Le Brasier : Démineurs


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre d’Éric Barbier.


Le Brasier ne s’embrase jamais, Le Brasier embarrasse souvent. Cela sent mauvais, cela sent le coup de grisou (ou de Trafalgar) dès le générique de début, salmigondis supposé sensoriel de surimpressions où les gueules noires grimaçantes alternent avec les lettres blanches. Cela se poursuit avec un scénario schizo, qui essaie de jouer sur deux tableaux, l’individuel et le collectif, qui mêle maladroitement amourette, galipettes, contexte et grève. Avec un art de la nuance, de la subtilité, propre à un Yves Boisset, le Barbier (pas de Séville, de Sibérie ni de la Fleet Street de Sondheim et Burton) entend édifier son spectateur à propos du rude labeur des mineurs, de la montée du racisme et de l’anticommunisme bruns dans la France rance (dirait un Philippe Sollers) des années 30. Du côté de Trieux, personne de joyeux ; dans ce Nord reconstitué en Pologne et en Belgique (nonobstant un bal tourné à Tourcoing), peu de motifs à donner la trique. Les femmes, on les avise, on les baise, on les engrosse, on les délaisse, on les embrasse à travers une grille avant de les perdre pour toujours. Les mecs, on les tabasse, dès le plus jeune âge, on les affronte au fond (au sommet, plus exactement) du puits, on les retient brièvement en otage, on leur tape sur la tronche au centre d’un ring, on brûle leur tête de maudit prophète sur des affiches de meeting et eux-mêmes achèvent (bien) les chevaux à coup de gourdin (expertise de Mario Luraschi, ouf, la SPA respire). Les gentils, clairement définis, se défendent contre des méchants vraiment pas marrants : le bon père de famille polack et boxeur très amateur perd son ultime combat mais regagne son honneur (qui dit Nous avons gagné ce soir de Robert Wise ?), évite de devenir, in fine, une pure pute aux basques du pouvoir médiatique et politique.



Le directeur de journal, avec ses faux airs d’Artaud au bout du rouleau (Serge Merlin, vu dans le Danton de Wajda, recruté pour La Cité des enfants perdus puis Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain), se présente aux élections municipales (contre la racaille rouge, of course) et se pique le soir, drogué à sa médiocrité, à son hubris provinciale. Victor, fils un brin rebelle, rejeté pour ses progénitures naturelles, fait la bise sur le front à son petit  frère si blond venu de Varsovie décéder ici, victime d’un éboulement souterrain, Gavroche à la lampe torche. Alice, la fille des Français de souche, presque de riches, s’en éprend un moment, avant d’épouser son pitoyable violeur de wagon, avant de sangloter dans sa robe de mariée (et les bras de sa compréhensive amie) immaculée sur fond de terril noirci, obscur. Les Roméo et Juliette charbonneux font de leur mieux afin de faire croire à leur histoire tressée à l’Histoire, d’émouvoir et d’alerter le regard contemporain de 1990 (un didactique carton final souligne à la fois l’embrasement à venir de l’Europe et la dimension moderne, d’avertissement au présent désormais passé, de la reconstitution des événements soixante ans après). Barbier, débutant trentenaire, se verrait bien en prédécesseur de Berri, il n’arrive qu’à la cheville, guère élevée, de Jeunet (notez François Hanss, sbire de Boutonnat, et Darius Khondji, crédité en chef-opérateur, à la tête de la deuxième équipe à Łódź). Il se voudrait en avatar du Buñuel tenant Le Journal d’une femme de chambre (Octave Garnier, l’adversaire ganté, remplace Octave Mirbeau, so) et se contente d’annoncer, en mode dépressif, le Christophe Barratier nostalgique et vintage de Faubourg 36. Les scènes de combats visent (en couleurs) à l’aise le Raging Bull de Scorsese et s’avèrent inférieures à celles du Retour de  don Camillo par Duvivier.



Son romantisme voudrait rimer avec L’Atalante (prix Jean-Vigo à la clé) et se viande, voilà, vers la telenovela. Quel dommage, pour lui et le cinéphile en ligne, que des films de la trempe (de la renommée) de La Belle Équipe, Le Crime de monsieur Lange, La Règle du jeu ou Le Quai des brumes, précèdent le sien, hein, et quelle pitié que le message bien-pensant (dans la famille Le Pen, on demande le père) passe à ce point inaperçu (insuccès de la fresque en salle), se voit oblitéré, une décennie après, par le principe de réalité, la vox populi des urnes (exit Jospin, victime d’un dixit séisme politique en psychodrame national ; en 2017, il faudra donc choisir, ou pas, entre la walkyrie décatie et ses prétendants désespérants, gang bang grossier, putassier, en caricature de la démocratie). Flanqué de son frère (il novélisa son maigre script), distribué par la Warner, nanti d’une manne financière (Pour cent briques, t’as plus rien... comme l’affirmait Molinaro en 1982) plus que confortable – misère obscène de parvenu à portraiturer de cette manière la pauvreté du peuple ouvrier, aporie du cinéma, du système de production, et si l’on hésite à le soutenir, à valider ses produits, on passe fissa pour un mauvais Français, un sale critique bolchevique, remember la querelle totalement oubliée de Serge Daney dans les Cahiers du cinéma avec Claude B. à l’époque de son Germinal de luxe à lui –, Éric Barbier enfile les effets, ralentis, courts travellings avant ou circulaires, scansions de plans d’ensemble panoramiques, plongée dans la bouche d’ombre muette ou le silo à la Star Wars, une de journal factice, fausses actualités redondantes reconstituées, palme remise à un plan suffisamment hilarant d’horloge-anamorphose.



