For the Daemon : Cérémonie secrète
« Buvons un verre » à la
santé de Salomé, décapiteuse presque capiteuse.
In Berlin by the wall
You were five foot ten inches tall
Lou Reed
1
Au siècle passé, à la TV, en présence
de l’une des intéressées, Bernadette Lafont, pour ne pas la citer, un Gilles
Jacob froidement énervé affirmait, à propos de La Maman et la Putain
(Eustache, 1973), qu’il s’agissait d’un non-film non réalisé par un
non-cinéaste. On pourrait, aujourd’hui, reprendre et renverser la formule, en
faire une indication/invitation et non plus une condamnation, car For
the Daemon (2018) explore le pays de la poésie, autant qu’il prolonge
les précédents travaux de Brieuc Le Meur, disons ceux disponibles en ligne. En
réponse à un désir de « narration classique », l’artiste polyvalent
propose l’argument suivant : Cordt
Hammer is a journalist who finds himself amidst a feminine revolution as
possibly the last man on Earth. Is
it a dream? Is this reality? We follow him as he embarks on a journey to the
very edges of Berlin to interview a musician, where he is finally captured by a
coven of witches only to be roped in to film their nefarious rituals. Where
have all the men gone? Will he even make it out alive? Could this be Cordt's final chance at redemption? Journalisme, féminisme,
subjectivisme s’enlacent ainsi au sein d’un territoire cartographié par la
techno et le bureau, les textures et les architectures, la danse et l’errance,
éléments récurrents de la filmographie jusqu’ici. Qu’il se balade sur une plage
de sa Bretagne, qu’il se regarde au miroir d’un club outre-Rhin, qu’il effectue un périple européen, qu’il balise
le brouillard, qu’il shoote des échauffements, qu’il se pointe près d’un pneu
en hiver, pas celui, salace et solaire, de Rubber (Dupieux, 2010), qu’il se
mette en abyme auprès de la belle Bianca, BLM conserve sa modestie, son humour,
ne prend pas la pose, délaisse les artifices de l’arty.
Ce qu’il vise ? Une sorte de
sorcellerie cosmopolite, une intériorité matérialisée, un trip synthétique car au carrefour de l’écrit, du récité, du joué, du
dansé, du filmé. Dans sa Cité des femmes (1980) à lui, moins psychédélique
et psychologique que celle de Fellini, figurent pourtant quelques hommes,
rassemblés au sous-sol d’une maison isolée, à la périphérie de la capitale
berlinoise, espace de verdure et de détention dont le protagoniste dit qu’il
lui rappelle un vieux film russe, peut-être, de Tarkovski, Le Miroir (1975), allez
savoir. À un moment nocturne, en écho de huis clos assourdi aux
« sorcières » souples du dessus, libres, altières, en plein air, les
mecs se trémoussent en cercle, comme si La Ronde des prisonniers (1890) de
van Gogh soudain s’animait. Le Meur aime les femmes, aime et sait les filmer,
en mouvement ou immobiles, amusantes ou menaçantes. Sa sienne Bande
de filles (2014), plus abstraite et rurale que celle de Céline Sciamma,
imite l’eugénisme, tant ses membres se caractérisent par leur jeunesse, leur
sensualité, leur espiègle beauté, tandis que les représentants masculins,
soumis ou criminels, ripper sinistre compris,
ne provoquent guère la sympathie, l’empathie, euphémisme poli. For
the Daemon succomberait donc à la caricature, au manichéisme, au rêve
suprême des futiles Femen ? Pas tout à fait, puisque notre enquêteur
sursautant de peur, Tintin à l’Utérus, à défaut du Tibet, résiste aux supposés
complices, refuse de revêtir leur robe de bure, sale et obscure. En lui réside
le film, malgré un prologue marqué par son absence, par une omniscience
ésotérique. En lui respire l’espoir, d’une rencontre entre les genres et les
regards. La divinité du titre, en réalité peu démoniaque, transgenre,
inspiration davantage que dévotion, règne désormais sur un univers inversé, à
la fois utopie féministe et dystopie machiste.
Que font les femmes de ce pouvoir
enfin acquis, repris, rendu visible par leur visibilité démultipliée ?
Elles prennent leur pied, la bouche ensanglantée, rouge à lèvres dévalé, par une
étreinte hors-champ, à plusieurs, gang
bang pour une fois de bonheur, elles
baisent les boys, pas ceux de Sabrina
Salerno, quoique, puis rendent un culte à la déesse occulte. En allemand, en
anglais, en espagnol, en français, chaque silhouette du métrage relève de la
pure image, participe du paysage. Le POV au carré de l’alter ego gentiment falot, certes pas phallo, idéalise et déréalise.
