My Bernard Herrmann : Anatomie d’une discographie


Du « citoyen » Kane au chauffeur de taxi, repères de leur noire et lumineuse galaxie.


La vie et l’œuvre de Bernard Herrmann s’avèrent désormais largement documentées. On renvoie donc le lecteur (anglophone) vers les travaux de Steven C. Smith (A Heart at Fire’s Center: The Life and Music of Bernard Herrmann, biographie essentielle, en effet « de référence », à la fois technique et intimiste), de Christopher Palmer (The Composer in Hollywood, essai « polyphonique » et chronologique, où l’auteur replace le compositeur dans le contexte hollywoodien des années 30 à 50, parmi Max Steiner, Erich Wolfgang Korngold, Alfred Newman, Franz Waxman, Dimitri Tiomkin, Roy Webb, Miklós Rózsa, Alex North, Elmer Bernstein et Leonard Rosenman) ou le documentaire de Joshua Waletzky (Music For The Movies: Bernard Herrmann, cinquante-huit minutes assez éclairantes, avec notamment la participation de l’émérite Royal S. Brown), sans omettre les quelques pages précises et pertinentes (le caractère tragique conféré à l’amourette ferroviaire de La Mort aux trousses, par exemple) de Michel Chion dans La Musique au cinéma, le panorama synthétique, un brin superficiel, de Jean-Pierre Eugène (La Musique dans les films d’Alfred Hitchcock) ou le site de la Bernard Herrmann Society, qui propose de nombreuses entrées, dont un forum, des articles thématiques et un « catalogue raisonné », commenté, en sus d’un délectable entretien accordé par le musicien au « royal » universitaire durant le dubbing de l’inoubliable et obsédant (métrage + partition) Obsession, peu de temps avant son décès (en décembre 1975) au lendemain de l’enregistrement d’un certain Taxi Driver. Pour « faire bonne mesure », expression ici adéquate, on mentionnera en outre les « collatéraux » Moi, Orson Welles, recueil roboratif de dialogues avec Peter Bogdanovich, le luxueux L’Art d’Alfred Hitchcock : 50 ans de films assorti de son prolongement « polémique », La Face cachée d’un génie : La vraie vie d’Alfred Hitchcock, tous deux signés bien sûr par Donald Spoto.     

Contrairement (ou en complément) à tout ceci, on propose à l’auditeur principalement d’entendre (d’écouter) la musique de Bernard Herrmann, souvent dans son intégralité, ou alors sous la forme de « suites » d’occasion, de montages-échantillons sonores. Deux principes guidèrent notre sélection : l’identité des sources (l’enregistrement mis en ligne doit correspondre parfaitement ou se rapprocher le plus possible de celui gravé sur CD) et leur disponibilité (rien sur Williamsburg: the Story of a Patriot, rarissime biopic de 1956, d’ailleurs réduit à une poignée de minutes sur disque, tant pis). Dans ce parcours subjectif assumé, à ne pas confondre avec une quelconque exhaustivité, les « classiques » alternent avec les raretés, à l’instar de ces versions vocales (et improbables, reconnaissons-le) de Sueurs froides et Pas de printemps pour Marnie (Richard Chamberlain s’en sortit mieux pour Joy in the Morning). Parfois, un film se voit illustré par plusieurs items, tel le liminaire et matriciel Citizen Kane, œuvre d’une grande richesse visuelle, intellectuelle, émotionnelle et, aussi, musicale, où Herrmann (et Welles, n’en déplaise à cette conne « révisionniste » de Pauline Kael) récapitule avec brio, virtuosité, tout ce qu’il apprit à la radio et en dehors, en même temps qu’il esquisse les bases déjà significatives, puissantes et affirmées d’un style unique, singulier, qui le caractérise à la façon d’empreintes digitales (il use lui-même de cette métaphore, déplorant les instrumentations cédées à d’autres, les orchestrations d’emprunt ou de « seconde main », petite pique, peut-être, au tandem Jerry Goldsmith/Arthur Morton, plus vraisemblablement, à une industrie américaine du divertissement sonnant, trébuchant et syndiqué, au sein de laquelle le « travail à la chaîne » et la division des postes relèvent davantage du fordisme transposé que de l’esthétique fordienne). Quand l’opus (lexique idoine) prend la forme d’une anthologie, nous présentons les affiches concernées, manière de distinguer, différencier, de surprendre, également (cf. les langiennes acclimatations italiennes du Faux Coupable).

Irréductible à son application à l’écran (on recommande la découverte des « pièces de concert », particulièrement l’épique Moby Dick, l’ample et délicate Symphonie numéro 1, hélas « orpheline », le poignant For the Fallen, dédié à ceux « tombés » durant la Seconde Guerre mondiale, l’élégiaque Souvenirs de voyage), à de fécondes collaborations (Welles, Hitchcock, au ciné ou à la TV, De Palma mais encore William Dieterle, Mankiewicz, Rod Serling, Ray Harryhausen, Henry King, Hathaway ou Truffaut), à des instrumentalisations sympathiques (Lady pas Gaga, affirmée Born This Way, le pilote en sueur, refroidi, de la réussie American Horror Story) ou clairement à la con – adoptons le ton notoirement acerbe de « Benny » –, celles de la grenouille Terry Gilliam se prenant pour le bœuf Chris Marker (L’Armée des douze singes, ennuyeuse plutôt que vertigineuse), du surfait Gus Van Sant (Psychose bis, risible et stérile ersatz arty, qui nous remet en mémoire Henri Jeanson, scénariste scatologique, se gaussant à propos des Espions de Clouzot : « Il a fait Kafka dans sa culotte »), de Tarantino ou Michel Hazanavicius, gens sans talent sinon celui de recycler, parasiter, celui d’autrui, la musique de Bernard Herrmann lui ressemble à chaque note, « cellule », motif, leitmotiv. Au croisement du romantisme et du sérialisme, du folklore et de l’impressionnisme, de la narration et de l’expérimentation, du spectacle et de l’intériorité, elle ne rime finalement avec aucune autre, peu importe le jeu des influences, des admirations, des transmissions (Charles Ives, pas seulement). Anglophile (il s’installa à Londres, en écho à Kubrick, il enregistra un généreux et very great Great British Film Music associant William Walton, Constant Lambert, Arnold Bax, Arthur Benjamin, remember la cantate « orageuse » de L’Homme qui en savait trop, Ralph Vaughan Williams + Arthur Bliss) et très américain, homme de culture et de rupture(s), lecteur attentif et analyste judicieux (spécialement lorsqu’il se penche sur la duelle production britannique, entre un Benjamin Britten « moderniste » et un Edmund Rubbra « traditionaliste »), Herrmann arbora toujours un individualisme idiosyncrasique mâtiné d’amitiés avérées (Welles lui obtint le OK de la RKO, Alfred Newman, accessoirement signataire de la fameuse fanfare du studio, le convia à la Fox).

La sincérité, la radicalité, l’indépendance (à l’époque du Rideau déchiré, il sut dire non à Hitch et avant tout à Lew Wasserman, grand manitou de Universal, il se ficha de risquer l’excommunication d’un Friedkin converti en Exorciste de style) se paient au prix de l’hostilité, de la (mauvaise) réputation (proverbial « mauvais caractère »), de la solitude (malgré ou à cause de trois mariages et de deux enfants, duo de filles aux prénoms, Dorothy & Wendy, empruntés au Magicien d’Oz et à Peter Pan !), a fortiori dans un milieu foncièrement « pourri », régi par le fric, le trafic, les fa(r)ces hypocrites. Plus profondément, le compositeur de musique (et pas le « musicien de cinéma », les deux veines réconciliées le temps du frénétique Concerto Macabre de Hangover Square) éprouva sans cesse, son œuvre par essence existentielle le prouve avec une candeur superbe (double acception) et impudique, l’extase et l’agonie de la vie, sa beauté, sa mélancolie, sa noblesse et sa sauvagerie. Tragique par nature, par goût, l’artiste peu mondain, enclin aux courbettes, ne s’aventura guère, en bonne logique symbolique, au pays phonique du rire : le thème de Mais qui a tué Harry ?, débonnaire, devient vite automnal, celui du Faux Coupable passe des flonflons à la grimace, celui de Twisted Nerve débute comme du Tati avant que le sifflement ne s’enlise dans une comptine orchestrale de cinglé à la Sisters. Une quarantaine d’années après sa disparition, son corpus (musical, astral, mémoriel, numérisé) continue à sidérer par sa modernité, son immédiateté, son intelligence pragmatique des images et son insoumise autonomie par rapport à elles (les disques se savourent par et en eux-mêmes).

Même si des correspondances se tissent entre son travail et les ouvrages d’un Ennio Morricone (l’harmonica menaçant de Il était une fois dans l’Ouest reviendra dans The Night Digger) d’un Pino Donaggio (successeur sur Carrie au bal du diable, et pour cause, en l’occurrence « de décès »), d’un Howard Shore (Chromosome 3 ou le Psychose canadien, la bouleversante coda de Fahrenheit 451 retrouvée dans l’ouverture de Faux-semblants, Ed Wood et son thérémine cheap, filial), d’un Ryūichi Sakamoto (Talons aiguilles, mélodrame maternel à la Marnie, nanti d’une Victoria baptisée Rebeca, voilà, voilà, sans compter que le Japonais délivra sa propre lecture des Hauts de Hurlevent, quatre décennies après le bel opéra de Benny), d’un Danny Elfman (cartographie caverneuse, « au centre de la terre » et du territoire du justicier névrosé de Gotham, Batman, le thérémine, idem, sarcastique et stellaire de Mars Attacks!), il convient de remercier en premier (lieu dématérialisé) ceux qui surent maintenir vive la flamme de l’incandescent Herrmann, en miroir de sa mission « éducative », les Elmer Bernstein, Tony Bremner, Charles Gerhardt, Laurie Johnson, John Lasher, Muir Mathieson, Joel McNeely ou William T. Stromberg (une pensée particulière pour David Blume, arrangeur doué, inspiré, du jazz funèbre et urbain offert à Scorsese pour le « chemin de croix » autarcique, politique, hystérique et ironique de Travis Bickle, cette BO-là notre inaugural achat, naguère, au siècle dernier, conjointement au lecteur CD/DVD, eh ouais). Oui, le corpus herrmannien, grâce à eux tous, chefs d’orchestre ou producteurs soutenus par divers labels (Arista, Decca, Milan, Marco Polo, MCA, RCA, Rhino Movie Music, Silva Screen, Southern Cross, Varèse Sarabande, les Allemands de Tsunami, les Australiens de Fifth Continent Music Classics et Preamble), aujourd’hui par des fans cosmopolites on line, se porte bien, tant mieux et enfin. Il comporte de surcroît, retour au cinéma, afin de finir cet article (sous-titre de salut à Preminger) aux allures de boucle bouclée, de célébration quasiment autobiographique (écrire sur Le Voyeur reviendrait, jusqu’à un certain point, un point certain, à se regarder dans le miroir ; préférons le relais identitaire du son, disons), moult trésors à exhumer, à partager (pistes personnelles : le lyrique Jane Eyre, les « fondantes » Neiges du Kilimandjaro, pas celles de Robert Guédiguian, pourtant, les nocturnes soyeux de La Sorcière blanche, la douceur terrible de Tendre est la nuit, ah, Jennifer Jones for ever).


Gare aux superlatifs superflus, aux hyperboles d’école, au palmarès au rabais : à défaut d’être « le plus grand », Bernard Herrmann, pour nous, en tout cas, s’aime et se comprend (mystérieusement, magnifiquement) comme (probablement) le plus exemplaire et le plus fraternel des complets (il dirigea ses créations itou) auteurs musicaux amoureux de radio, d’opéra (on opine à son estime pour le mésestimé, myopie du snobisme, Puccini) et de cinéma, un vrai maestro et un homme au cœur à raison brûlant, vibrant, à jamais (double éternité fragile de la mélomanie, de la cinéphilie) vivant via ses scores, encore et encore, pour toujours, au synthétiseur Moog ou à l’organique viole d’amour.

Commentaires

  1. Très beau billet riche de références et notes instructives, grâce auquel je découvre beaucoup, très bel hommage à un maestro qui en bon admirateur de Berlioz, non seulement fait appel dans sa musique à des instruments non habituels, mais également traite de manière à la fois harmonique classique mais aussi non conventionnelle la composition très moderne de ses pièces écrites pour de nombreux films divers et variés mais toujours de qualité...Simplification à tous niveaux pour mettre en lumière le sentiment portée au niveau quasi de l'extase, amour ou horreur,
    peut-être son origine russe colore ainsi sa musique si singulière.
    Bernard Herrmann, discusses the works of Carl Ruggles with presenter John Amis in 1971. He also conducts a performance of the composer's Angels for six muted trumpets.
    https://www.youtube.com/watch?v=mVqlMklOboE

    RépondreSupprimer
  2. Juste analyse de votre part, amicale mélomane...
    Puisque l'hiver s'en vient, puisque la lecture s'en va, voilà :
    https://www.youtube.com/watch?v=RfUd_EAn-a4

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir