide Hedwig par son prévu déplacement, les mauvaises herbes, la pisse du clebs (véritable animal de compagnie de l’actrice dans la vraie vie, cela se voit). Le premier voudrait vomir vraiment comme des Bienveillantes le malveillant, n’y parvient point, pas de somatisation, de rédemption, davantage une peu discrète damnation, descente d’escalier enténébré, allégorie au rabais ; la seconde, bien sûr blonde, immonde, immaculée, macère dans sa bourgeoise médiocrité, à l’abri d’un mur matériel et mental plus solide que celui du Village des damnés (Carpenter, 1995), titre alternatif à l’opus pasteurisé.

Łukasz Żal (Ida, Pawlikowski, 2013) éclaire en obscur-clair ce couple (dé)accordé, transparent et par conséquent rassurant, pas un seul moment troublant ou inquiétant, auquel Christian Friedel (Le Ruban blanc, Haneke, 2009) & Sandra Hüller (Une valse dans les allées, Stuber, 2018 ou Proxima, Winocour, 2019) confèrent leurs traits figés, leur désir assumé de ne point leur attribuer la plus petite once de sympathie, d’empathie, sinon d’humanité, ne parlons pas d’opacité. Privé d’estampillée perversité (vade retro Cavani et ton déplacé Portier de nuit, 1974), plus politiquement correct qu’abject, ceci ravit Rivette, La Zone d’intérêt ne fait sortir personne de sa zone de confort, locution d’époque, la nôtre, manie un manichéisme mâtiné de moralisme, se fiche de la finesse, préfère la paresse, mes oreilles mélomanes se souviennent  de deux ou trois morceaux musicaux à la délicatesse éléphantesque, à rendre le lourd et revisité Dies iræ introductif de Shining (1980) modèle de dentelle (lui-même épris de « papiers aryens » non menés à bien, Kubrick et ses cadres géométriques de control freak semblent aussi obséder l’inintéressant intéressé), à faire fissa regretter la berceuse vénéneuse composée par Pino Donaggio pour le bien moins respectable Crawlspace (Schmoeller, 1986). La mention « d’après » à la moitié du générique dissimulée, l’esprit a priori satirique et virtuellement vaudevillesque du roman de Martin Amis surnage çà et là, suscite l’esquisse d’un sourire, provoque disons d’intérêt un soupçon. Outre la baignade bactérienne précitée, de pêche à proximité des mioches écourtée, le suspense de l’emploi patraque et pseudo-paradisiaque, on citera en sus l’adéquat Hansel & Gretel lu au lit aux marmots rococos (l’un des fistons à la con paraît un clin d’œil inconscient au Tambour, Schlöndorff, 1979, autre récompensé cannois, s’en sert de travers), dont la sorcière anthropophage finit of course au four, l’appel téléphonique ironique du commandant impénitent, au milieu d’un manoir festif et funeste à la Senso (Visconti, 1954), au milieu de la nuit à sa salope SS de chérie endormie, en train d’imaginer « la meilleure façon de gazer » tout ce beau monde immonde (bis).

Nul ne saurait toutefois confondre Jonathan Glazer & Mel Brooks, ni La Zone d’intérêt et Les Producteurs (2005). L’humour noir disséminé au hasard ne saurait ainsi (dés)équilibrer la pesanteur majeure d’un esprit de sérieux pris à son propre jeu. Tandis que le modeste et pionnier La mort est mon métier de Robert Merle se voyait desservi via son didactisme, ses explorations psychologiques anecdotiques, n’anticipait le tragi-comique d’Amis, l’exercice de style clivant et acclamé, rétif à toute immersive ou mélodramatique tentation de mauvais ton, de quoi écœurer Sirk (Le Temps d’aimer et le Temps de mourir, 1958) et démoraliser Nemes (Le Fils de Saul, 2015, à Cannes grand prix et prix FIPRESCI lui aussi), autres temps, autres mœurs, même éternel malheur, même  ancienne horreur, s’affaisse tel un soufflé réchauffé, prend sa place trop sage, auteuriste et triste, parmi une imagerie dont jadis on soulignait, au cours de cet essai, la dimension commerciale et la question (fondamentale ?) de l’infilmable.

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