Le journaliste, à l’instar du réalisateur, refait le monde à la moindre
seconde, donne à voir sa perspective de le percevoir. Tel Bill Lee, envapé à
l’identique, lunetté lui aussi, Cordt Hammer, un brin marteau, surmené, assiste,
acteur et témoin, à un Festin nu (Cronenberg, 1991) du côté
de Berlin. Il finira en fuite, torse nu de coda drolatique. En dépit de son
patronyme et de la brume mue du début, pas de référence à la légendaire Hammer,
à Mike Hammer, privé tombeur. Et pas non plus d’étreintes lesbiennes en rime à La
Rivière (2001) de Michel Houellebecq, semblable et méconnaissable
rêverie, assez superbement éclairée par la directrice de la photographie Jeanne
Lapoirie. Lorsque Brieuc m’adressa sa bande-annonce, je pensai aussitôt à Jean
Rollin, j’y repense durant le visionnage, correspondances des cinémas de poètes
désargentés, d’hommes fascinés par les femmes, vampires ou vestales, de
conteurs peu préoccupés de linéarité, d’introduction, de développement et de
conclusion, sacro-sainte trinité du film mainstream,
bien élevé, bien dressé, bien formaté pour rassurer. Ces innombrables produits
rassis, déjà recuits dès le trailer,
Le Meur s’en fiche, sans doute. Il sait qu’ils ne se soucient ni d’une
révolution formelle, ni d’une révolution féminine.
En cela, répétons-nous, For
the Daemon n’appartient pas à la catégorie du cinéma lambda, à
l’affiche le mercredi, à la poubelle mémorielle le lendemain mesquin. Retoqué à
Cannes, on ricane, ce premier essai suscite la curiosité, séduit par sa
sincérité, au risque de l’autarcie, de l’étirement. Quand on élabore pareille
odyssée, on frise le solipsisme, on pèche par manque de chair. Cordt & Celine
s’accorderaient bien une pause crapuleuse, prévoient de se (re)voir ce soir, de
faire de l’exercice exténuant, extatique, à domicile ou même sur leur lieu de
travail, cathédrale de verre dévolue à la rédaction de l’information, nantie
d’une rédaction clairsemée, féminisée. Ils s’abstiennent, l’abstinence étend sa
puissance, sur les courbes des servantes, esclaves affranchies, pas une seule
goutte de sueur, pas un signe de vie vraiment vivante. Le protagoniste
narrateur l’admet volontiers, il lui arrive de penser qu’il évolue dans un
espace-temps figé, glacé, anémié, comme son homologue de L’Invention de Morel
(Bioy Casares, 1940). Il ne s’agit plus de pénétrer le spectacle de la réalité,
il convient de s’évader de la « cabale », c’est-à-dire de la clique alubrique.
La séquence de la cérémonie fonctionne par conséquent de façon déceptive :
pas d’orgie à la Kubrick (Eyes Wide Shut, 1999), pas d’embrassades
saphique, pas d’épiphanie jolie, de révélation des mystères ultimes, appareil
photographique filmant l’origine du monde dorénavant devenue l’alpha et l’oméga
de l’être-là, imaginez Stravinski sacré, printanier, acoquiné à l’hermétique
Heidegger. Le voyage reste (trop) sage, la connaissance, litote biblique ou
dévoilement heuristique, ne survient point. Diffracté dans la glace à trois
faces, l’intervieweur monologue et ses répliques s’apparentent à des scansions,
des itérations, du sampling amplifié.
Une fille manie un squelette de
poussette, plan poignant, paraphe de l’évanouissement des enfants. Les
cellulaires encapsulent les cellules, les solitudes, le dialogue ne se noue
qu’entre répondeurs ou locuteurs (locutrices) escamotés, renvoyés à des
activités dévaluées. La géométrie de l’immeuble dresse à la verticale la
géométrie horizontale, prise en surplomb, des voies de circulation, où les
caisses roulent même en sens inverse, effets spéciaux à la Cocteau. Muni de son
Canon, parmi des canons, le cousin de Candide, fraudeur au fisc, se sidère du
ballet désintégré, désaccordé, désincarné, l’enregistre à son tour, lui-même
immortalisé sur film. Auparavant, il léchait du matériel de cuisine, il
s’interrogeait, couché dans les herbes ensoleillées, magnanimes, alors que ses
collègues sveltes glissaient le long de couloirs déserts, atteintes du syndrome
Demy, la charmante trivialité en chanté congédiée. Le Meur associe profondeur
et hauteur, largeur et grosseur. Il filme à proximité des performeuses, il
cadre les visages de profil ou de face, à portée d’objectif empathique,
distance abolie via une caresse
distante. Dépourvu de la 3D, de l’attirail technologique du plantage de Pina
(Wenders, 2011), il réussit en partie le happening
(méta)physique, improvisé-organisé, du rituel teuton soutenu par une chanson.
Les surimpressions suivent la mélodie, les rythmes de la musique et des
déplacements chorégraphiques s’harmonisent, créent une séquence envoûtante,
proche de la transe, de l’observation, curieux cadrage à ras de terre cousu en
montage alterné à la ronde au creux des pierres précitée. Sur une scène, solo
cosmique, puis final à table, tarot de renouveau. La carte du Mordu indique la
cruauté, les obsessions, incite à l’émancipation.
For the Daemon s’achève une première fois sur un
geste de soumission, de transmission, de réconciliation, se souvenant de La
Création d’Adam de Michel-Ange (1508-12), concorde homoérotique pour
Sixtine transalpine. Il se termine ensuite, pour de bon, dans le fondu au noir
d’une forêt frémissante, où l’Adam allemand s’enfuit fissa. Le
scénariste-réalisateur-monteur-producteur-sound
designer et DP put compter sur les participations de Cord Schwäkendiek, Beate
Lue, Carmen Redecker, Salomé Walbrou ou Celine Yildirim, de la maquilleuse
Sigune Roloff, sur les apports techniques d’Alex Diamantstein & Adam
Richards, précise le générique. À cheval sur le fantastique, la SF, la comédie
de mœurs et l’expérimental, For the Daemon se lit en fable
sociétale, en autobiographie fictive, fictionnelle, pas consensuelle, en
traduction d’émotions, de sensations. La réflexion en action(s) ne se destine
pas à un public sataniste, Dieu merci, plutôt aux cinéphiles aventureux,
anglophones, éventuellement mélomanes, qui acceptent de quitter pendant une
heure vingt leur zone de confort visuel et sonore. Je l’écrivis, je l’écris à
nouveau – le cinéma n’existe pas, contrairement aux cinémas, aux mille et une
manières de le faire, refaire, défaire. La tentative stimulante et inaboutie de
l’opus conjugue les ouvertures et les
fermetures de l’underground numérique,
de la diégèse traditionnelle. Brieuc se réinvente, il raconte, il infuse son
histoire guerrière dans une sensorialité personnelle, apaisante, apaisée. Je ne
détiens aucune vérité, pas même en matière de classé septième art, et seule ma
passion productive du ciné me confère un semblant de légitimité. Je ne
conseillerai pas le correspondant agissant, l’écriture analytique d’ailleurs
elle-même une expression à part entière, sur une autre sphère (planétaire).
Bienveillant Brieuc, continuez,
persévérez, métamorphosez-vous, salissez-vous, excitez-nous, secouez-nous,
utilisez votre adresse au service d’une messe noire lumineuse, pas peureuse,
d’un rite funéraire parfois austère, d’une confrontation avec des fantômes en
reflet. On appelle ça cinéma, poésie, transcendance, on sait, vous et moi, que
cela procède du corps, de la mort, de l’esprit, de l’envie, de la chance et de
l’enfance. En athée assumé, je prie pour nos retrouvailles sur fond de
funérailles et je vous promets, peu importe l’avenir, de parcourir votre
parcours au fil coupant, épuisant, désolant, ravissant des jours. Antique ou
électronique, le démon, en définitive, désigne notre spiritualité, notre élan,
notre énergie. Filmons/écrivons avec et pour lui, puis partageons nos récoltes
et nos éclairs, nos embrasements et nos misères, les deux ou trois raisons de
ne pas désespérer, de célébrer, de saluer, en adulte et amicale simplicité.
2
Rédigé/publié/supprimé l’été dernier,
selon le souhait de l’artiste, surpris par ma prose réactive, reconnaissant et
cependant insatisfait de son « premier jet », le texte supra, inchangé d’un iota, répondait à un film qui n’existe
plus, qui ne disparaît pas. For the Daemon (2019) revient
donc de pas si loin, en version redux
point rallongée, plutôt retravaillée. Délesté d’une dizaine de minutes, doté de
sous-titres, d’indications topographiques, chronologiques, le voyage aux airs
de déjà-vu, salut à la chanson de conclusion, commence maintenant comme Vidéodrome
(Cronenberg, 1983), inclut de la radio de commando,
Sarah Grether en virago au micro, surtout
une scène sexy assortie d’un
« datcha bdsm lover », doux Seigneur. Brieuc Le Meur s’entretint en
MP sur FB avec votre serviteur et semble ici se souvenir de mes recommandations
à davantage d’incarnation. Si l’onirique éveillé se voit ainsi renforcé,
l’érotique s’efface face au drolatique, relecture de vaudeville triangulaire. Comique,
anecdotique, la situation ratifie les rôles renversés, redouble en privé le
rapport de forces permuté, accepté, un(e) dentiste rectifiera les minimes
dégâts du jeu sexuel et cynophile, entre partenaires totalement consentants,
n’éloignez pas les enfants. Consœur campagnarde de la Maîtresse spécialisée de Barbet
(Schroeder, 1975), Celine admet son attente de maternité, Cordt papote à propos
de son « sperme super », le soumis retrouve la parole et s’identifie
tel un « intellectuel ». Impitoyable, la rédactrice à cravache potache
congédie le journaliste, recadre son esclave, résume la suprématie des
machines, amen, tandis que le
surdécoupage accompagne le stress du reporter sous pression, contraste du
calme des lieux.
Ceci suscite deux réflexions, sur le
temps et le mouvement. Un ouvrage ne va pas plus vite parce qu’écourté, la
rapidité ne dépend pas de la vitesse mais de la vélocité, de la subjectivité,
de la façon dont la durée des plans dialogue en interne et en externe, au sein
de l’ensemble et durant le déroulement. Cinéaste proustien, Sergio Leone faisait
l’éloge de la lenteur, pas de la longueur, étirait sans ennuyer. Le ressenti
temporel individuel s’aligne rarement sur l’arbitraire objectivité des horloges,
et en salle, à domicile, le spectateur éprouve parfaitement des temporalités
différentes de l’écoulement quotidien, professionnel, interpersonnel. Même
vitaminé, réordonné, For the Daemon conserve par
conséquent sa qualité, sa limite, de trip
psychotronique. Ensuite, le matériau filmique se pratique en Meccano en solo,
je monte, je démonte, je remonte des moments, je déconstruis une chorégraphie,
je permute du tumulte, je teste des contextes. En dépit du chaos de la RKO, La
Splendeur des Amberson (Welles, 1942) conserve sa sorcellerie, son
rythme nostalgique, sa cruauté hypnotique. On sent, derrière les décisions des
monteurs Moss, Wise, Robson, l’inspiration d’Orson, on garde le filigrane
du chef-d’œuvre à moitié violé, car la personnalité sur toile, sens duel, ne
saurait se dissoudre in extenso :
découpé, redécoupé, Picasso persiste en Picasso. Moins hermétique, plus
énergique, For the Daemon ne modifie ni son ADN ni sa donne, produit à
distance, dix mois après son initiale naissance, un effet similaire, à peine
différencié. Le work in progress à
base de grande prêtresse se prêtait certes à la manipulation, à la
reconfiguration, toutefois le cœur de Cordt s’émancipe de la cadence imposée,
repensée, CQFD de l’intégrité malléable de l’objet filmé.
En l’état, la danse du
« j’avance », de la seconde « chance », idiotismes
transfusés du français, n’ouvre pas un nouvel horizon. Alors convient-il de
voir en cette seconde version une tentative stérile, un aménagement
inutile ? Bien sûr que non, il faut l’apprécier en témoignage
d’incertitude, de modestie, en preuve d’audace, d’honnêteté. Sculpture sonore
de corps et de décors, l’art de Brieuc Le Meur ne se caractérise pas par son
arrogance, se définit par son exigence. Sensible ou non à ses expérimentations,
ses représentations, scéniques, acoustiques, poétiques, politiques,
c’est-à-dire productions collectives et singularisées placées au milieu de la
Cité, berlinoise ou numérisée, la sincérité de son travail mérite l’estime, la
sensation, la transmission. Qu’importe s’il tacle le psychodrame de Notre-Dame,
ses « démons » se diffusent à bon escient, multiples et stimulants
présents.
Commentaires
Enregistrer un commentaire