La Stratégie de l’araignée

 

Un métrage, une image : Le Salon de musique (1958)

À l’instar du Guépard (Visconti, 1963), encore un conte crépusculaire et solaire d’aristocratie supplantée par la bourgeoisie, de société du spectacle et des spectacles mis(e) en scène par elle-même, Le Salon de musique sa renommée mondiale mérite. Dès le générique explicite, le premier plan de mort-vivant, ce mélodrame – au sens étymologique du terme, donc drame musical – drolatique s’affirme un film fantomatique, sinon orphique. Roi déchu, roi nu, Roy se faisait figurer autrefois, tel le quatorzième Louis d’ici, son soleil à lui un lustre auguste. Parmi un palais hanté à la Poe, viré le ver conquérant, voici le triste Tufan, le vieil éléphant, un manoir à miroir, à désespoir, une araignée noire arpente le tableau trop beau, de l’ancêtre immaculé, présenté en anglais, langue de colon, langue d’éducation. Des chauves-souris à la Béla Lugosi occupent le couloir, des toiles arachnéennes recouvrent le cristal, le maître et seigneur, presque saigneur, se soucie de sang, le sien, celui de sa lignée. Provincial et dévasté Dracula, reclus au rebut, l’aube ne le brûle, elle rend parfaite sa folie, le transforme fissa en cavalier non plus sans tête mais privé de toute sa tête, promis à la culbute, à la chute, à la marque écarlate en écho de tombeau. Les chansons participent de l’action, les nuages du ramage riment avec les éclairs de l’orage, les secousses de l’éclairage, les pieds de la danseuse que rien ne semble pouvoir épuiser procèdent d’un érotisme fétichiste, l’ultime représentation – Roy nie sa ruine, l’existence du définitif – paraît une résurrection. Hélas, le passé ne saurait se reproduire en replay, les proches portraiturés, femme et fils victimes de l’incurie des crues, de la rivalité malvenue, d’un tourbillon de saison, s’extraire de la terre, de la mémoire amère. Divisé au mitan entre avant et maintenant, malédiction du nouvel an, Le Salon de musique conjure l’apologie du conservatisme, en dépit de la peinture à charge du self-made-man dépourvu de pedigree, fils d’usurier à maison moderne munie d’un maudit groupe électrogène, d’un mobilier acquis là-bas, à Calcutta, d’une voiture neuve déjà abîmée, jamais salué. Ray ne rédime le fatal féodal gonflé d’orgueil, propriétaire terrien réduit à rien, risible, sa moitié ne s’en prive, et dérisoire, jusqu’au dernier soir. Si les valeurs du parvenu Ganduli, voisin davantage médiocre que mesquin, donnent envie de vomir, de se boucher les oreilles, le soleil brille, le soleil vrille, celles du grand-père avachi, aux cheveux blanchis, sultan d’antan, odalisque altruiste, s’avèrent mortifères. Leçon de narration, de réalisation, d’interprétation, sens duel, l’opus, vocable idoine, donne à voir et à entendre une obsession, de classe et de casse, à mélomane un peu opiomane, mari démuni, père pervers. Roy paie au prix élevé sa vanité de petite principauté périclitée, il perd d’irréversible manière une épouse lucide, une descendance initiée, sacrifiée. Tout ceci le rend-il adulte, à l’écart du tumulte, de la gloire illusoire, du plaisir à proximité du pire ? Pas une seule seconde, comme hors du monde, la cérémonie se ranime, la splendeur se redessine, l’alcool coule à flot, à la place du sirop. Au matin, la gueule de bois saisit l’esseulé, sa domesticité limitée à un serviteur rieur, un intendant se désespérant. Sur la plage de naufrage, un travelling panoramique dévoile une barque symbolique, une coiffe défaite : le désir détruit, les choses changent, le vent emporte autant.

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