En définitive, en vérité, sous les bonnes intentions de saison, sous le marxisme d’école primaire (le patron patelin fait une apparition pendu au téléphone, les syndicats font de la figuration le temps d’une confrontation), derrière l’alibi sociologique, il s’agit de jouer au jeu censé masculin de celui qui possède la plus grosse. Tout Le Brasier s’éclaire alors d’un sous-texte révélateur, freudien, badin, qui participe du comique involontaire de l’entreprise ploutocratique, pas épique et surtout lubrique. Une foreuse à faire pâlir la perceuse phallique de Body Double pénètre interminablement et à plusieurs reprises la paroi utérine, son manipulateur les dents serrées, les traits déformés par l’effort, tel un étalon ou un performeur enténébré de blue movie. Alice, prise entre deux hommes, entre deux pénis, relecture aux ongles et aux bas de laine noirs du léger, transparent, Jules et Jim, disparaît finalement dans le vagin sans fond (double acception) des événements, du hors-champ (le film ne laisse aucune empreinte résiduelle, aussitôt vu et enterré). La conscience et lutte politique, économique, la solidarité conflictuelle sur le point d’apparaître, s’apparentent à un combat de coqs vaguement homoérotique (Barr, saint Sébastien enfantin), à une joute sous la ceinture logiquement et symboliquement dénouée dans un décor vertical, abyssal, relisant et transposant l’anatomie génitale (ou anale) féminine. Atteint du syndrome du démiurge qui urge (montage ad hoc, à la hache, trois dames à l’ouvrage), le cinéaste, malgré un relatif sens du cadre, ne prend pas la peine d’animer ses silhouettes suspectes de démagogie, de mièvrerie, de leur conférer une seconde un semblant de vie, de liberté – il les instrumentalise dans son projet (sincère, sans doute, autant que la partition pachydermique, aux accents herrmanniens recyclés, de Frédéric Talgorn, et alors, depuis quand doit-on évaluer une œuvre sur ce critère de base, condition sine qua non de l’expression ?) boursouflé et dégonflé, il cristallise et exhibe les enjeux latents, affligeants, de sa baudruche en peluche (peu importe la présence d’un conseiller minier, gadget documentaire, puisque à aucun moment la violence congénitale du milieu ne mord l’œil ou l’oreille), de sa montagne-souris reçue avec une indifférence cinglante (critique, publique) hélas cette fois justifiée.



Pour information et mémoire, Mister Barbier commit un peu plus tard le risible Serpent, similaire et explicite duel de mecs en replay acclimaté de Cape Fear. Concluons, bons compagnons : en dépit d’une direction artistique irréprochable, évocatrice (Jacques Bufnoir, Zidi, Arcady, Lelouch, Wargnier, un César pour Indochine + La Boum, Les Spécialistes, Chouans !), d’une direction de la photographie soignée, inspirée (Thierry Arbogast, Besson & Téchiné mais aussi Femme fatale), de la candeur charmante d’un acteur limité (Jean-Marc B., Le Grand Bleu troqué contre le grand noir), de la beauté assez bouleversante de la vibrante (délicieusement accentuée) et chère Maruschka Detmers, dans la vraie vie compagne de son mari-ennemi fictif feu Thierry Fortineau, criminellement réduite à incarner les utilités, du caméo aimable de François Hadji-Lazaro, garçon boucher non dépourvu de grâce et de solidité, Le Brasier n’embrase personne et dut embarrasser son producteur, l’éminent Jean-François Lepetit (grand amateur de trio d’hommes avec couffin, au secours !), secondé par la TV assortie de la participation du Ministère de la Culture, de la Communication, des Grands Travaux et du Bicentenaire, bigre, en paraphe officiel d’un art idem, d’un académisme de téléfilm hypertrophié, anémié, décharné (l’envahissant doublage du tournage deviné en anglais n’arrange rien, certes). On peut néanmoins le recommander pour une double soirée thématique – dans la foulée avariée, Les Amants du Pont-Neuf du sieur Carax – autour de l’arrogance et de la dérisoire folie des grandeurs de réalisateurs pris pour des visionnaires aveuglés, des enfants gâtés doués, des architectes de boîtes d’allumettes. Jaurès, réveille-toi, ils sont devenus fous, psalmodiait Brel ; variante : mous du genou et d’autre chose.



PS : on invite à découvrir en antidote la trilogie des souvenirs transcendés, désargentés, de Bill Douglas, sise dans une imagerie fraternelle (double sens). Si la morale du point du vue et du budget vaut en problématique scolaire, rassie, pour étudiant de cinéma, cette curieuse espèce, et encore, les ouvrages du Britannique démontrent magistralement que l’on peut atteindre beaucoup avec peu, que les gueux supportent mal le pathos, que le cinéma, en tout cas celui qui nous intéresse ou passionne, ne saurait se confondre avec un album en mouvement, un livre d’images (un manuel historique, mélodramatique) bien trop sage pour pupilles puériles, éprises d’expressionnisme ripoliné, de correspondances à la con (les expulsions renvoient vers la rafle du Vel d’Hiv, remarquablement rapportée par le Losey de Monsieur Klein en 1976). On parlait récemment, en référence à l’article de Richard Brody (Barbier scénarisa Le Péril jeune et sort de la Fémis, qu’on se le dise !), d’immolation volontaire, de vie et de film dans les flammes : rien de tout ceci ne surgit ici, et ce tas de cendres si propre sur lui ne méritait, en terrain miné, que de se faire descendre, en rime à la descente stérile dans leur fosse dangereuse des fantômes d’une période et d’un pays aujourd’hui au bord de l’incendie – ou de la glaciation, sur grand écran et au-delà, gla-gla.  


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir