Amérique authentique

 Exils # 22 (19/02/2024)

Au cinéphile Franck

Près de vingt ans avant le travail remarquable d’Evans & Lange, où puiseront Steinbeck & Ford (Les Raisins de la colère, 1940), voici cinquante-cinq photographies en noir et blanc, sans colorisation à la con (honte à Time), documentant un temps d’avant des États-Unis désunis. Il ne convient pas encore de parcourir une grande nation en proie à la Grande Dépression, il s’agit déjà d’en donner à voir, comme en un miroir, une dimension dissimulée, non assumée. Le CV en accéléré de leur auteur, ensuite éclipsé à cause de successeurs majeurs, ne se départit d’une cruelle ironie : Lewis Hine, orphelin de père, empila les emplois classés non qualifiés, étudia la sociologie (et la philosophie), l’enseigna aussi, bossa pour des organismes d’État ou pas, souvent se déguisa, un peu sa vie risqua, dans la presse estampillée populaire ou à l’opposé dans l’explicite et friquée Fortune publia, selon la publicité (pas seulement la sienne) itou s’illustra, se préoccupa de Croix-Rouge américaine au lendemain de la Grande Guerre ou au cours d’années trente indeed déprimantes, de la construction de l’Empire State Building bientôt escaladé par un gros gorille intrépide et trop passionné (King Kong, Cooper & Schoedsack, 1933), se fit recalé par le fameux iconographique projet de la Farm Security Administration du président secourant Roosevelt, perdit ses commandes, sa femme, sa maison, sa santé, sollicita l’aide sociale, succomba donc à une opération chirurgicale. Cependant, durant soixante-six ans, il ne gémit, il agit, il entend témoigner de « choses qui doivent être corrigées » ou « appréciées ». Acclamé puis écarté, beaucoup oublié, sinon en sourdine accusé d’esthétiser ses sujets, de les enjoliver en beaux objets au fond inoffensifs, puisque positive attitude à la Lorie, eh oui, remember le De Palma pourvu du même et surprenant état d’esprit mimi à l’époque de la spatiale mélasse de Mission to Mars (2000), le VRP de la « photographie sociale », documentée, on dirait maintenant militante et engagée, mérite mieux qu’une exhumation d’occasion ou une réhabilitation de bon ton.

À nouveau pour faire vite, son progressisme d’usines et de machines doit davantage au marxisme de Chaplin (Les Temps modernes, 1936) qu’à l’homoérotisme de Mondino (Cargo de nuit), sa contribution à l’abolition du scandale banal des enfants travaillant démontre à quiconque la puissance d’action de puissantes, inspirantes et respirantes représentations, s’avère de surcroît un hommage à l’image, même si Hine bien sûr le savait, le reconnaissait, celle-ci peut aussi trahir et travestir. En découvrant ce petit recueil portatif et plaisant, merci au fidèle Franck, tout un passé posé, recomposé, pensé plutôt que repensé, vous saute au visage, vous saisit (à) la gorge, vous regarde depuis son calme ou son drame droit dans les yeux, à la fois heureux et malheureux, enterré, d’actualité. L’Amérique authentique de Hine, moins dramatique et spectaculaire, fournie en faits divers, que l’homologue d’un compatriote interlope, Weegee, eh voui, moins géométrique et narrative, un soupçon sensuelle et sentimentale, que la similaire et asymétrique d’un juvénile Stanley Kubrick, s’immortalise et ressuscite grâce à l’immédiate maîtrise d’un objectif instinctif, une culture impure, privée d’imposture, inconsciente plus qu’évidente, improvisées pietà, vous revoilà, un point de vue bienvenu, soutenu, autant muni d’empathie (surtout envers les démunis) que d’une colère sincère, doté de lucidité, de cœur, mais jamais moralisateur ni racoleur. À notre époque médiocre de camelote en toc, d’images mirages, entre flicage et naufrage, de consumérisme et manichéisme, présence absence et bien-pensance, la vérité, la vitalité de ces clichés sans clichés ressemblent à une cure non de jouvence car d’intégrité, d’honnêteté, à l’exercice complice d’une solide, solidaire et solitaire singularité partagée, exposée, non à une série d’exercices de style cyniques et stériles, au dolorisme insipide.

La misère à peine mise en scène, avec of course en filigrane l’amoralisme et le narcissisme de l’US capitalisme, lui (r)apporta une courte notoriété pas si aisée, avant d’in extremis le rattraper, le déshériter au profit de ses photographiques et ethnographiques héritiers – telle pourrait être la morale bancale, boucle bouclée, de cette histoire au-delà du désespoir, de cette vie remplie de volonté, par un désir critique et pragmatique animée, de ce rêve américain fitzgéraldien, érection et destruction. Un gosse édenté, souriant, citadin, riche de rien, portrait pris à Pittsburgh, bientôt le repaire de Romero, semblable et différencié artiste social, paraît prophétique de Il était une fois en Amérique (Leone, 1984), autre songe magnifique et morose, tragi-comique et mélancolique, opiacé, proustien, à propos d’un pays (de son ciné) (im)précis, cartographié, fantasmé. Il convient en conclusion de souligner que l’estimable Lewis ne se souciait de supposées minorités, de défendre de façon figée des victimes-nées. Plus proche d’un Capra que d’un Carpenter, il critiqua en démocrate, il ne satirisa en nihiliste, il captura en cadres élégants, éloquents, des hommes, des femmes, des enfants, de vrais gens (les « real people » réclamés par Cassavetes lors de l’appel radio pour autoproduire Shadows, 1959), cédant à l’école les scolaires symboles, à la propagande les diktats de l’idéologie. Ces êtres et ces ancêtres, évanouis, ensevelis depuis belle lurette, simulacres à la Barthes, figures obscures, mineurs et mineures ou non, à l’éclairée clarté, continuent à nous questionner, à quelque part coexister, au croisement de l’immanent et du néant, à l’abri de l’obscène tandem de Trump & Biden, citoyens américains, anonymes, magnanimes, silencieux, miséreux, exilés, exploités, résistants, résilients, dont l’étrangère familiarité, l’éloignée proximité, nous font illico nous souvenir du cinéma de Michael Cimino (cf. Le Canardeur, 1974, Voyage au bout de l’enfer, 1978). Leur route de doute et de déroute, de fraternité tourmentée, soudain dessine un espace d’impasses et de perspectives, de détresse et de liesse, dont la beauté inaltérée réside en définitive dans la multiple humanité, la douceur et la vigueur du regard sans fard sur elle, cruelle et plurielle, déposé, dévoilé.

Commentaires

  1. Merci de présenter ce photographe majeur qui a tant marqué à travers les décennies et qu'on ne peut pas ignorer..

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir