La Femme modèle : Le Vrai Scénario de Suso Cecchi d’Amico
« Cherchez la femme »,
dans l’ombre, parmi des hommes, majeure et méconnue.
Sinon dans les univers parallèles de
la physique quantique – notez la simultanéité des travaux de Max Planck &
Marcel Proust, comprenez que seuls les béotiens opposent encore l’art et la
science, pourtant liés par l’imagination, l’intuition, la projection en partage, vers l’équation ou l’écran –, nous ne
verrons jamais À la recherche du temps perdu selon Luchino Visconti, mais la
filmographie du « comte rouge » possède, certo, une saveur très
proustienne, surtout la « trilogie » Senso, Le
Guépard et Mort à Venise, description en trois temps (valse de
réminiscences) d’un monde qui n’en finit pas de mourir, de ressusciter,
contaminé par la lâcheté, l’opportunisme, l’indifférence du présent (Ludwig
ou le Crépuscule des dieux rajoutera la folie, Violence et Passion la
vulgarité, L’Innocent, l’adultère), ranimé-encapsulé dans l’immortalité
fragile du film. Il conviendra par conséquent de se contenter du scénario rédigé à quatre
mains, publié en français, en italien, une centaine de scènes apparemment bien
peu obscènes, découpage en pages de catleya qui tache, voilà. En attendant cet
improbable instant, dressons à grands traits, allegro, pour ainsi dire, le
portrait d’un auteur modeste et sincère, essentiel et précieux dans son
parcours à travers soixante ans de cinéma transalpin. Née Giovanna
(affectueusement surnommée Suso par ses proches), romaine, fille d’une artiste peintre
originaire de Toscane (Leonetta Pieraccini) et d’un écrivain-producteur,
belle-fille du critique littéraire d’Amico (elle épouse son fils, Fedele,
surnommé Lele) puis journaliste à l’ombre du fascisme (le papa dirigea
l’étatique société Cines, molto mussolinienne), traductrice (Caldwell, Thomas
Hardy, Hemingway, Shakespeare, des pièces, déjà, mises en scène par Visconti), suite
à sa formation de bonne éducation à l’étranger (Suisse et Angleterre) et
fonctionnaire (au Commerce extérieur), elle démarre (et nourrit le couple, son
mari musicologue en mauvaise santé, auparavant catholique communiste clandestin)
par un faux départ (Avatar, d’après Gautier, rien à voir, donc, avec Cameron)
flanquée d’Ennio Flaiano, émerge en pool
(usage local, cf. les alliages et les permutations entre Leonardo Benvenuti,
Vitaliano Brancati, Piero De Bernardi, Enrico Medioli ou le fameux duo Age et
Scarpelli) autour du paternel pour Mio figlio professore (1946).
Après des collaborations avec Renato
Castellani, Alberto Lattuada (Le Crime de Giovanni Episcopo, l’un
des premiers scripts d’un certain
Federico Fellini) ou Luigi Zampa (dont L’Honorable Angelina, matrice de son
amitié avec la Magnani, bourgeoise grimée en prolétaire pour l’éternité de la
cinéphilie), la célébrité la rejoint vite, via
Le
Voleur de bicyclette (co-signature de Cesare Zavattini) et Miracle
à Milan, tous deux signés Vittorio De Sica (elle suggéra de changer
significativement la fin du roman de Luigi Bartolini, imposant une humiliation supplémentaire, salvatrice, du géniteur,
lui-même improvisé détrousseur de deux roues devant son marmot désolé). William
Wyler, insatisfait du travail de Ben Hecht, l’engage avec Flaiano afin de
conférer un parfum « typiquement » italien aux Vacances romaines
d’Audrey Hepburn et Gregory Peck, dans leur estival conte de fées moderne
d’opérette à vespa. À partir de 1951 débute le tandem formel, voire formaliste (ils évitèrent toujours de se
tutoyer), avec Luchino Visconti : Bellissima (1951), Nous
les femmes (1953), Senso (1954), Nuits blanches (1957), Rocco
et ses frères (1960, avec contribution non négligeable des méridionaux
Pasquale Festa Campanile et Massimo Franciosa), Sandra (1965), Ludwig
(1972). Comme pour Le Guépard (1963, omission de l’épilogue littéraire à la Dumas,
sis vingt ans plus tard), le cinéaste s’occupe de l’ébauche, de l’ossature, et
la scénariste se charge d’animer tout cela, de lui donner corps, voix,
mouvement (elle étudia même dans un cahier d’écolière le « squelette »
de La
Splendeur des Amberson). En 1967, il caro Luchino transpose Camus et
s’empresse de rêver à Proust, La Recherche structurée (condensée)
autour d’une double histoire d’amour, entre le narrateur (Delon, mettons) et
Albertine, entre Charlus (un alter ego
pour l’aristocrate de Modrone) et Morel (infidèle Helmut Berger, of course).
Suso Cecchi d’Amico écrivit aussi
pour Luigi Comencini (signalons, à la TV, Les Aventures de Pinocchio + une
adaptation de La storia d’Elsa Morante ; dans ce format, citons itou le Jésus
de Nazareth avec l’intense Robert Powell pour Franco Zeffirelli,
retrouvé après La Mégère apprivoisée de 1967, François et le Chemin du soleil
de 1972, duo en salle), Mario Monicelli (Mastroianni en Casanova 70, sorti en
1965, peu avant le Dracula 73 d’Alan Gibson avec Christopher Lee, nomination à
l’Oscar à la clé). Un doublé de prix « panoramiques » (life achievement, dit-on
outre-Atlantique) vint couronner tout ceci, d’abord en 1980 à Rome (cérémonie
des David di Donatello, leurs César à eux), ensuite en 1994 à Venise, lion doré
pour une lionne qui continua de rugir grâce à sa descendance pareillement
« du métier » (Caterina la directrice du Centro Sperimentale di
Cinematografia, la Fémis de la péninsule, Silvia la productrice et Masolino le
critique, professeur et traducteur, boucle bouclée au carré, si l’on osait le
formuler, la fille de celui-ci s’en allant également s’entretenir avec son
émérite grand-mère, le temps d’un recueil autobiographique d’histoires sur le
cinéma italien, entre « autres choses »). Cultivée, élégante,
intelligente, simple, directe, cette « héritière » à la Bourdieu
fréquenta dans son adolescence le lycée français Chateaubriand, adulte se mit,
on le disait, à travailler, une première dans la famille très à l’aise
financièrement. Au sein de sa maison à quelques pas de la Villa Borghèse, la voici
en compagnie majoritairement de mâles à trimer sur des trames de cinéma, à
tresser la vérité des amitiés, des complicités, l’intimité des récits, à des
fictions en miroir d’une nation qui parvint à se regarder elle-même, comme
aucune avant ni après, au reflet doux-amer de ses images-mirages, paysages
psychiques à la fois ludiques et tragiques.
Honorée au MoMA en 2005 sous le familier
intitulé « Happy birthday Suso! », celle que l’on surnommait là-bas,
assez justement, the great lady of italian cinema, cette dame
unique à plus d’un (une centaine de) titre(s), morte quasiment centenaire (d’un
cancer) en 2010, résuma en outre sa pratique avec une exemplaire
lucidité : « Lo sceneggiatore non è uno scrittore ; è un cineasta e,
come tale, non deve rincorrere le parole, bensì le immagini. Deve scrivere con
gli occhi ». Sa filmographie, qu’on se le dise, comporte, sans surprise,
des partenariats avec la France, co-production d’alors (ou leur souvenir)
oblige, en la personne de René Clément (Au-delà des grilles, 1949), Hervé
Bromberger & René Clair (Les Quatre Vérités, film à sketches de 1962), de José Pinheiro (Les
Mots pour le dire, 1984), des « escapades » en compagnie de Melville Shavelson (C’est arrivé à Naples,
1960), Guy Hamilton (Le Meilleur Ennemi, 1961), Michael
Cacoyannis (L’Épave, idem), Derek
Jarman (Caravaggio, 1986), Nikita Mikhalkov (Les Yeux noirs, 1987) ou
de Scorsese pour son documentaire un brin lacunaire (Mon voyage en Italie,
1999) et même quand elle participe à un western
(L’Homme,
l’Orgueil et la Vengeance, Luigi Bazzoni, 1967), il s’agit d’une
relecture de la Carmen de Mérimée… Du vaste corpus
scénaristique se remarque bien sûr son tribut aux univers d’Antonioni (Les
Vaincus, La Dame sans camélias, Femmes entre elles) et Rosi (Le
Défi, Profession Magliari, Salvatore Giuliano) et l’on se
bornera, ici, dans ce cadre volontairement réduit, à égrener une poignée
d’œuvres à (re)découvrir, classées par ordre chronologique : Fabiola
d’Alessandro Blasetti (Michèle Morgan en progéniture de sénateur romain
convertie au christianisme sentimental), le Kean de Vittorio Gassman
(mieux que Belmondo ?), Le Pigeon (réellement plumé) de Mario
Monicelli, Été violent de Valerio Zurlini (loué par nos soins), le
sensible Casanova, un adolescent à Venise de Comencini, l’historique Metello
de Mauro Bolognini, le curieux Il diavolo nel cervello de Sergio
Sollima, le choral Pourvu que ce soit une fille (Monicelli, ancora, vingt films
ensemble, si l’on dénombre celui de Crisitna, fifille à son papa, La
fine è nota).
Éphémère actrice pour Monicelli (le sketch liminaire et coupé de Boccace
70, 1962), librettiste tout autant express
pour Nino Rota (I due timidi, opéra de radio en un acte diffusé sur la RAI en
1953), admiratrice du Rossellini de Rome, ville ouverte, elle se voit décerner un titre universitaire honorifique en 1988
(langues et littérature étrangères) à Bari, donne encore son nom (depuis 2012)
à une récompense du meilleur scénario à protagoniste féminin remise (le 21
juillet, jour de sa naissance) du côté de Rosignano Marittimo, villégiature
toscane de l’intéressée. Scénariste-styliste (la Designing Woman de
Minnelli en VO), Suso Cecchi d’Amico sut tailler sur mesure, façon haute
couture, des costumes narratifs et expressifs pour des créateurs (de films,
accessoirement de modes) masculins et des interprètes (des deux sexes) souvent
remarquables. À l’intérieur d’ouvrages par définition et tradition collectifs,
surplombés, transcendés ou non, par une vision individuelle (le cinéma, cet art
singulier à plusieurs), sa « petite musique » (mélancolique et
humoristique) persiste à résonner, à se manifester, dans une réplique, dans un
geste, dans une situation : celle qui ne se prit à aucun moment pour un
auteur (au sens auteuriste du terme) réussit à instiller une vraie personnalité
dans des métrages obscurs ou renommés, laissant à autrui la vaine guéguerre du
scénario contre la réalisation, et inversement – una donna bravissima, si.
Encore un fleuron en bonne place dans mon Panthéon des billets du Miroir des Fantômes, merci pour ce très bel hommage justement écrit en mémoire d'une grande dame en partie autodidacte pour qui "le scénario est le cocon, et le film le papillon"...
RépondreSupprimerL'éternelle histoire de la carte et du territoire :
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