La vie est un (men)songe

 Exils # 20 (13/02/2024)


À Catherine, comme une rime

Ozawa plus ne dirigera, mais l’ami Murakami survit. Il se désirait scénariste de ciné ; le cinéma plusieurs de ses textes adapta. Dans Abandonner un chat : Souvenirs de mon père, récit biographique et traumatique, ni hagiographique ni nostalgique, sis ainsi quelque part, nul hasard, au croisement émouvant de La Harpe de Birmanie (Ichikawa, 1956) et du Vent se lève (Miyazaki, 2013), il cite au style indirect l’autobiographie de Truffaut, se souvient de séances du dimanche et fordiennes de westerns, de films de guerre en compagnie de son buvant vétéran de père, puisque les mélos mimis de Mizoguchi à lui-même minot interdit, seulement pour ses parents, Japon d’antan. En lisant l’édition à la fois graphique, anecdotique et illustrée, sur papier glacé, du titre précité, assortie des semblables de Birthday Girl, L’Étrange Bibliothèque, Sommeil, on découvre que l’écriture claire et obscure du romancier à succès fonctionne à la façon de disons Richard Matheson, plutôt qu’en écho à la coqueluche Kafka, que cela lui (dé)plaise ou pas. Le réel se rebelle, se fait la belle, foudroie in fine, entre laconique dureté, secouante, au sens littéral, brutalité. Le premier conte moral semble développer le point de vue connu d’Oscar Wilde au sujet des souhaits, de leur réalisation à redouter. Pourtant pas d’angoisse, encore moins de damnation, ici un soupçon, davantage une sorte de conviviale et souriante mise à distance, l’abstraction et l’acceptation d’une indétermination, d’une indéfinition. D’ailleurs ces personnages presque privés de visages, narrateurs dotés d’un cœur de leurs modestes douleurs, ne se définissent par leur nom, leur prénom, à peine par leur situation. Serveuse solo, fils orphelin bientôt, femme au foyer pas forcément désespérée, les voici soudain aux prises, sous l'emprise, mot à la mode, a fortiori féministe, de situations singulières, mâtinées d’un matériel et immanent mystère, symbolistes plus que symboliques. L’employée pas remplacée d’italo resto ne lit, pas même le menu, ne fête son ordinaire anniversaire, pénètre dans une chambre numérotée de propriétaire porté sur le poulet un peu à la Shining de King, quand le fifils docile et l’épouse à insomnies carburent à la lecture, impôts orientaux et camarade Karénine en prime.

 

Si le cerveau bien nourri, bien rempli, du petit prisonnier improvisé représente un mets apprécié, la nana trentenaire et solitaire chérit le chocolat, l’écrivain préoccupé de paternelle carrière militaire et universitaire rappelle les cas de cannibalisme de la mondiale Seconde Guerre. Quant à l’homme-mouton à mauvaise haleine et bon fond, transgenre ersatz d’Ariane rajeunie, taciturne et opportune, guide à donuts de labyrinthe municipal – salut à Borges – et non de sacrificiel dédale, il ne paraît point emprunté au Petit Prince. Dans le monde des ombres de Murakami, toutefois moins funèbre, plus incarné, que celui du compatriote Kurosawa Kiyoshi, la jeunesse rencontre et affronte la vieillesse, la perte d’une mère possède une camusienne sécheresse, l’absence de sommeil (r)éveille à une lucidité décuplée, sur sa fadasse famille et la mécanique blême de soi-même, autorise une liberté acquise à un prix élevé, cf. la conclusion climax sur un parking de péril. Je suis une légende et L’Homme qui rétrécit maniaient avec virtuosité l’individualisme de survie, le changement d’échelle, Escamotage démontrait un lent effacement progressif, personnel et collectif. Ceci se retrouve chez Murakami, surtout au sein de Sommeil, la plus étendue, réussie et ancienne des trois nouvelles, celle qui vous séduit, vous soucie, vous ensorcelle. Ce portrait en POV d’une femme a priori dépourvue d’âme et de flamme, donc aliénée, au temps d’Antonioni & Cassavetes on disait, outre procurer un pertinent sentiment de célèbre inquiétante étrangeté, parvient à décrire sans y toucher, à parmi nous y plonger, la stérile irréalité d’un bonheur bancal, d’un accordé couple en déroute, d’une laideur d’arrogance héritée, à demi dissimulée, en harmonie ensommeillée, mise à nu par Morphée, médiocrité de malédiction transmise de génération en génération. L’anti-héroïne anonyme se ressource à la piscine, passage obligé des études des tumultes de la féminine psyché, je vous renvoie fissa vers La Féline (Tourneur, 1942) ou Suspiria (Argento, 1977). Comment combler le vide d’une vie (de) domestique, s’accommoder d’une face en reflet coexistant à son propre côté, comme l’on cohabite avec des mâles banals et une réalité très réglée, vite déréglée ?


Les sucreries, le cognac et le café nocturnes, l’évasion provisoire du gros livre relu à trois reprises ne suffisent, les préservées apparences à une consciente errance à conséquence s’apparentent, le fait divers sordide et prophétique, circulez madame, conseille le flic de charme, transforme in extremis la fiction en friction, fi de sentimental suicide russe, voici un assaut un brin pasolinien, fin ouverte telle la bouche homonyme, du lecteur et de la victime. La solitude accroît l’obscurité, philosophe en accéléré l’enfant désormais esseulé, doublement émancipé, Murakami sonde en délicate et désarmante douceur cette noirceur délestée de fureur, abîme intime irréductible à un sexe ou un contexte, ce manque au creux de l’existence, hasardeuse (re)naissance, cause de névrose ou de seconde (mal)chance. Cioran on le sait de la mauvaise habitude du sommeil se moquait, cependant, pour les morts-vivants d’hier et de maintenant, rien de plus rassurant que l’endormissement, de plus confortable qu’une sérénité insoutenable, que la reproduction de la perception, fiscale ou fatale. Dormir, mourir, rêver peut-être monologuait Hamlet : la détresse entre liesse et tristesse, illusions et désillusions, de l’insomniaque pas maniaque, plus encline au narcissisme qu’au bouddhisme, quoique, cristallise un spleen contemporain, où le plein revient au rien, où la comédie souvent sinistre des rapports sociaux masque la sourde tragédie de nantis démunis, par exemple toi et moi, pourquoi pas. Amoureux de musique et de matous, la grande fille de la dédicataire de cet article itou, le Japonais récompensé relativise et revalorise sa sienne individualité, évidence de contingence jusqu’à la transparence d’une paume à rapprocher de l’évidement du diariste de Matheson. Si la goutte infime de l’esprit et du corps peu à peu infirmes doit en définitive se dissoudre, finir au fond de l’océan présent et obsolète de l’espèce de tous les ancêtres, les écrits, particulièrement ceux-ci de Murakami, inscrivent les destinées individuelles, plurielles, au milieu de l’immédiat événement et de l’immobile mouvement d’une humanité à la lumineuse opacité exposée.                                                 

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