Les Yeux ouverts

 Exils # 19 (07/02/2024)

Des notices nécrologiques de diagnostics optiques : si le Ciel existe, l’actrice décédée dut s’en amuser, davantage s’en désoler. Mais ma mémoire, surtout pour un texte à sa mémoire, ne saurait se réduire à un regard (ni au truisme pépère d’une réplique simpliste de Prévert), désire y voir avant tout l’âme d’une femme a priori fréquentable, d’une artiste sous-estimée remarquable. Monica Bellucci le dit aussi, la beauté au fil des films et des décennies vite s’évanouit, à défaut se différencie, il faut presque patienter afin d’être redécouverte, réévaluée. Celle de Michèle Morgan (pseudonyme aux initiales dédoublées, au carré, à la Marilyn Monroe ou Michèle Mercier) n’empêche d’apprécier son talent évident, d’applaudir son indépendance, sa persévérance, de compatir à sa malchance en matière de (mariage) romance, malgré la tendresse offerte in fine par le fidèle Oury, oh oui. Elle refusa des rôles qui pouvaient lui apporter l’absolution, la consécration ? Elle se contenta, après-guerre, de conduire une conformiste et fadasse carrière ? Que les amateurs d’erreurs croupissent parmi leurs passions tristes, que les commentateurs moralisateurs, appointés et spécialisés, carburent aux raccourcis, aux clichés. Fi du spéculatif, prise en compte d’un contexte peu propice à la prise de risques, à l’héritage entre les âges, puisque les petits gars de la Nouvelle Vague, moins reconnaissants qu’arrogants, ne remanièrent à leur manière le couple doux-amer de quai embrumé, même si ce drôle de Chabrol, biographe bienvenu de Landru, se remémora Michèle et oublia Gabin. Pas seulement au ciné franco-français, en France et à l’étranger, (re)voilà l’esprit petit-bourgeois du chacun (pour) chez soi, de l’entre-soi, de la place à prendre, peste d’ancêtre, de l’amnésie choisie, vive Hitchcock & Rossellini, vade retro ses consorts et Carné (Truffaut François kiffait toutefois les grands enfants du paradis, eh oui).

Je schématise à dessein, parce que Jean-Luc et les autres implacables (ou incapables) le valent bien, je ne distribue point de bons ou mauvais points, juste j’affirme, à contre-courant et pourtant pas tant subjectif, que Michèle Morgan n’incarna ni ne se résuma au supposé cinéma de papa, qu’elle possédait de plein droit, par son parcours, par ses choix, un élan, une endurance, une expressivité aux multiples possibilités, aptes à s’associer à la bouffée d’air certes nécessaire imposée par une poignée de vrais-faux révolutionnaires, face à un ciné alors en majorité anémié, ankylosé, en trop beau et léché studio asphyxié (occupant tardif de sa piaule étasunienne sinistre, toujours technicien tout sauf serein, Polanski dans son Roman se moque de l’amateurisme de ces critiques enfin substitués aux califes de la française qualité). Entre le mépris, mot précis, d’une certaine jeunesse, les propositions de représentants plus ou moins méritants, inspirants, de sa génération, parfois ou souvent portés sur la paresse et la joliesse, Michèle Morgan revenue en France fissa retravailla, à nouveau le succès rencontra, puis prit ses distances, pinceaux et crayons au lieu des professionnels de la profession, devint dessinatrice (y compris de cravates) et peintre, émancipation le long des saisons, telle celle de Jean Marais, partenaire plébiscité, sculpteur âgé. Après l’américaine parenthèse, qui la mit mal à l’aise, pas si mauvaise, ne lui en déplaise, (re)voyez sa valeureuse évadée, où elle donne fond et forme à un fantôme, un fantasme, une image, un mirage, le sauvetage à deux d’une épouse emprisonnée, d’un ancien soldat très stressé ; avant d’être servie à la louche via Lelouch ou des documentaires mortuaires durant les années soixante-dix et quatre-vingt, bien nommées apparitions d’occasion selon l’occasion, subliminales et spectrales, sans persona et devant la caméra, loin derrière le caméo mortifère de Romy Schneider gardée à vue par Claude Miller, Michèle Morgan ne chôma pas, fit du théâtre et à la TV tourna, des récompenses et des décorations plus ou moins à la con accumula, trois fois se raconta, en compagnie de radioscopie du chanceux Chancel (par ailleurs intervieweur de précitée Autrichienne) une heure passa, miracle intact d’une voix envolée, sauvegardée, de surcroît Martin Scorsese traumatisa, ah, la sueur et le ventilateur de l’audacieuse orgueilleuse.

Je la vis et je la décrivis à ma guise, à plusieurs reprises, suivant Deville, Gleize, Clair, Grémillon, Robin, j’énumère, je n’y reviens, je la recommande idem dans le miroir (mélancolique et dramatique, foin du mien fantomatique) aux deux faces ou flanquée du fondant Fortunat, tandem très sympa, de films et avec Bourvil. Admiratrice de Raimu & Reggiani, présidente de cannois jury, poétesse express, Simone (au cours Simon) Roussel passa ainsi de Neuilly à Dieppe, choc ou chouette, de Paris à Hollywood, d’une éducation catholique à un tombeau sémite, donc dérogation rabbinique, chic. Brune Nelly au béret en trench Chanel ou blonde hitchcockienne à la sensualité pas si souterraine, elle se réinventa vers dix-sept ans et s’immortalisa en Michèle Morgan, elle vécut un avenir désormais (tré)passé, encore présent, elle sut conserver sa lucidité, son humilité, une élégance racée à ne confondre avec une raideur BCBG. Pourquoi aimer une femme magnétique magnifiée sur un écran, petit ou grand ? Par rêverie, par défi, voire nécrophilie, rebelle au réel, idéaliste à demi ? Sans doute, pas seulement et heureusement. L’aimable, aimée Michèle demeure en définitive, quoi qu’il (vous) arrive, maîtresse d’un clair mystère, détentrice complice d’un charme qui (me) désarme et (me) la rend immanente et permanente, amie d’une vie et à l’écart de (ma) la vie, projection datée dotée d’une pérenne personnalité, à l’aura (du cinéma) d’autrefois et à la modernité (d’une envie, de volonté, d’individualité) inentamée – morgane de Morgan, ici et maintenant.

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