De Palma : À bout de souffle


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Noah Baumbach & Jake Paltrow.


Cela commence mal, par le début de Sueurs froides (poursuite sur les toits, glissade, gouttière et patatras, voilà, voilà), film « brechtien » remémoré avec révérence par l’intéressé ; cela ne se termine guère mieux, par une photographie de plateau de Redacted (réalisateur debout, la victime musulmane, martyrisée par les petits gars du sale Oncle Sam en Irak, à ses pieds), propre à ravir les féministes rancunières « outragées » par Pulsions. Entre les deux, Brian De Palma, en bleu marine (pas celui de notre walkyrie nationale très bas du front), bras croisés, mains frottées (pour le Rapido d’Antoine de Caunes, à l’époque des Incorruptibles, Christophe Gans le filmait en contre-plongée, sa main en amorce à la Mr. Arkadin), le regard au plafond ou pointé vers sa gauche, souvent jovial (pour information, ce sacripant impénitent de Sean Penn susurre à l’oreille du pauvre Michael J. Fox, Candide au Vietnam, un plaisant « acteur de télé »), cadré dans un quasiment unique plan rapproché, devant la cheminée éteinte (symbole explicite) du séjour du sieur Paltrow, parle, parle, parle. Oh, il ne parle pas pour ne rien dire – presque pire : il parle pour dire, formuler, ce que n’importe qui d’un peu familier de son œuvre connaît, par cœur, votre honneur (l’objection d’une dimension éducative se voit non retenue, car cette logorrhée ne s’adresse certes pas au premier venu, au spectateur de hasard, au mythique « néophyte »). Durant cent cinq minutes (quintessence supposée des trente heures du tournage mensuel, au secours), il monologue (il dit « toute la vérité »), entrecoupé d’extraits illustratifs, jamais dialectiques, a contrario ou à contretemps.


Classé en « documentaire » (abus de langage à l’usage de ceux qui méconnaissent le dictionnaire, pour paraphraser Paul Valéry), De Palma ne déçoit pas (que pouvait-on sérieusement attendre des deux auteurs invisibles, muets, faiseurs de second plan modestement relégués dans leur bicéphale hors-champ ?), il confirme les craintes et une attristante évidence. En l’état (de ses artères, du système hollywoodien), la filmographie qui sut tellement nous séduire, nous bouleverser, nous questionner, s’achèvera donc, désormais, sur un naufrage (Passion le mal nommé), sur du verbiage (confondu avec un récapitulatif hommage). Le métrage au goût de cendres, présenté à Venise, démontre ainsi, par l’absurde, à la fois l’emprise généralisée de l’anecdote (de « l’histoire orale » substituée à l’Histoire en perspective, de préférence critique, cf. nos articles consacrés à Midnight Movies ou Electric Boogaloo) dans le paratexte paresseux des images (le proustien Obsession se voit ravalé au fond de teint « à la truelle » de Mister Robertson) et l’immense fatigue d’un homme âgé, que l’on entrevoit, une poignée de secondes enfin en extérieurs, se déplaçant, seul, avec difficulté, en « surcharge pondérale » (litote politiquement correcte de diététicien hitchcockien), après des propos (et une citation en rapport de William Wyler) sur la résistance physique nécessaire pour tourner, sur l’épuisement causé par le cinéma, notoire « mort au travail », en masse (en équipe) et dans le détail. Passion sentait le sapin, De Palma enfonce le clou (du cercueil, par exemple celui de Jake Scully) et souligne qu’il convient de se méfier davantage des fans émollients que des stimulantes hostilités (chez BDP ou dans la « vraie vie », motus sur les désolants « réseaux sociaux », les amitiés et les amours trahissent toujours, tandis que les adversaires et les ennemis affichent une fidélité sans faille), que le biographe, ou l’auditeur, ou le commentateur, s’avèrent constamment, désespérément, inférieurs à leur sujet, à moins de s’appeler Stefan Zweig  (Hitchcock, tant mieux pour lui, sut trouver en Truffaut, flanqué de l’énamourée Helen Scott, secrétaire-traductrice, un VRP de luxe, un évangéliste « du métier », puis, en la personne de Donald Spoto, une sorte de Giorgio Vasari prompt à la psychobiographie, mais pas exempt de pertinence, même si Patricia peina à retrouver son papa dans ses travaux, dixit David Cronenberg).


De Palma, lui, devra se contenter d’un recueil d’entretiens avec deux journalistes français « spécialisés », auquel on peut parfois préférer ceux du Canadien avec Serge Grünberg, de David Lynch « cuisiné » par Chris Rodley, en sus de cette « autobiographie » d’oracle autarcique, dans le silence et le désert, déguisée en immobiles feuillets dignes du Reader’s Digest. La Camarde nous crèvera tous (nous enculera à la Rocco Siffredi, autre protagoniste de récents « mémoires » apparemment dépressifs, « l’étalon italien », not Stallone, imaginable en anachronique et sombre consultant éclairé de Body Double), détiendra in fine le « dernier mot », dans le sillage de la vieillesse, « charogne » d’un proverbe sicilien repris par Nick Tosches dans sa vivante évocation de Dean Martin (Dino, autrefois publié par Rivages), personnage au croisement de Blow Out (les démons de l’autodestruction) et de Snake Eyes (le glamour mortifère des casinos) ? Bien sûr, ceci aussi, nul ne l’ignore. Et alors ? Puisque demain constitue un autre jour, affirmait Scarlett à contre-jour du crépuscule embrasé d’Atlanta, le monde (« est à toi », à Paul Muni ou à Tony Montana) continuera à (mal) tourner, le cinéma également, ce qu’il en reste, ce qui survit, ce qui parvient (pour combien de temps ?) à faire illusion, ou à renaître avec rareté, radicalité (à « saisir le vif » d’outre-tombe, refus d’amnésie et motif mémoriel, métaphorique, iconisé via la coda de Carrie au bal du diable). Dire adieu à l’univers admirablement sincère, à l’intelligence du cher et grand master (pas seulement de l’horror, pas uniquement menstruelle), revient finalement à « faire le deuil » de sa propre adolescence, de sa jeunesse « faustienne » (façon Phantom of the Paradise) de cinéphile (aura réflexive), de citoyen (conscience politique), à l’instar des nombreux personnages dont ses films content, racontent, persisteront à chroniquer, pour les générations postérieures, successives (vœu pieux davantage qu’espérance étayée, hélas), la mort annoncée, le trépas de cinéma en cover (un certain Jean-Pol Brissart double le cinéaste en voice-over) du décès matriciel et spectaculaire de ce goujat (aux « fréquentations » mafieuses) de JFK.


Rien de grave, au fond (de la tombe du voyeur préoccupé par « l’origine du monde » d’un simulacre désiré, courbé, pénétré à la perceuse de BD), juste les « choses de la vie », avec Romy ou Holly Body, le final cut définitif d’ici(-bas), L’Impasse de nos extases et l’inaccessible Paradis (musical, tropical, idéal) de nos agonies, Lang pendue face aux écrans de divertissement et surtout de surveillance, camés à la sinistre modernité. Bye-bye, Brian, et encore merci pour tout ce que vous sûtes nous offrir avec générosité, majesté, intensité, lucidité (l’ensemble méritait de plein droit une maigre « communauté », un kaléidoscope aux allures de split screen, une mosaïque impressionniste en POV, ouais). Votre corpus cinématographique, foncièrement immarcescible (donc « incorruptible », littéralement), gore ou non, dépourvu de misogynie (allez feuilleter quelques « magazines féminins » et l’on en rediscute), aimablement maniériste, méta, mélomane et mélodramatique (un compliment) parle pour vous, laisse loin derrière cet exercice superflu, à la limite de la nécrophilie (retour à Vertigo, so), du making-of discount lesté d’une arrogante totalité (de titre, d’artiste, d’individu). Brian De Palma, heureusement irréductible à ce piètre De Palma, s’en remettra, nous itou, et nous célébrerons longtemps (vraiment ?) son précieux, profond, scopique et politique cinéma, sur ce blog-là ou pas.   

        

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